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Fiscalité des joueurs de poker professionnels : le Conseil d’Etat abat ses cartes. Par Paul Creusat, Élève-avocat.
Parution : jeudi 28 juin 2018
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Trois décisions rendues le 21 juin 2018 par la plus haute juridiction administrative apportent un éclairage attendu sur les règles fiscales applicable aux joueurs de poker professionnels. Plus particulièrement, la décision CE n°412124 confirme que les gains au poker des joueurs professionnels entrent dans l’assiette de l’impôt sur le revenu, ce qui était contesté par le requérant.

I.Taxation des gains aux cartes : une question remise au goût du jour par l’engouement pour le poker.

Les sommes gagnées à l’occasion des jeux de hasard ne sont pas imposables à l’impôt sur le revenu. Cette non-imposition ne relève pas d’une exonération spécifique mais de l’absence de disposition légale prévoyant leur taxation, la jurisprudence considérant traditionnellement que le jeu n’est ni une occupation ni une exploitation lucrative entrant dans le champ de l’impôt sur le revenu.

Dans l’affaire présentée, le requérant s’était montré particulièrement doué sur le tapis vert. Au titre de la seule année 2010, il avait amassé plus de 169.000 € de gains en participant à 24 tournois. Considérant que ces revenus n’étaient pas taxables, il s’est abstenu de les déclarer auprès du fisc.

L’administration fiscale, à la suite d’un examen de la situation fiscale du requérant, a rehaussé ses bases d’imposition à hauteur des gains non déclarés.

Pour l’administration, jouer au poker constituait pour le contribuable une activité entrant dans le champ des occupations, exploitations lucratives et sources de profits imposables de l’article 92 du Code Général des Impôts (CGI), que les fiscalistes connaissent comme « l’article balai » permettant d’imposer des revenus inqualifiables par ailleurs.

Les services fiscaux ont ainsi appliqué la doctrine officielle de l’administration [1], qui précise que les gains réalisés par les joueurs de poker professionnels relèvent des bénéfices non commerciaux lorsque :
- Le jeu est exercé de façon habituelle ;
- Le jeu est exercé dans des conditions assimilables à une activité professionnelle.

L’administration considère que le poker n’est pas un jeu de « pur hasard » dès lors qu’un joueur talentueux peut supprimer voire atténuer fortement l’aléa « normalement inhérent aux jeux de hasard », ce qui justifie selon elle l’imposition.

Cette position de l’administration a été suivie par le Tribunal administration de Montreuil, saisi en première instance [2]. Elle ensuite a été confirmée par la Cour administrative d’appel de Versailles le 4 mai 2017. [3] C’est ce dernier arrêt qui était contesté par le requérant devant le Conseil d’État.

Le Conseil d’État avait déjà dû se pencher sur la question de la fiscalité des gains tirés des jeux de cartes, à la fin des années 1960 : il avait jugé à l’époque que la pratique amateur du bridge ne constituait pas une occupation ou exploitation lucrative imposable. [4]

La question présentée devant le juge administratif présentait un intérêt tout particulier puisqu’un arrêt de la Cour de cassation rendu en 2013 qualifiait le poker de jeu de hasard, ce qui semblait aller dans le sens du requérant.

II. Gagner au poker : heureux hasard pour le juge judiciaire, habileté taxable pour le juge de l’impôt.

De nombreuses variantes du poker existent mais le principe de base reste constant : les joueurs reçoivent des cartes de façon aléatoire et parient sur la valeur de la main ainsi constituée, l’objectif étant de remporter un pot constitué des mises des différents joueurs.

Chaque joueur recevant une main tirée au sort par le croupier (ou l’ordinateur dans le cas de parties en ligne), il est aisé de constater l’existence d’un aléa, les joueurs ne pouvant connaître à l’avance la main qu’ils détiendront.

C’est pourquoi le requérant soutenait que le poker était un jeu de hasard et donc que les revenus qu’il en percevait n’étaient pas imposables.

Il avait développé en ce sens une argumentation particulièrement intéressante puisqu’il mettait en exergue le fait que le Code Général des Impôts lui-même prévoit que sont considérés comme des jeux de hasard tous les jeux d’argent, dont les jeux de cartes. [5]

Par ailleurs, il soulignait que dans une affaire rendue en matière de réglementation des maisons de jeu, la Cour de cassation avait considéré que « le poker est un jeu dans lequel la chance prédomine sur l’habileté et les combinaisons de l’intelligence ». [6]

Qualifier le poker de jeu de hasard aurait conduit à écarter l’imposition des gains qui en sont tirés, l’intention lucrative du joueur devant être écartée en présence d’un jeu aléatoire.

Le juge administratif ne s’est pas laissé convaincre par cette démonstration. Il reprend dans sa décision l’argumentation déjà développée par la cour administrative d’appel de Versailles et juge que « la pratique habituelle d’un jeu d’argent opposant un joueur à des adversaires, lorsqu’elle permet à ce dernier de maîtriser de façon significative l’aléa inhérent à ce jeu, par les qualités et le savoir-faire qu’il développe et [qui] lui procure des revenus significatifs » est une occupation lucrative dont les revenus sont imposables.

Le Conseil d’État pose ainsi trois conditions cumulatives à l’imposition des sommes gagnées au poker :
- Les gains doivent être issus d’une pratique habituelle ;
- Le contribuable doit avoir développé un savoir-faire lui permettant de maîtriser l’aléa ;
- Les gains doivent constituer des revenus significatifs.

En pratique, on devine que cette solution devrait conduire à l’assujettissement des joueurs aguerris dès lors qu’ils tirent du poker des revenus non anecdotiques. On notera toutefois que la décision du Conseil d’État précise que les gains doivent procurer au contribuable des revenus significatifs.

Cette précision pourrait être l’objet de futurs débats entre les joueurs et les agents du fisc, le juge n’ayant pas donné d’indication sur la façon d’apprécier le caractère significatif ou non des revenus gagnés au poker. Dans le cas du requérant, ses gains au jeu étaient largement supérieurs à ses autres revenus, ce que le Conseil d’État semble avoir considéré comme suffisant pour qualifier les revenus de significatifs.

Paul Creusat Élève avocat Retrouvez-moi sur LinkedIn : https://www.linkedin.com/in/paul-creusat/

[1Réponse Filipetti, JOAN du 15 novembre 2011, p. 12011, publiée au BOFIP : BOI-BNC-CHAMP-10-30-40, n°20

[2TA Montreuil, 20 octobre 2016, n°1504931

[3CAA Versailles, 4 mai 2017, n°16VE03203.

[4CE, 12 juillet 1969, n°75976.

[5Article 126 du CGI, annexe 4.

[6Cour de cassation, ch. crim., 30 octobre 2013, n°12-847884.