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Forum parlementaire de la legaltech : comment les technologies doivent-elles servir la justice et le justiciable ?
Parution : mercredi 11 juillet 2018
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Le 18 juin 2018 a eu lieu le premier forum parlementaire de la legaltech, organisé par la Commission des lois, en partenariat avec Open Law et le Village de la Justice, pour aborder le vaste sujet de la technologie au service de la Justice.
Si la question concerne évidemment les legal start-up, les professions réglementées, les juridictions et les législateurs, l’acteur central de cette problématique reste le justiciable. Comment ces technologies peuvent-elles mieux servir ses droits ? Et comment le protéger des dérives ? Professions du droit, entrepreneurs, institutionnels, ou encore universitaires se sont donc réunis, au cours de trois tables rondes, pour évoquer ces problématiques.

Le Village de la Justice vous présente ici les grandes lignes des riches débats qui ont eu lieu tout au long de cette journée, notamment lors des deux table-rondes que nous animions.

La première table ronde a abordé les questionnements autour de la dématérialisation de l’accès à la justice, avec la résolution amiable des litiges et la saisine des juridictions en ligne.

Si les objectifs de telles solutions sont multiples (réduction des coûts, désengorgement des tribunaux, etc.), le premier est de faciliter l’accès à la Justice et de rapprocher le justiciable des solutions de droit à sa disposition.
Dans cette optique, « l’ouverture des systèmes d’information du ministère de la Justice nous tient à cœur pour le développement de l’écosystème des legaltech, pour que l’on puisse transmettre des documents à l’administration judiciaire, et montrer que la saisine des juridictions est extrêmement aisée en cas d’échec de la procédure amiable » a souligné Léonard Sellem, directeur général de Demanderjustice.com – déplorant dans le même temps que la disposition du projet de loi pour la programmation de la Justice prévoyant que ces plateformes en ligne puissent se connecter au réseau pour déposer des fichiers d’introduction d’instance ait disparu.

La dématérialisation de l’accès à la justice, une table-ronde animée par Clarisse Andry de la Rédaction du Village de la Justice.

Cet accès à la justice prend en compte tous les profils des justiciables, y compris « les personnes qui sont en situation de précarité, qui ne se résume pas à la fracture numérique , a précisé Jeanne Daleau, adjointe au chef de projet Portalis à la direction des services judiciaires du ministère de la justice. Les procédures dématérialisées ne seront pas obligatoires, et les justiciables pourront toujours saisir la Justice par la voie classique. Délivrer cette information dans le cadre de justice.fr notamment ne reste qu’un facilitateur. Il permet de garantir la fiabilité de cette information, et surtout d’orienter le plus facilement possible le justiciable. »

Ces plateformes de résolution amiable des litiges ou de saisine de la Justice, qu’elles soient publiques ou privées, se sont construites avec les professions réglementées. Pour Anne-Sophie Reynaud, Head of business development d’eJust, « travailler avec les auxiliaires de justice est indispensable. Il y a un tel enjeu de crédibilité, un tel besoin de faire connaître ces sujets y compris aux acteurs du droit. Le modèle d’arbitrage en ligne est beaucoup plus disruptif que la technologie que l’on utilise. On est sur l’innovation en terme d’usage, aussi bien pour les professionnels que pour les justiciables. » Mais la collaboration avec les autres plateformes est aussi « évident en terme de développement commercial », pour proposer des « offres complémentaires » et « mieux guider le justiciable vers l’offre qui lui convient ».

La relation entre les acteurs pose aussi la question de celle entre le public et le privé. «  N’est-on pas en train de céder toute une partie du marché du droit au secteur privé ? s’est interrogé Harry Allouche, avocat, membre de L’Incubateur du barreau de Paris, référent auprès de Station F. Derrière toute logique commerciale, il y a des logiques d’investissement, et les investisseurs peuvent être étrangers. Ces acteurs vont vouloir un retour sur investissement, donc que l’on applique le modèle économique à la société dans laquelle ils ont investi. » Léonard Sellem estime néanmoins que « vouloir introduire un avocat systématiquement aux côtés du justiciable reviendrait à faire supporter ce coût au contribuable et fermer les portes de la Justice pour toute une série de litiges pour lesquels l’appel à un avocat n’est économiquement pas viable. »

« La résolution des litiges dans le monde physique existe depuis très longtemps, a expliqué Cyril Murie, directeur général de Medicys. On a l’impression que le numérique est un objectif en soi, alors que c’est un outil, un moyen pour résoudre des problèmes. Le seul point dont on doit être garant c’est la qualité de service. »
Vient alors la question de la régulation, comme l’a souligné Jean-George Betto, membre du conseil de l’ordre des avocats de Paris : "L’un des enjeux est d’adapter à cette nouvelle ère numérique le processus qualité qui était engagé dans la consultation juridique et le processus judiciaire. Comment s’assurer que, dans le monde du digital, le justiciable ait les mêmes garanties ? »

La vidéo de cette table-ronde est consultable sur le site du Sénat.

La deuxième table ronde revenait sur la « justice prédictive » ou quantitative, et le rôle que ces outils peuvent occuper dans le travail du magistrat ou de l’avocat.

Le président de la Commission des lois du Sénat, Philippe Bas, à l’initiative de cette journée.

Une première mise au point, d’abord : il faut « en finir avec le terme de ’justice prédictive’ » a affirmé Sebastien Bardou, directeur marketing de LexisNexis, car le terme véhicule beaucoup de fantasmes. « Nous sommes très loin de ‘Minority Report’ ! ». D’autant que, pour Jacques Lévy Vehel, fondateur de Case Law Analytics et directeur de recherches en mathématiques, « il y a une croyance chez les juristes qu’on pourrait prédire le futur en s’appuyant sur des statistiques passées » qui « n’a pas de sens ».

Les outils de justice quantitative permettent surtout d’avoir une analyse chiffrée d’un contentieux juridique, au vu des jurisprudences. Et cette analyse ne peut pas se passer du regard du juriste. Louis Larret-Chahine, co-fondateur de Predictice, a ainsi défini son outil comme « un scanner » : « nous rendons ces éléments, qui étaient cachés dans la masse d’informations, apparents. Et il replace le professionnel au centre, car il faut le professionnel pour analyser la radio ».

Ces nouveaux outils viennent en soutien de la relation-client des professions du droit. « Des scénarios d’usage de Predictice se dégagent, et le principal est l’export des données recherchées, afin d’améliorer la relation client. Il permet de renforcer la place du professionnel auprès du justiciable, et dans la société. » Car « les clients commencent à demander ce type d’analyse quantitative sur les chances de succès d’un dossier, mais aussi à s’interroger sur la juridiction la plus à même d’aller dans leur sens, selon les juges » a confirmé Antoine Chatain, membre du conseil de l’ordre des avocats de Paris. Pour Jean-Manuel Caparros, Responsable Marketing, Digital et Communication de AXA Protection, « ces outils dépassionnent et désacralisent le droit. Et le justiciable, en sachant mieux ce qu’il se passe, sera davantage acteur, et co-créateur avec l’avocat ».

La justice quantitative n’est cependant pas encore en adéquation avec les autres usagers potentiels : les magistrats. Xavier Ronsin, premier président de la Cour d’appel de Rennes, est ainsi revenu sur le test de Predictice par sa juridiction, qui a été pour lui « un échec » et « une source de frustration » car il n’a pas répondu à leurs besoins. « Nous restons en attente d’une approche analytique des appréciations de fait ».

Ces retours sont importants, car les legal start-up ont besoin des juristes pour créer des outils adaptés à leurs besoins. Sébastien Bardou a ainsi affirmé que « l’une des vraies questions est de savoir qui se sert de l’outil d’analyse, car les attentes ne sont pas les mêmes » selon les professions. Et Case Law Analytics travaille également en co-développement avec les professionnels : « Les juristes doivent nous dire ce dont ils ont besoin pour l’adapter » a expliqué Jacques Lévy Véhel.

La dernière table ronde a enfin abordé le rôle que la puissance publique doit jouer dans le développement et la régulation de la legaltech au service de la justice.

Le premier constat est que la justice doit se saisir de ces outils numériques qui sont en train de se développer. Pour Antoine Garapon, secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice, « le numérique n’est pas anti-institutionnel, mais il se pose en concurrence des institutions » avec un risque de « ringardisation de la justice », car jugée trop lente. « Les réformes marcheront quand on aura compris que le citoyen doit être en leur centre. »

Du point de vue des magistrats, ces legaltech, comme tout outil, présentent à la fois des avantages et des risques. Pour Louis Boré, Président de l’ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, la mise en place de ces outils pose notamment la question de la place de l’homme et de la machine, car « on a du mal à concevoir une justice sans homme ». Dans le même temps, « l’élaboration des machines libère l’homme de taches mécaniques, aliénantes, qui ne sont pas humaines ». « Les risques et les biais sont à regarder avec beaucoup plus d’attention du côté de la justice que du droit, a souligné Bertrand Warusfel, avocat et professeur à l’Université Paris 8. Les juridictions doivent utiliser ces outils numériques avec beaucoup de précaution. Le juge doit garder une certaine autonomie vis-à-vis des outils que les acteurs du droit auront utilisés, et ne devra pas en être dépendant. »

Mais les risques de dérives dépassent le cadre de la magistrature. Marie-Aimée Peyron, Bâtonnier de Paris, a ainsi affirmé que « le plus important est la sécurité juridique, et que le client ne soit pas trompé ». Pour ce faire, « il faut que les legaltech soient composés à 51% minimum d’avocats ». Pour Guy Canivet, ancien premier président de la Cour de cassation et ancien membre du Conseil constitutionnel, « l’autorégulation des acteurs ne peut suffire, et la puissance publique doit intervenir », notamment face au risque de l’arrivée d’entreprises étrangères, « ce qui n’est pas sans danger, y compris pour le droit français. La justice numérique ne doit et ne va donc pas échapper à la régulation, interne et externe, du droit et de l’éthique ». Thierry Wickers, ancien président du Conseil national des barreaux, a également pris l’exemple d’un logiciel introduit par les magistrats américains, censé prédire la récidive, afin de montrer les biais possibles, notamment la reproduction par l’algorithme des discriminations déjà présents dans la société. Et cet algorithme étant protégé par le secret des affaires, impossible d’en contrôler son fonctionnement.

La régulation est donc indispensable, et « le législateur comme hautes juridictions ont une responsabilité dans la régulation de ces outils », selon Bruno Pireyre, président de chambre à la Cour de cassation et directeur du service de documentation des études et du rapport. « Le propre de notre démocratie de délibération et d’opinion impose au législateur et au juge la délibération qu’appelle la confrontation de ces valeurs. » Par quels moyens ? Jean Lessi, secrétaire général de la CNIL, en a énuméré quatre : le « droit dur », les « recommandations et les bonnes pratiques », la « co-régulation », émanant des acteurs privés eux-mêmes, et enfin « l’éthique ».

La vidéo de cette table-ronde est consultable sur le site du Sénat.

Cette journée de débat s’est achevée avec l’intervention de la ministre de la Justice, Madame Nicole Belloubet.

La Ministre de la Justice Nicole Belloubet a clos la journée.

La Garde des Sceaux a ainsi affirmé que l’objectif du projet de loi de programmation de la Justice, qui sera présenté à l’automne au Parlement, est de « vivifier la Justice par le numérique ».
538 millions d’euros d’investissement financeront notamment quatre actions phares : Portalis pour la Justice civile (sans supprimer l’accueil physique), la procédure pénale 100% en ligne à 100%, la dématérialisation de l’aide juridictionnelle, et enfin le numérique en détention.

Deux autres enjeux se présentent également, en matière de technologie. D’une part, le développement et la protection de l’Open data de la Justice, afin de fournir une donnée accessible à tous et sécurisée pour le justiciable, car « il y a là un grand potentiel d’innovation, y compris pour le ministère ».
D’autre part, l’étude de la régulation des algorithmes : « La puissance publique songe à créer un environnement de confiance, basée par ex sur une certification officielle, excluant les algorithmes sans professionnel du droit. »

La vidéo de l’intervention de Nicole Belloubet est consultable sur le site du Sénat.

On pourra aussi retrouver ici en vidéo les interventions sur des essais de cartographie et de descriptif de l’environnement de la Legaltech en France, avec Clementina Barbaro (Représentante de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice du Conseil de l’Europe) et Benjamin Jean d’OpenLaw.

Clarisse Andry Rédaction du Village de la Justice