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Les sanctions juridiques pour faits d’espionnage. Par Alexis Deprau, Docteur en droit.
Parution : vendredi 20 juillet 2018
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Fin mai 2018, deux ex-agents de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) ont été mis en examen pour « intelligence avec une puissance étrangère », les deux hommes étant suspectés d’avoir été « retournés » par la Chine.
Dans la mesure où les actes d’ingérence portent directement atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation [1], de lourdes sanctions sont prévues par la législation française pour y faire face. Cependant, face à la difficulté d’apporter une réponse pénale pour espionnage et dans un souci de diplomatie, l’État français peut préférer le recours aux mesures d’expulsion.

I - Les mesures administratives d’expulsion des espions.

Les premières expulsions d’espions ont eu lieu au début de la Guerre froide : par exemple, M. Kubik, en 1949, qui était un agent du service tchécoslovaque (ou StB) ; M. Kobakhidzé, expulsé en 1950 car il travaillait pour le MGB soviétique ; ou encore, M. Dimitrikareas, un agent du Parti communiste grec (KKE) découvert en 1952 et, expulsé en 1957 [2].

Entre 1947 et 1961, le travail de la Direction de la surveillance du territoire (DST) a permis « l’expulsion de 1 200 ressortissants étrangers, le refoulement de 2 500 personnes à la frontière, l’expulsion de 75 diplomates, le refus de 600 naturalisations, le retrait de la nationalité française à 30 naturalisés, la dissolution de 140 associations et, enfin, l’interdiction de 120 journaux étrangers  » [3].

Le 5 avril 1983, à la demande du Président de la République François Mitterrand, les autorités administratives procédèrent à l’expulsion de 47 agents travaillant pour les services de renseignements soviétiques (le KGB et le renseignement militaire ou GRU « responsable de l’ensemble du cycle du renseignement nécessaire à la conduite militaire stratégique et opérative » [4]), à la suite de l’affaire Farewell [5].

Parmi les expulsés, « quarante de ces agents sont des diplomates, dont trois en poste à l’Unesco, deux sont des journalistes de l’agence presse Tass et cinq sont des fonctionnaires de diverses organisations commerciales » [6].
Les Britanniques avaient déjà procédé eux aussi à l’expulsion de 105 Soviétiques, le 30 août 1971, quand un officier du KGB installé à Londres avait fait des aveux aux autorités britanniques [7].
Entre 1946 et 2001, ce furent 401 diplomates et ressortissants russes qui ont été expulsés des pays membres de l’OTAN (Canada, Royaume-Uni, France, États-Unis et Pologne) et du Congo [8]. Même après l’effondrement de l’URSS, quatre agents de renseignement russes furent encore expulsés, en octobre 1992 [9], pour avoir recruté un physicien du Commissariat à l’énergie atomique en 1988, car ce dernier fournissait des informations concernant l’équipement militaire français contre de l’argent.

Concernant l’espionnage effectué par États-Unis à l’encontre de la France, le Ministre de l’Intérieur Charles Pasqua procéda à l’expulsion de cinq citoyens américains en février 1995. En effet, la Direction de la surveillance du territoire (DST) les soupçonnait fortement car, une longue enquête et des surveillances avait conclu à des tentatives d’ingérence. Plus précisément, cette « enquête de la DST a permis d’établir des actes d’ingérence d’un service de renseignement américain par l’intermédiaire d’un haut fonctionnaire français. J’en ai informé l’ambassadeur des États-Unis à Paris à qui j’ai fait savoir de la manière la plus ferme que ces agissements ne pouvaient être tolérés et que leurs auteurs ne sauraient demeurer sur le territoire français » [10]. Il s’est avéré par ailleurs que la femme agent de la CIA était tombée amoureuse de sa cible française, qui négociait les accords du GATT pour la France, et qui pour sa part agissait pour le compte de la DST [11]. Les services français incriminèrent ainsi ces agents américains pour avoir espionné la France dans l’idée de connaître les positions françaises [12] concernant la négociation de l’Accord général sur les tarifs douaniers (GATT [13]).

II - Les réponses pénales apportées à l’espionnage.

Pour compléter le travail des services de renseignement, des poursuites pénales pour espionnage sont prévues et ont été appliquées de manière récurrente pendant la Guerre froide. Rarement appliquées aujourd’hui, le Code pénal prévoit cependant toujours une liste d’infractions pour les actes de trahison ou d’espionnage.

A. Les poursuites pénales pour espionnage durant la Guerre froide.

Les premières peines de prison pour espionnage lors de la Guerre froide commencèrent dès 1949, avec pour exemples :
-  agent du service de renseignement yougoslave (UDB) condamné à 5 ans de prison ;
-  la même année, un agent tchécoslovaque du Stb a été quant à lui condamné à 4 ans de prison ;
-  toujours en 1949, un agent du service de renseignement polonais fut condamné à 7 ans de prison, puis échangé ;
-  en 1953, Simone B., une fonctionnaire qui travaillait au Quai d’Orsay fut condamnée pour espionnage car elle renseignait le service yougoslave de l’UDB ;
-  enfin, M. Kubal-Fournier fut condamné à 4 ans de prison pour espionnage à l’égard d’un service de renseignement non identifié [14].
Ainsi, entre 1947 et 1961, 413 personnes ont été traduites en justice grâce au travail de la DST pour des actions d’espionnage par des pays du bloc de l’Est. [15].

Alors que la Cour de sûreté de l’État fut été créée pour juger les actes d’atteinte à la sûreté de l’État commis en Algérie, elle traita à partir de 1963, de ce qui concernait aussi les sanctions appliquées aux agents étrangers. En ce sens, « les atteintes à l’autorité de l’État ne furent dès lors plus jugées par les tribunaux militaires, mais par cette juridiction spécialisée, de facto compétente pour les faits d’espionnage » [16]. A titre d’exemple, le démantèlement d’un réseau d’espionnage est-allemand par la DST, en 1966, a permis de condamner quatre ressortissants allemands à des peines allant de 12 ans à 20 de détention criminelle, par la Cour de sûreté de l’État, le 27 avril 1967 [17].

Entre 1970 et la chute du mur de Berlin, une quinzaine d’arrestations et de condamnations eurent lieu à l’encontre d’agents de l’Est, à l’image de Georges Beaufils un ancien résistant des Francs-Tireurs Partisans (FTP), reconnu coupable en 1978 d’avoir espionné pour le compte du GRU, ou encore Bernard Boursicot condamné, en 1980 en raison des informations qu’il livrait à l’URSS et à son amant membre du Parti communiste chinois alors qu’il travaillait à l’ambassade de France à Pékin [18].

B. Les sanctions prévues aujourd’hui pour les actes de trahison ou d’espionnage.

L’espionnage et la trahison se retrouvent au chapitre 1er du Titre 1er du Livre IV de la partie législative du Code pénal « De la trahison et de l’espionnage », avec les articles 411-1 à 411-11. Il faut savoir que la dénomination change en fonction de la nationalité de l’auteur de l’acte, à savoir qu’un national sera inculpé pour trahison (intelligence avec une puissance étrangère), quand un étranger sera inculpé pour espionnage.

Il y a aussi une différence à faire entre le national civil et militaire. En effet, le militaire voit des sanctions similaires intégrées dans le Code de justice militaire. [19].
Pour ce qui concerne l’étranger, il est quant à lui inculpé d’espionnage pour les mêmes faits comme le prévoit l’article 411 du Code pénal : « les faits définis par les articles 411-2 à 411-11 constituent la trahison lorsqu’ils sont commis par un Français ou un militaire au service de la France et l’espionnage lorsqu’ils sont commis par toute autre personne ».

Le législateur a regroupé dans cette catégorie un large panel d’actes sanctionnés lourdement pour les atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation :
- la livraison de troupes, de matériel militaire ou d’une partie du territoire national « à une puissance étrangère, à une organisation étrangère ou sous contrôle étranger » [20] est sanctionnée par l’article 411-2 du Code pénal, tout en sachant que l’expression de puissance ou d’organisation étrangère permet d’englober des États mais aussi d’autres organisations non étatiques comme des organisations terroristes [21] ;
- la notion de puissance étrangère ou d’organisation étrangère apparaît aussi aux articles 411-4 et 411-5 du Code pénal sanctionnant l’intelligence avec une puissance étrangère. La difficulté réside dans l’absence de définition de l’intelligence avec une telle puissance ou organisation étrangère même si la jurisprudence « retient le plus souvent au titre des « intelligences » avec une puissance étrangère la fourniture de documents [22] ou d’informations mais elle a également retenu des contacts [23] ou des relations entre l’inculpé et des agents étrangers » [24].
- la livraison d’informations à une puissance étrangère est punie par l’article 411-6 du Code pénal pour toute personne qui livrerait à un État ou une organisation étrangère « des renseignements, procédés, objets, documents, données informatisées ou fichiers dont l’exploitation, la divulgation ou la réunion est de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation » ;
- le sabotage est quant à lui prévu à l’article 411-9 du Code pénal. Cette incrimination s’applique lorsqu’il est porté atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation par « le fait de détruire, détériorer ou détourner tout document, matériel, construction, équipement, installation, appareil, dispositif technique ou système de traitement automatisé d’informations ou d’y apporter des malfaçons » ;
- par ailleurs, la fourniture de fausses informations est aussi comprise comme acte de sabotage s’il a pour « fait de fournir les intérêts d’une puissance étrangère ou sous contrôle étranger, aux autorités civiles ou militaires de la France des informations fausses de nature à les induire en erreur et à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation » [25]. A la différence du sabotage classique, cette sanction pénale va se focaliser sur les entreprises qui essaieraient de fournir de fausses informations afin d’induire en erreur les autorités françaises [26] ;
- enfin, le Code pénal prévoit aussi à l’article 411-11 la sanction pour toute provocation à l’espionnage et à la trahison.

Hormis la mise en examen des deux anciens agents de la DGSE pour « trahison », c’est donc surtout l’outil administratif de l’expulsion qui est utilisé aujourd’hui. Il faut mettre cependant de côté l’expulsion des 60 ambassadeurs et/ou « espions » russes des États-Unis et de l’Union européenne, car cette expulsion était moins liée à une affaire d’espionnage à proprement parler que d’une mesure de rétorsion après l’affaire « Skripal ».

Alexis Deprau, Docteur en droit, élève-avocat à l'EFB

[1CP, art. 410-1

[2FALIGOT (R.) et KROP (P.), DST police secrète, Flammarion, Paris, 1999, p. 150-151.

[3GOMART (T.), « Les services de renseignement français face à la menace soviétique au début des années soixante (1958-1964) », pp. 203-220, in WARUSFEL (B.) (dir.), Le renseignement. Guerre, technique et politique (XIXe – XXe siècles), Lavauzelle, Paris, 2007, p. 209.

[4Glavnoyé Razvédyvatel’noyé Oupravléniyé (GRU), littéralement Direction principale du renseignement, le GRU est le service du renseignement militaire, in BAUD (J.), Encyclopédie du renseignement et des services secrets, Charles Lavauzelle, 2002, p. 318.

[5L’affaire Farewell est évoquée dans le cadre du renseignement économique et scientifique exercé par les Soviétiques au § 2 sur l’espionnage industriel

[6D’AUMALE (G.) et FAURE (J.-P.), Guide de l’espionnage et du contre-espionnage, Le cherche midi éditeur, Paris, 1998, p. 160.

[7NART (R.) et DEBAIN (J.), L’affaire Farewell vue de l’intérieur, Nouveau monde éd., Paris, 2013, p. 201.

[8Ibid.

[9ZAMPONI (F.), La police. Combien de divisions ?, Ed. Dagorno, Paris, 1994, p. 83.

[11DENOËL (Y.), Le livre noir de la CIA, Nouveau monde éd., Paris, 2007, p. 304.

[12d’AUMALE (G.) et FAURE (J.-P.), op. cit., 1998, p. 161.

[13Acronyme anglais pour General Agreement on Tariffs and Trade

[14FALIGOT (R.) et KROP (P.), op. cit., 1999, p. 150-151.

[15GOMART (T.), op. cit., 2007, p. 209.

[16LAURENT (S.-Y.), « Quand la DST surveillait et arrêtait un réseau d’espionnage est-allemand en France (1966-1967), pp. 345-358, in (S.-Y.)LAURENT (dir.), Les espions français parlent. Archives et témoignages inédits des services secrets français, Nouveau Monde éd., Paris, 2011, p. 345.

[17Ibid., p. 347.

[18WARUSFEL (B.), Contre-espionnage et protection du secret. Histoire, droit et organisation de la sécurité nationale en France, Ed. Charles Lavauzelle, 2000, p. 79-81.

[19Ces sanctions sont prévues au Chapitre 1er « De l’espionnage et de la trahison en temps de guerre » du Titre III du Livre II de la partie législative du Code de justice militaire, plus précisément aux articles L. 331-1 et suivants du Code de justice militaire.

[20CP, art. 411-2.

[21GUIMEZANES (N.) et TUAILLON (C.), Droit pénal de la sécurité et de la défense, L’Harmattan, Paris, 2006, p. 38.

[22Cass. crim., 4 janvier 1990, Bull.. crim.., n°4.

[23Cass. crim., 17 février 1987, Tscheu, Bull. crim., n°78, Rev. sc. crim. 1987, p. 873 ; Cass. crim., 12 octobre 1988, Droit de l’informatique, 1989/3, note Bertrand Warusfel.

[24GUIMEZANES (N.) et Christophe TUAILLON, op. cit., 2006, p. 41.

[25CP, art. 411-10.

[26GUIMEZANES (N.) et Christophe TUAILLON, op. cit., 2006, p. 45.

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