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La Mise en oeuvre du droit de la concurrence et la nouvelle Affaire Google Androïd. Par Tarek Teras, Docteur en droit.
Parution : mardi 24 juillet 2018
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La très récente décision de la Commission européenne, rendue à l’encontre de Google il y a quelques jours fait vibrer la doctrine et les praticiens de nombreux articles et commentaires. Certains sont pour imposer ce type d’amende record tandis que d’autres s’opposent à cette politique d’amendes astronomiques. Ces derniers, pensant que ces lourdes sanctions pourraient avoir des répercussions contre le bien-être des consommateurs mais aussi affecter les investissements en recherche et développement des entreprises condamnées, appellent à réviser la méthode économique de quantification des amendes européennes.

Dans ma réflexion, j’éviterai de discuter du montant des amendes imposées à la charge d’Alphabet, la société mère de Google, jusqu’à l’émission de la décision intégrale qui me permettrait de mieux comprendre les conséquences dommageables de la pratique. En effet un simple communiqué de presse n’est pas suffisant pour bien cerner le point de vue du Gendarme européen. Néanmoins dans cette modeste réflexion je m’interrogerai sur la mise en œuvre du droit de la concurrence actuelle et sa compatibilité avec le marché des nouvelles technologies.

En effet le 18 juillet 2018 la Commission a pu infliger à Google une amende de 4.34 milliards d’euros pour pratiques illégales concernant les appareils mobiles Android en vue de renforcer la position dominante de son moteur de recherche.

Le marché des nouvelles technologies est très chronosensible, la durée y joue un rôle primordial concernant les capacités concurrentielles des entreprises. C’est pourquoi dans ce commentaire je mettrai en lumière deux points d’importance, selon moi indispensables à l’optimisation du droit de la concurrence en Europe. Le premier étant la recherche de la limitation de la survenue de pratiques anticoncurrentielles sur le marché des nouvelles technologies, en augmentant la capacité dissuasive générale du droit de la concurrence ; et le second étant la nécessité de répondre rapidement à ces pratiques si elles existent déjà sur ce marché.

La capacité dissuasive générale sur le marché des nouvelles technologies.

Aujourd’hui tout particulièrement, la question de disposer d’un moyen de dissuasion efficace s’avère primordial, notamment pour réguler certains marchés comme ceux des plateformes numériques.

En effet, les changements opérés aux conditions de la concurrence sur ce type de marché peut causer des dommages irréparables du fait de l’existence de réseaux et du Big data, éléments très importants dans la fourniture d’un service de qualité aux utilisateurs. Mais ces spécificités impactent aussi le jeu concurrentiel entre entreprises, évincer un concurrent du marché par des pratiques anticoncurrentielles pouvant rendre impossible son retour sur ledit marché.

En l’espèce, la Commission a utilisé cet argument pour justifier l’existence de barrières élevées à l’entrée du marché, précisément concernant des effets de réseau : plus les consommateurs utilisant un système d’exploitation mobile intelligent sont nombreux, plus les développeurs élaborent des applications pour ce système - ce qui, à son tour, attire davantage d’utilisateurs. Ce préjudice économique pour les victimes ou pour l’Économie en général demeurera irréparable même si ultérieurement une condamnation viendra imposer aux auteurs des pratiques de payer les amendes et les préjudices. C’est pourquoi dans ces nouveaux marchés augmenter la dissuasion générale, permettrait de beaucoup mieux éviter la survenue de pratiques anticoncurrentielles.

La rapidité de réponse de l’action autonome par rapport à l’action de suivi.

Commençons par préciser qu’en plus de l’amende imposée par la Commission européenne Google est également susceptible de faire l’objet d’actions civiles en dommages et intérêts pouvant être portées devant les juridictions des États membres par toute personne ou entreprise affectée par son comportement anticoncurrentiel. Les nouvelles directives européennes de 2014 ainsi que l’ordonnance et le décret français du 9 mars 2017 facilitent aux victimes de pratiques anticoncurrentielles l’obtention de dommages et intérêts. Il importe néanmoins de préciser à cet égard que les actions de suivi ne pourront démarrer que très tardivement dans la pratique car il faudra attendre la fin des procédures menées devant les Autorités nationales ou européenne de la concurrence et une décision de condamnation définitive pour pouvoir seulement initier l’action en réparation devant le juge.

En remontant le cours de la jurisprudence, on peut souligner la prodigieuse durée nécessaire à l’efficience des actions publiques et privées. Cette période longue n’est pas tolérable sur ce type de marché bi ou multifaces, à l’image de ceux des plateformes numériques, où les pratiques anticoncurrentielles l’impactent structurellement de telle façon que la concurrence elle-même en est viciée de façon pérenne. L’auteur de telles pratiques, comme je l’ai déjà présenté, en payant les amendes et les préjudices trop tardivement, n’aura dans tous les cas pas à réparer la plénitude de l’atteinte à la concurrence qu’il aura produit.

En effet, la durée d’implantation sur le marché, le temps lui-même, joue un rôle substantiel dans certains modèles économiques notamment en raison des effets de réseau : plus les consommateurs utilisent le service concerné, plus celui-ci devient attrayant pour d’autres consommateurs, ce qui parallèlement à cela, renforce d’autant les barrières à l’entrée sur le marché aux concurrents nouveaux.

Dans ce modèle, les bénéfices générés peuvent ensuite être utilisés pour attirer encore davantage de consommateurs cibles et exclure toujours davantage la concurrence nouvelle, un cercle vertueux pour l’entreprise, un cercle vicieux pour tous les autres…. Aussi, les données qu’une plate-forme collecte au sujet des consommateurs peuvent à leur tour être utilisées pour optimiser les services et les résultats par constitution du Big Data ce qui n’a pour issue possible que de renforcer toujours davantage la position des anciens opérateurs sur les nouveaux entrants.

Selon la Commission européenne, depuis 2011, Google impose des restrictions illégales aux fabricants d’appareils Android et aux opérateurs de réseaux mobiles, afin de consolider sa position dominante sur le marché de la recherche générale sur Internet. Cependant après de longues procédures négociées et contentieuses la décision de condamnation fut émise le 18 juillet 2018. Ainsi à ce titre, la Commission examina depuis 2009 les pratiques de Google comme susceptibles d’être anticoncurrentielles puis en juin 2017, a infligé à Google une amende de 2,42 milliards d’euros pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché des moteurs de recherche en conférant un avantage illégal à son propre service de comparaison de prix. Et ce pour que finalement un recours en annulation devant la Cour de Justice soit déposé. Il est prévisible qu’au vu de l’ampleur de l’affaire, deux ans soient encore nécessaires pour obtenir un jugement définitif.

Des suites françaises de cette affaire citons l’action en dommages et intérêt présentée par la société Leguide contre Google devant les juridictions. Selon elle les pratiques du géant américain auraient causé une baisse de sa visibilité en France sur les rangs d’apparition du moteur de recherche. Les manœuvres anticoncurrentielles de Google selon Leguide aurait entraîné un abaissement du trafic naturel, et donc de son chiffre d’affaire et l’ont mené à perdre l’essentiel de sa valeur. Leguide en 2012, lors de son rachat par Lagardère, était valorisé à hauteur de 72 millions d’euros et a été revendu à Kelkoo pour seulement une vingtaine de millions d’euros.

En droit français, l’article L.481-2 du Code de commerce établit une présomption irréfragable de pratiques anticoncurrentielles reposant sur une décision définitive qui ne puisse plus faire l’objet d’une voie de recours.

En conséquence de quoi, avant d’obtenir les fruits indemnitaires d’une action de suivi visant à la réparation de dommages suivants la réalisation d’une pratique anticoncurrentielle s’observe un délai anormalement long. Les entreprises qui sont à l’origine de ces pratiques anticoncurrentielles pourraient profiter ce délai afin d’améliorer leur position sur le marché concerné.

Concernant l’affaire Intel portée devant la Commission européenne, qui prononça en 2009 une décision à son encontre sanctionnant l’entreprise américaine lourdement, cette condamnation n’arriva que trop tardivement pour son concurrent AMD car celui-ci avait déjà été très profondément affecté par les pratiques anticoncurrentielles l’année précédente.

Pour conclure les pratiques anticoncurrentielles doivent être évitées au maximum sur les marchés des nouvelles technologies en augmentant la capacité prophylactique du droit de la concurrence.

Si de telles pratiques anticoncurrentielles existent sur ce type de marché, faciliter l’action autonome pourrait permettre d’apporter une réponse plus rapide pour la mise en œuvre du droit de la concurrence que celle menée par les sphères publiques.

En facilitant l’application du droit de la concurrence par le biais des actions autonomes on pourrait par la même occasion traiter le problème de lenteur de ce même droit en le rendant plus efficace et efficient en évitant les conséquences qui pourraient altérer négativement la concurrence sur le marché pertinent.

Tarek Teras Doctorant en droit Centre de Droit Économique - Aix-Marseille Université