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Nestlé v. Mondelez : un conflit de longue durée autour de la marque Kit Kat. Par Juliette Tallobre, Juriste.
Parution : mercredi 15 août 2018
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« Have a break, have a Kit Kat » : c’est sans doute ce que pensent les avocats de Nestlé, en conflit depuis plus de 10 ans avec le groupe Mondelez. Une décision récente de la CJUE relance l’affaire sans apporter de réponse sur le caractère distinctif de la marque aux 4 bâtonnets chocolatés.

I. La genèse du conflit : l’enregistrement de marques 3D par Nestlé.

C’est en mars 2002 que Nestlé demande à l’EUIPO (l’Office européen des marques) l’enregistrement de la marque tridimensionnelle suivante :

Image 3D tirée du registre Deutsches Patent und Markenamt.

Si celle-ci évoque le Kit Kat, le biscuit n’est lui-même jamais nommé. Ainsi, les inscriptions en relief que l’on trouve en général sur les barres Kit Kat ne sont pas présentes dans le dessin remis à l’Office. Le 28 juillet 2006, le signe est enregistré en classe 30 [1].

La marque vise notamment les bonbons, produits de boulangerie, articles de pâtisserie, biscuits, gâteaux et gaufres.

A. Kit Kat n’a pas le monopole des 4 barres.

En mars 2007, Cadbury (devenue Mondelez) demande la nullité de l’enregistrement. Elle fait notamment valoir que la marque est dépourvue de caractère distinctif. Le groupe Mondelez commercialise en effet plusieurs barres chocolatées qui utilisent la même forme : Leo de Milka mais aussi Kvikk Lunsj, vendu en Norvège.

En janvier 2011, l’EUIPO fait droit à la demande de Cadbury en déclarant la nullité de la marque européenne. Nestlé forme un recours. Pour le chocolatier suisse, le caractère distinctif de Kit Kat a été acquis par l’usage. Les parties se retrouvent alors devant le tribunal de l’Union européenne (TUE) qui estime que la preuve du caractère distinctif acquis par l’usage n’a pas été rapportée.

B. Tentatives de protection de Kit Kat par des marques nationales.

Par ailleurs, afin d’assurer ses arrières, Nestlé avait multiplié les demandes d’enregistrement de la marque tridimensionnelle. En effet, si la marque européenne tombe, la protection disparaît dans tous les Etats-membres.
Nestlé avait donc déposé la marque en Suisse, en France, en Allemagne, au Royaume-Uni, et dans d’autres pays par le biais de la marque internationale. Si la plupart des Offices ont accepté la marque sans difficultés, l’examinateur de l’office des marques britannique (UKIPO), suite à une opposition formée par Cadbury, a considéré que la marque en cause était dépourvue de caractère distinctif intrinsèque et n’avait pas non plus acquis un tel caractère après l’usage qui en a été fait [2].

Nestlé ne s’avoue pas vaincu. En saisissant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), le chocolatier suisse entend bien faire reconnaître ses droits sur la marque 3D.

II. L’appréciation par les juges européens du caractère distinctif de la marque tridimensionnelle Kit Kat.

A. Comment s’apprécie le caractère distinctif d’une marque 3D ?

Saisie par la Haute Cour de Justice anglaise, la CJUE a été amenée à se prononcer en 2015 sur l’appréciation du caractère distinctif de la marque tridimensionnelle [3].
Elle rappelle en premier lieu que les motifs de refus d’enregistrement prévus à l’article 3, paragraphe 1, sous e), de la directive 2008/95 visent à éviter que « la protection du droit des marques aboutisse à conférer à son titulaire un monopole sur des solutions techniques ou des caractéristiques utilitaires d’un produit ».
En effet, l’idée est d’empêcher qu’un titulaire de marque puisse interdire l’utilisation d’une technique à ses concurrents, alors même que celle-ci est nécessaire pour réaliser les produits concernés. La marque ne doit pas jouer le rôle d’un brevet (d’autant plus que ce droit est limité dans le temps, à l’inverse d’un droit de marque).

Pour la CJUE, Kit Kat ne présente donc pas en soi un caractère distinctif. C’est également ce qu’affirme le Tribunal de l’Union Européenne (TUE) dans le litige sur la marque européenne tridimensionnelle : « la marque contestée, consistant en une forme d’une simplicité excessive et dont aucun élément distinctif ne permettait aux consommateurs des produits en cause d’en distinguer l’origine commerciale, était dépourvue de caractère distinctif » [4].

Mais c’est surtout à la question de l’acquisition du caractère distinctif par l’usage que les tribunaux apportent une réponse claire. Ainsi, la CJUE affirme : « ce caractère distinctif doit être apprécié par rapport, d’une part, aux produits ou aux services visés par cette marque et, d’autre part, à la perception présumée des milieux intéressés, à savoir les consommateurs moyens de la catégorie de produits ou de services en cause, normalement informés et raisonnablement attentifs et avisés. » Le titulaire de la marque doit donc apporter la preuve que « les milieux intéressés perçoivent effectivement le produit ou le service, désigné par la seule marque dont l’enregistrement est demandé, comme provenant d’une entreprise déterminée ».

B. Des décisions contradictoires au niveau européen.

Nestlé doit donc apporter la preuve que la marque tridimensionnelle représentant les 4 barres de biscuits évoque « Kit Kat » chez les consommateurs, et non pas un produit concurrent.
Déjà en 2012, devant la 2ème chambre de recours de l’EUIPO, Nestlé avait tenté de prouver ce caractère distinctif acquis par l’usage [5].
En effet, le chocolatier suisse avait établi que la marque Kit Kat était exploitée dans 14 des 15 Etats membres qui constituaient alors l’Union européenne. Pour lui, « près de 50% du public des États membres représentant près de 90 % de la population de l’Union, identifiait la marque contestée comme indiquant l’origine commerciale d’un produit. » Si la Chambre de recours avait accepté cette preuve, le TUE a annulé cette décision.
Les juges européens estiment que « la chambre de recours a commis une erreur en concluant [… ] que l’intervenante avait démontré que la marque contestée avait acquis un caractère distinctif par l’usage dans l’Union, dès lors que celle-ci avait uniquement démontré un tel caractère dans une partie substantielle du territoire de l’Union. » Il est en particulier reproché à la Cour de ne pas avoir examiné si la marque avait acquis un caractère distinctif en Belgique, en Irlande, en Grèce ainsi qu’au Portugal.
Le TUE annule donc cette décision favorable à Nestlé.

En 2018, les parties se retrouvent donc à nouveau devant la Cour de Justice de l’UE, qui est cette fois amenée à préciser la portée de l’étendue géographique de la preuve du caractère distinctif acquis par l’usage.

III. L’arrêt de la CJUE du 25 juillet 2018 : une attente décevante.

En 2018, la CJUE est amenée à se prononcer une nouvelle fois sur l’affaire Nestlé v. Cadbury/ Mondelez. L’EUIPO et l’Association européenne des propriétaires de marques (EATMO) interviennent également à la procédure.

A. L’avocat général inspiré par une métaphore de l’EUIPO.

Dans ses conclusions [6], l’avocat général rappelle les différentes étapes de la procédure ainsi que les arguments de chaque partie.
Pour Nestlé et l’EUIPO, l’interprétation du TUE concernant l’étendue du territoire de l’UE dans l’interprétation du caractère distinctif, est « incompatible avec le caractère unitaire de la marque de l’Union européenne et l’existence même d’un marché unique ». En effet, en se focalisant sur les marchés nationaux pris individuellement, le TUE aurait commis une erreur de droit.

A l’inverse, pour Mondelez, il ne suffit pas qu’une marque de l’Union européenne soit distinctive dans une partie importante de l’Union si elle n’est pas distinctive dans une autre partie de l’Union, même si cette partie ne représente qu’un seul État membre.

Pour trancher entre ces deux interprétations apparemment inconciliables, l’avocat général cite un exemple donné par l’EUIPO dans sa requête : « si la majorité des pièces du puzzle représentent le corps d’un cheval, le fait que la seule pièce manquante pour compléter le puzzle soit celle de la tête peut avoir une incidence importante. En effet, même si la majorité de pièces suggèrent que le puzzle représente l’image d’un cheval, rien n’exclut que la pièce manquante représente le torse d’un homme. Dans ce cas, il ne s’agirait pas d’un cheval mais d’un centaure. »
Et de conclure : « Tel est le risque que pose l’exclusion sélective de certains États membres des preuves apportées. » Par conséquent, l’avocat général estime que le TUE devait annuler la décision de la 2ème Chambre de recours de l’EUIPO, pour absence de preuves.

B. La décision de la CJUE : retour à la case départ.

La Cour européenne n’a pas repris l’exemple du puzzle pour asseoir sa décision. Elle arrive cependant à une conclusion similaire à celle de l’avocat général [7].
La Cour rappelle en premier lieu que « s’agissant d’une marque dépourvue de caractère distinctif ab initio dans l’ensemble des États membres, une telle marque ne peut être enregistrée en vertu de cette disposition que s’il est démontré qu’elle a acquis un caractère distinctif par l’usage dans l’ensemble du territoire de l’Union. »
La CJUE ajoute qu’il serait excessif d’exiger que la preuve d’une telle acquisition soit rapportée pour chaque Etat membre pris individuellement.
Et de conclure : « il n’est en revanche pas suffisant que celui à qui en incombe la charge se borne à produire des éléments de preuve d’une telle acquisition qui ne couvriraient pas une partie de l’Union, même consistant en un seul État membre. »

La CJUE estime que l’appréciation du caractère distinctif acquis par l’usage appartient donc à l’EUIPO. Elle rejette tous les pourvois et renvoie l’affaire à son point de départ, sans avoir véritablement répondu à la question de la distinctivité de la marque Kit Kat.

Combien d’années va encore durer la guerre entre Nestlé et Mondelez ? Il est grand temps de faire une pause, et de prendre un Kit Kat !

Juliette Tallobre Juriste en propriété intellectuelle Cabinet Yamark www.depot-de-marque.com

[2décision de l’UKIPO, 20/06/2013

[3CJUE, 1ère Chambre, aff. C-215/14, 16/09/2015, Nestlé SA v. Cadbury UK Ltd., renvoi préjudiciel.

[4TUE, 5ème Chambre, aff. T-112/13, 15/12/2016, Mondelez v. EUIPO.

[52ème Chambre de recours EUIPO, aff. R-513/2011-2, 11/12/2012.

[6conclusions de l’avocat général M. Melchior Wathelet, aff. C-84/17 P, C-85/17 P et C-95/17 P, 19/04/2018

[7CJUE, 3ème Chambre, aff. C-84/17 P, C-85/17 P et C-95/17 P, 25/07/2018.