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Droit à l’oubli : la nécessaire balance des intérêts en présence. Par Claudia Weber et Jean Christophe Ienné, Avocats.
Parution : vendredi 17 août 2018
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Dans un arrêt du 28 juin 2018 [1], la CEDH a débouté les requérants qui souhaitaient exercer leur droit à l’oubli à l’encontre de trois médias, en exigeant le retrait de leur nom d’articles archivés et accessibles en ligne, faisant ainsi prévaloir l’intérêt des organes de presses et du public sur celui des requérants, au terme d’une mise en balance des intérêts en présence.

La question soumise à la Cour était celle du droit à l’oubli, c’est-à-dire la possibilité éventuelle pour une personne placée un temps sous le feu de l’actualité de retrouver un certain anonymat en s’opposant à la diffusion de son nom en lien avec les événements, passé un certain laps de temps.

En l’espèce, les requérants, deux ressortissants allemands, avaient été condamné à une peine d’emprisonnement à perpétuité en 1993 pour l’assassinat en 1991 d’un acteur très populaire. Jusqu’à leur libération, en 2007 pour l’un et 2008 pour l’autre, ils formèrent plusieurs demandes en révision de la procédure, sans succès.

A l’origine de cet arrêt, trois procédures litigieuses similaires, dont l’issue fut la même dans les décisions rendues par la Cour fédérale de justice Allemande, à savoir le rejet des pourvois des requérants. Ces derniers avaient assigné une station de radio qui avait publié un reportage faisant mention des noms complets des requérants et accessible dans un dossier d’archivage en ligne, en vue d’obtenir l’anonymisation des données à caractère personnel les concernant, un magazine qui avait publié dans un dossier sur son portail internet, dont l’accès était payant, des articles parus entre 1991 et 1993 et enfin un quotidien qui avait permis l’accès jusqu’en 2007, aux abonnés ou sur paiement, à une information datant de 2001 et mentionnant les noms complets des requérants et dont une accroche visible par tous, révélait ces informations.

Devant la CEDH, les requérants critiquaient le refus de la Cour fédérale « d’interdire aux médias, de maintenir sur leur portail internet, à la disposition des internautes, la transcription de l’émission de la station de radio […] diffusée à l’époque des faits et les reportages écrits parus dans les éditions anciennes [de deux magazines] concernant respectivement le procès pénal des requérants et leur condamnation pour assassinat à l’issue du procès pénal » et faisaient valoir leur droit au respect de la vie privée (article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme).

Après avoir rappelé la définition de la notion de « vie privée », la Cour relève la nécessité de faire appel à un « examen du juste équilibre » entre « le droit au respect de la vie privée », que garantit l’article 8 de la Convention, et la « liberté d’expression de la station de radio et des maisons d’édition ainsi que la liberté d’information du public » qui est garantie par l’article 10 de la Convention.

Elle rappelle donc le rôle essentiel de la presse et de la fonction des médias qui consiste dans la communication d’informations, au titre desquelles des comptes-rendus et commentaires sur les procédures judiciaires et le droit au public d’y avoir accès. S’ajoute à cette fonction celle de constituer des archives qui contribue « grandement à la préservation et à l’accessibilité de l’actualité et des informations ».

Dans le cadre de son appréciation de la balance des intérêts en présence, la Cour énonce plusieurs critères qui doivent être pris en compte :
- La contribution à un débat d’intérêt général,
- La notoriété de la personne visée,
- La cohérence du comportement de la personne concernée,
- Le contenu, la forme et la diffusion de la publication.

Elle reconnaît tout d’abord qu’il existe un intérêt réel à informer le public des procédures en matière criminelle, ce qui n’est pas contesté par les requérants. Pour autant, c’est l’accès à l’information longtemps après la condamnation qui est contesté ici.
La question est donc de savoir s’il existe encore un intérêt à ce que ces reportages soient accessibles, une fois un certain délai écoulé. La Cour répond par l’affirmative. La Cour considère que la « disponibilité des reportages litigieux sur les sites web des médias au moment de l’introduction des demandes des requérants contribuait toujours à un débat d’intérêt général que l’écoulement d’un laps de temps de quelques années n’a pas fait disparaître ».

La Cour fédérale avait d’ailleurs pointé le « risque d’un effet dissuasif sur la liberté d’expression de la presse en cas d’accueil de demandes » d’anonymisation, à l’instar de celles des requérants.
En effet, si la presse devait mettre en œuvre des moyens techniques pour faire droit à ces demandes, le risque serait celui d’un appauvrissement des archives disponible et par conséquent de la mémoire collective.
La Cour précise ainsi qu’« une mise en balance de tous les intérêts en jeu, comporterait le risque que la presse s’abstienne de conserver des reportages dans ses archives en ligne […] ».

Quant à la notoriété des requérants, la Cour retient qu’ils avaient franchi la barrière de l’anonymat du fait de la notoriété de leur victime qui était un acteur très connu du public. Leur procès n’était donc pas celui d’un banal fait divers mais celui du meurtre d’une personnalité.

S’agissant de leur comportement antérieur, la Cour a relevé que les requérants eux-mêmes avaient utilisé les médias en 2004 pour tenter d’obtenir la révision de leur procès, en leur fournissant des documents en lien avec la procédure de révision et que par conséquent, leur intérêt soudain de ne plus être confrontés à leur condamnation manquait de cohérence.

Enfin, en ce qui concerne le contenu et les éventuelles répercussions des informations en causes, la Cour retient que les informations disponibles étaient relatées de manière objective par les journalistes et que le moyen de diffusion restait limité (certains accès sont payants notamment).

La Cour en conclut que, en fonction de ces circonstances, l’intérêt des organes de presse de diffuser des archives et du public à y accéder l’emportait sur l’intérêt des condamnés à retrouver l’anonymat.

Le droit à l’oubli mis en œuvre par la Cour peut être rapproché du droit au déréférencements reconnu par l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 13 mai 2014 Google Spain et Google (cité par l’arrêt).

La Cour de Justice a jugé que l’internaute devait bénéficier du droit de ne plus se voir associé à des informations devenues sans pertinence par l’écoulement du temps et a imposé au moteur de recherche de mettre en place un dispositif technique permettant à l’internaute qui le demande de manière légitime de ne plus voir son nom associé à de telles informations dans les résultats de recherches.

La Cour réserve toutefois la possibilité pour les moteurs de recherche ne pas faire droit à de telles demandes dès lors qu’il existe « des raisons particulières, telles que le rôle joué par la personne dans la vie publique, justifiant un intérêt prépondérant du public à avoir, dans le cadre d’une telle recherche, accès à ces informations ». C’est d’une telle situation qu’a eu à connaître l’arrêt présenté.

Une telle limitation du droit à l’oubli est d’ailleurs prévue dans le RGPD, notamment par l’article 17 du Règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016 relatif au droit à l’effacement (« droit à l’oubli ») qui ne peut pas s’exercer dans la mesure « où ce traitement est nécessaire à l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information ».

Jean Christophe Ienné, Avocat Directeur du Pôle IP, Média et Audiovisuel Claudia Weber, avocat associé ITLAW Avocats - www.itlaw.fr

[1Lire ici.