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Projet de loi de programmation de la justice : les professionnels dénoncent une vision productiviste de la réforme.
Parution : vendredi 14 septembre 2018
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Les syndicats d’avocats et de la magistrature ne décolèrent pas ! Après avoir exprimé publiquement leur mécontentement quant au projet d’une réforme d’envergure du secteur de la justice, les deux structures ont organisé le lundi 10 septembre 2018 un colloque au Sénat, intitulé « Justice en chantier, derrière la technique, des enjeux concrets pour tous ».

« Aujourd’hui, l’Ecole nationale de la magistrature ressemble de plus en plus à HEC. On forme les juges à être productifs, à rendre un grand nombre de jugements, or la justice ce n’est pas ça ! » Le regard levé vers l’assistance, l’allure énergique, Gérard Tcholakian, avocat au barreau de Paris, tient à exprimer tout son mécontentement à l’égard des modifications proposées par le projet de loi de programmation et de réforme de la justice présenté au printemps dernier par le gouvernement.

Son organisme, le Syndicat des avocats de France (SAF), mène la fronde aux cotés notamment du Syndicat de la magistrature, de la CFDT ou l’association Droits d’urgence, contre le projet que défend le gouvernement pour moderniser le fonctionnement judiciaire français.
Sont notamment pointées du doigt une réorganisation judiciaire qui méconnait les spécificités des tribunaux d’instance, la digitalisation des services de la justice et la volonté de rationaliser les dépenses dans ce secteur régalien.

Les tribunaux d’instance : un avenir en suspens !

Le projet de loi de programmation et de réforme de la justice envisage de fusionner les tribunaux d’instance avec les tribunaux de grande instance.
Cette proposition est motivée selon le gouvernement par une volonté de simplification des procédures : « La logique de cette fusion est de permettre au justiciable de ne s’adresser qu’à une seule juridiction et de ne plus chercher son juge. Aucune juridiction ne sera fermée ou supprimée » tient-on à rassurer dans les bureaux de la place Vendôme.

Cela étant, le syndicat des magistrats estime que cette fusion va se traduire par une suppression des tribunaux d’instance, lesquels seront dépouillés de toutes leurs prérogatives par les tribunaux de grande instance. « Or le juge d’instance connaît toutes les spécificités locales, il saura donc trancher les litiges avec le tact nécessaire, cette suppression ne va pas dans le sens d’une bonne administration de la justice » souligne Patrick Gendre, vice-président en charge d’un tribunal d’instance et membre du Syndicat de la magistrature.

A ce propos, Michel Besseau, Directeur de services de Greffe et représentant CFDT, accuse le gouvernement de vouloir dissimuler la suppression d’instance. « On joue sur les mots du côté de la Chancellerie. On dit qu’on ne supprime pas les tribunaux d’instance alors que la suppression est réelle »

"On dit qu’on ne supprime pas les tribunaux d’instance alors que la suppression est réelle."

Pourtant, Patrick Gendre affirme que la justice d’instance fonctionne très bien. « Le délai pour avoir une décision est de quatre mois, elle est peu coûteuse, techniquement efficace, et les justiciables semblent satisfaits de la justice qu’on y rend ».
Quant à l’argument de la mobilité avancée par le gouvernement pour justifier cette fusion, il est balayé d’un revers de main par le représentant du syndicat de la magistrature.« Tous les juges d’instance peuvent déjà suppléer d’autres juges du fait des vacances de postes dans les TGI. La flexibilité existe déjà. Quel est donc le véritable motif de cette réforme, qui va supprimer la spécialité de l’instance ? » s’interroge Patrick Gendre.

Une dématérialisation en "défaveur de l’accès au juge".

Dans un rapport explicatif du projet de loi en question, le gouvernement indique qu’il souhaite simplifier la procédure civile à travers la mise en place d’un acte unique de saisine, en lieu et place des 5 modes de saisine actuels (déclaration au Greffe, assignation, requête non contradictoire, requête conjointe et requête simple).
Il est également ajouté plus loin, dans le plaidoyer gouvernemental, que le projet de loi ouvre la possibilité au justiciable, à titre facultatif, de réaliser la saisine en ligne, à l’aide d’un formulaire accessible sur justice.fr.

Pourtant, ces explications ne semblent pas convaincre les syndicats des avocats et des magistrats, qui dénoncent un recul dans le droit de l’accès au juge. « On nous parle d’un acte de saisine unique au Tribunal de grande instance. Pour le moment la proximité c’est le fait de pouvoir se rendre au tribunal d’instance près de chez vous et de faire une déclaration au Greffe. Quel justiciable sera capable de rédiger une assignation ? Personne ne peut le faire, il faudra donc un avocat et cela entraînera des frais pour les justiciables. Cela va forcément limiter l’accès au juge » assène, Pascal Gendre.
Même son de cloche chez les avocats qui parlent de « violences sociales » à l’égard des catégories les plus démunies (exceptés les justiciables couverts par la garantie de l’aide juridictionnelle).

"Les avocats parlent de « violences sociales  » à l’égard des catégories les plus démunies."

En effet, si le projet ouvre la voie au justiciable pour saisir les tribunaux à titre personnel, en plus du maintien de la possibilité d’ester en justice sans être représenté par un avocat pour les litiges du quotidien d’un montant inférieur à 10.000 euros, la présence de ce dernier devient obligatoire dans les « matières les plus complexes juridiquement et en appel », ce qui représente un geste du Gouvernement en faveur de la profession.
Pour autant, ces derniers se montrent réticents à l’idée de recevoir ce « cadeau ». « Il y a dans le projet la carotte de la représentation obligatoire pour les avocats : à la Fédération nationale de l’union des jeunes avocats, nous y sommes favorables, mais certainement pas au détriment du justiciable. Encore faut-il que l’aide juridictionnelle soit relevée » clame haut et fort la présidente de la FNUJA, Amiana Niakate.

Une justice protectrice des deniers publics ?

C’est l’un des angles d’attaque fétiche des détracteurs du projet de loi de programmation et de réforme de la justice, qui affirment que le gouvernement cherche à procéder à des restrictions budgétaires sous couvert de modernisation du service de la justice. « La lecture du projet de réforme de la justice civile montre que ce sont bien des économies qui sont attendues avec ce projet de loi. Il est indiqué à plusieurs reprises qu’il convient d’alléger la tâche des juridictions » estime Amiana Niakate. Par ailleurs, la crainte exprimée par plusieurs participants au colloque est de voir la vocation des tribunaux français se transformer, de protecteurs de libertés publiques à protecteurs des deniers publics...

La dialectique de la relation entre l’homme et la machine arrive aux portes de la justice.

Derrière la saisine numérique, le développement du recours aux visioconférences ou le suivi du dossier par internet, se pose la dialectique de la relation entre l’homme et de la machine. Si cette problématique a envahi divers secteurs (industrie, commerce, banques), elle semble désormais aux portes de la justice, ce qui irrite à plus d’un titre les syndicats de magistrature et d’avocats. « Un palais de justice a une fonction. On ne rend pas la justice en bas d’une cage d’escalier ou par visioconférence, on doit s’y retrouver dans la solennité d’un lieu judiciaire. Nous combattons ce projet qui porte la vision d’une justice d’économie et de management » affirme Gérard Tcholakian.

Si l’intention de la réforme est de permettre au justiciable d’y voir plus clair dans le « labyrinthe » de la justice, le tournant numérique adopté par le gouvernement ne semble manifestement pas correspondre aux aspirations des professionnels, visiblement attachés au maintien d’une conception solennelle et théâtrale de la justice.

Nessim Ben Gharbia Rédaction du Village de la Justice © photo Village de la Justice