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Licence perpétuelle de logiciel : la perpétuité a-t-elle une fin ? Par Géraldine Salord, Avocat.
Parution : jeudi 27 septembre 2018
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Qui n’a pas un jour souscrit une licence pour avoir le droit d’utiliser les fonctionnalités d’un logiciel, ne vit pas au 21è siècle ! La licence de logiciel est en effet devenue l’un des contrats les plus présents dans notre quotidien, professionnel ou non. Que ce soit pour installer un jeu vidéo, un traitement de texte, un logiciel de facturation ou des applications mobile de messagerie instantanée, nous devons souscrire une licence d’utilisation de progiciel auprès de l’éditeur.

Ces contrats ont pour objet de définir les conditions dans lesquelles le licencié peut ou non exploiter un logiciel, dit progiciel ou logiciel standard, qui n’a pas été conçu en fonction des besoins spécifiques du client, mais pour réaliser des tâches prédéfinies. Par nature, la licence d’utilisation de logiciel standard est un accord-cadre, non négociable, identique pour tous les licenciés d’un même logiciel.

Le seul élément qui peut, pour une même licence, différer d’un client à un autre, est la durée pour laquelle la licence est souscrite.

L’industrie du logiciel recourt aujourd’hui à deux types de licences. D’une part, la licence de souscription, qui se développe notamment beaucoup dans le domaine du cloud computing. Il s’agit d’une licence courte, sous forme d’un abonnement renouvelable, la plupart du temps par tacite reconduction. D’autre part, la licence dite perpétuelle, concédée sans limitation de temps, moyennant le paiement d’un prix forfaitaire définitif.

Tout ceci paraît finalement d’une grande simplicité : soit je paye le droit d’user d’un logiciel pour la durée réelle de son utilisation et j’arrête de payer quand je ne l’utilise plus, soit je paye pour une durée illimitée, que j’utilise ou non véritablement le logiciel ….

Pourtant, la notion même de licence perpétuelle est complexe et les parties ont souvent du mal à en appréhender les contours.

Les questions sont en effet récurrentes : à quoi me donne réellement droit une licence perpétuelle ? L’éditeur doit-il me fournir les versions successives du logiciel gratuitement ? La maintenance est-elle également fournit sans limitation de temps ? Un éditeur peut-il refuser de réparer mon logiciel au motif que j’utilise une version trop ancienne pour laquelle il n’assure plus de maintenance ? Est-ce que je peux résilier une licence perpétuelle et obtenir le remboursement du prix versé ?

En d’autres termes, ça veut dire quoi “perpétuel” ?

Toute la complexité de ce type de licence découle de l’emploi même du terme “perpétuel” et de la confusion qu’il crée quant à la détermination de la nature et de l’objet de la licence.

Juridiquement, la notion de perpétuité laisse entendre qu’il s’agit d’un contrat qui doit être exécuté sans limitation de temps, alors que l’article 1210 du Code civil prévoit très clairement que « les engagements perpétuels sont prohibés ». De quoi rester songeur .

En effet, en droit français, nul ne saurait être engagé indéfiniment dans les liens contractuels. Tout contrat peut par principe être rompu un jour, et ce au nom de la protection de la liberté individuelle consacrée par l’article 4 de la Constitution française.

En application de ce principe, lorsque le contrat porte sur une obligation dont l’exécution se poursuit dans le temps, celui-ci est conclu soit pour une durée déterminée, et dans cette hypothèse les parties sont tenues d’exécuter leurs obligations jusqu’au terme du contrat, soit il est conclu pour une durée indéterminée, et alors chacune des parties peut mettre un terme au contrat à tout moment, sous réserve de respecter un délai de préavis suffisant.

Le contrat à durée indéterminée n’est donc pas perpétuel, dès lors que, comme l’a souligné le Doyen Carbonnier, le droit civil a été construit de telle manière qu’il n’envisage “pour les obligations une fois nées, d’autre destin que de s’éteindre”.

Ce principe, d’ordre public, ne souffre, à l’heure actuelle, aucune exception.

Dès lors comment expliquer que tous les jours, nous souscrivons des licences perpétuelles de logiciel ? Évacuons tout de suite l’idée que l’industrie du logiciel est un village gaulois qui se moque des règles applicables… la vérité est ailleurs.

1 -  Quelle est la nature juridique de la licence perpétuelle ?

Avant de discuter de sa durée, intéressons-nous d’abord à la licence en tant que telle.

1.1 — Qu’est-ce qu’une licence de logiciel ?

Pour appréhender la nature juridique de la licence d’usage de logiciel, il est nécessaire de définir clairement son objet.

Il convient à ce stade de préciser que la licence d’utilisation se distingue de la cession des droits de propriété intellectuelle. La précision est essentielle et mérite une petite explication.

En droit d’auteur, on distingue le support matériel de l’œuvre, de l’œuvre elle-même. Bien qu’étant physiquement confondus l’un dans l’autre, le droit les appréhende comme deux objets totalement distincts et autonomes l’un de l’autre. A titre d’illustration, pour accéder à l’œuvre de Zola, je dois nécessairement utiliser un livre. Cependant, si je brûle le livre que j’ai acheté, je ne détruis pas pour autant l’œuvre qui était reproduite dedans, et qui lui survit. Le livre n’est qu’un simple vecteur de communication de l’œuvre au public, qui pourrait lui être communiqué par l’intermédiaire d’une multitude d’autres supports. L’œuvre est immatérielle : elle transcende son support.

La protection accordée par le législateur à l’auteur d’une œuvre ne porte que sur ce bien immatériel, et ne s’attache jamais au support matériel. Inversement, les différents droits de propriété ou d’usage que l’on peut avoir sur le support matériel d’une œuvre, n’encadrent les utilisations du bien que dans sa dimension matérielle. Lorsque j’achète un livre, j’ai le droit de disposer du livre comme je l’entends, mais je n’acquiers jamais le droit de modifier le texte, le reproduire, me l’approprier ou l’adapter en film. Ces derniers droits appartiennent à l’auteur, là où je ne suis que propriétaire d’un ouvrage matériel.

Revenons-en aux logiciels.

Le logiciel se compose de plusieurs éléments : les algorithmes dont sont tirés les codes sources, qui expriment dans un langage informatique les instructions permettant à une machine d’exécuter de manière automatique des tâches prédéterminées. Seuls les codes sources sont protéger par le droit d’auteur. Les fonctionnalités du logiciel ne le sont pas.

Lors de la souscription d’une licence, le licencié se voit remettre un support du logiciel, sous forme matérielle (CD-Rom, clé USB, etc) ou dématérialisée (téléchargement), et accorder un droit d’usage des fonctionnalités du logiciel.

La licence ne porte pas sur les codes sources et ne relève en conséquence pas du droit d’auteur. Son droit se limite à une utilisation des fonctionnalités du logiciel tel que. Si la licence ne porte pas sur les codes sources, qui constitue un bien immatériel autonome, porte-t-elle pour autant sur le support matériel du logiciel ? La licence aurait donc pour objet d’encadrer l’utilisation de l’exemplaire d’un logiciel, entendu comme le support matériel de l’œuvre protégée ?

C’est la solution retenue par les tribunaux depuis un arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne dans un arrêt UsedSoft c/ Oracle, rendu le 3 juillet 2012. Le logiciel est constitué de deux objets, d’une part un objet immatériel, les codes sources, seuls soumis au droit d’auteur, et d’autre part, un support matériel, la copie du logiciel. Dès lors que l’on admet que la licence ne porte pas sur les codes sources, celle-ci ne peut que porter sur l’exemplaire physique du logiciel, sauf à créer un troisième objet au contour indistinct et flou qui serait le droit d’usage.

Cette dernière voie a été défendue par de nombreux auteurs. Néanmoins, la CJUE a considéré qu’il était artificiel de distinguer le support de son droit d’usage, dès lors que posséder un exemplaire d’un produit que l’on ne peut utiliser n’aurait pas beaucoup d’utilité. Elle appréhende ici le logiciel comme n’importe quel bien matériel. Acheter un canapé dans lequel on ne peut pas s’asseoir, n’a fondamentalement aucun sens …. Elle en déduit qu’il faut tout au contraire appréhender la remise du support du logiciel et l’octroi d’un droit d’usage comme un “tout indivisible”, dès lors qu’ils sont des accessoires nécessaires l’un de l’autre.

On ne peut acquérir un exemplaire d’un logiciel sans le droit d’usage qui permet de lui donner son utilité, de même que l’on ne peut acquérir un droit d’usage sur un bien, sans disposer du bien en question !

1.2 — L’influence de la durée de la licence sur sa nature juridique.

Dès lors que l’exemplaire du logiciel et le droit d’usage concédé ne font qu’un, la CJUE en déduit que la nature du contrat de licence découle dès lors directement de la durée pour laquelle le droit d’usage est concédé.

Dans le cas d’une licence, sous forme d’abonnement, ayant une durée limitée, le contrat de licence s’analyse bien comme un contrat ayant une exécution qui s’inscrit dans le temps, et à l’issue duquel, le client devra restituer ou détruire la copie du logiciel mise à sa disposition. En ce sens, le contrat s’analyse comme un contrat de location.

Au contraire, dans le cas d’une licence dite perpétuelle, le Client acquiert la propriété de l’exemplaire du logiciel remis dont il pourra disposer sans limitation de temps. La licence perpétuelle correspond ainsi à une vente. Contrairement à la licence sous forme d’abonnement, la licence perpétuelle ne s’inscrit pas dans le temps : elle opère un transfert de propriété d’un exemplaire du logiciel moyennant paiement d’un prix, ce transfert emportant avec lui le droit d’usage illimité associé à cet exemplaire du logiciel.

En ce sens, il n’y a pas d’engagement perpétuel : l’éditeur met définitivement à disposition du client un exemplaire du logiciel et le droit de l’utiliser, de la même manière que lorsque l’on achète un canapé, on acquiert également définitivement le droit de s’asseoir dedans …

Selon la Cour de justice de l’Union européenne, la licence dite perpétuelle n’est donc rien d’autre qu’un contrat de vente d’un exemplaire physique ou dématérialisé d’un logiciel et les accessoires accompagnant ce bien, dont le droit d’usage.

La licence est attachée à la copie du logiciel avec laquelle elle a été transférée au client.

La licence confère en conséquence au licencié un droit d’usage définitif sur l’exemplaire du logiciel qui lui est remis, qui ne peut être contesté par l’éditeur sous réserve que le licencié utilise les exemplaires du logiciel conformément aux termes de la licence.

2 — Quelles sont les conséquences de la qualification de la licence perpétuelle en vente ?

Dès lors que la licence dite perpétuelle est qualifiée de vente, il en découle deux conséquences essentielles.

En premier lieu, le transfert de propriété est définitivement opéré par l’acte de vente. Une fois que le licencié a payé le prix convenu en contrepartie de la licence, la vente est définitive et ne peut plus être contestée. Par nature, un contrat de transfert de propriété ne peut être résilié. En effet, il ne peut être mis un terme qu’à un contrat ayant une durée, c’est-à-dire impliquant l’exécution d’obligations dans le temps. Comme développé précédemment, tel n’est pas le cas du contrat de vente, qui s’exécute en une seule fois à une date donnée, par la remise du bien (en l’espèce, l’exemplaire du logiciel).

Le seul moyen de contester une vente est de soulever la nullité de l’opération pour défaut de consentement libre et éclairé (erreur sur l’objet de la vente, dissimulation d’un fait important qui aurait influé le consentement de l’acheteur, violence visant à contraindre l’acheteur à l’acte de vente, vices cachés du bien vendu). En dehors de ces cas, le contrat ne peut être remis en cause.

En d’autres termes, le licencié, une fois le prix payé et la copie du logiciel livré en état de marcher conformément à sa documentation d’utilisation, ne peut plus obtenir de l’éditeur de mettre un terme à la licence et d’en obtenir le remboursement de tout ou partie du prix.

En second lieu, la licence est attachée à l’exemplaire du logiciel avec laquelle elle est vendue. Ainsi, le droit d’usage concédé au licencié ne porte que sur ce seul exemplaire : le licencié a uniquement la possibilité d’utiliser l’exemplaire du logiciel acheté. Le licencié ne bénéficie du seul fait de la licence d’aucun droit à la fourniture de prestations annexes, telles que des prestations de maintenance, et notamment de la mise à disposition des nouvelles versions du logiciel par l’éditeur.

La maintenance constitue par nature une obligation à exécution successive qui s’inscrit dans le temps. En ce sens, la maintenance ne peut en aucun cas découler de la licence dite perpétuelle. Comme expliqué précédemment, une vente ne peut emporter pour le vendeur, aucune obligation à exécution successive. La maintenance constitue une prestation annexe, qui n’est pas attachée à la licence dite perpétuelle.

Elle fait le plus souvent l’objet d’un contrat à part, dont les termes sont négociés indépendamment entre les parties.

Comme pour tout engagement qui s’inscrit dans la durée, il est possible pour chacune des parties de mettre un terme à un contrat de maintenance, soit à la date de chaque renouvellement du contrat quand il a été conclu pour une durée déterminée renouvelable par tacite reconduction, soit à tout moment, sous réserve d’un préavis suffisant, quand le contrat a été conclu à durée indéterminée.

Le licencié peut ainsi se trouver dans une situation où l’éditeur cesse de lui fournir la maintenance de l’exemplaire du logiciel acquis en raison de la rupture du contrat de maintenance. Certes il reste propriétaire de son exemplaire du logiciel et peut continuer à l’utiliser indéfiniment, mais il ne peut plus ni le faire réparer en cas d’anomalie, ni le faire évoluer.

Or le logiciel est un produit qui encourt une obsolescence extrêmement rapide, en raison de l’évolution des technologies et des besoins. Le cycle moyen de vie d’un logiciel se situe aujourd’hui entre 2 et 5 ans. Cette durée très limitée découle de l’obsolescence réelle du logiciel (les technologies évoluent de plus en plus vite) mais surtout de l’obsolescence programmée par l’industrie du logiciel elle-même.

L’obsolescence a plusieurs causes et découle entre autres, de la durée limitée du support technique sur une même version, sur l’incompatibilité d’une ancienne version d’un logiciel avec les nouvelles versions du même logiciel ou d’autres logiciels plus récents, l’impossibilité de trouver des drivers permettant d’installer un logiciel ancien sur des systèmes d’exploitation plus récents, etc.

Ainsi, un logiciel qui n’est plus maintenu, devient à terme plus ou moins court, inutilisable pour le licencié.

Revenons-en à notre question d’origine : une licence dite perpétuelle est-elle vraiment perpétuelle ? Il découle des développements précédents que tel n’est en pratique pas le cas.

En effet, si le licencié dispose bien d’un droit d’usage illimité sur la copie du logiciel achetée, il ne peut dans les faits l’utiliser sans limitation de temps, en raison de l’obsolescence programmée et semble-t-il inévitable, du produit.

La perpétuité a donc un terme … et la licence dite perpétuelle n’est perpétuelle qu’en théorie et se révèle en pratique totalement dépendante des contrats de maintenance qui l’accompagne et qui eux, ont une durée de vie bien limitée.

Ainsi, avant de souscrire une licence perpétuelle, il est essentiel d’appréhender les conséquences d’une telle licence. En effet, une licence perpétuelle peut paraître attractive pour des clients. Son prix est plus élevé à la souscription qu’une licence sous abonnement, cependant, de nombreux licenciés pensent pouvoir rentabiliser le prix d’acquisition plus élevé par une utilisation dans le long terme du logiciel.

Ce raisonnement peut s’avérer faux en raison notamment de (i) la durée réelle d’utilisation du logiciel, alors que le cycle de vie des logiciels est de plus en plus court et dépasse rarement quelques années en raison de la rapidité de l’évolution technologiques, (ii) la nécessité de souscrire en plus des prestations de maintenance.

Géraldine Salord Avocat associé cabinet metalaw Docteur en droit privé
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