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Etats-Unis : la Cour Suprême opte pour l’épuisement international du droit de brevet. Par Damien Mace et Marie Audren, CPI.
Parution : mardi 2 octobre 2018
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Dans sa décision Impression Product, Inc. v. Lexmark International, Inc. rendue le 30 mai 2017 [1], la Cour Suprême des États-Unis avait à trancher plusieurs questions, et parmi celles-ci la question de savoir si la vente d’un produit en dehors des États-Unis autorisée par le titulaire d’un brevet, épuisait tous les droits relatifs à ce brevet sur le produit, de manière similaire à une vente qui aurait eu lieu sur le territoire américain.

Principe de l’épuisement des droits de propriété intellectuelle.

Les droits de propriété intellectuelle, tels que le droit d’auteur, le droit des brevets ou le droit des marques, confèrent à leurs titulaires, de manière temporaire, un droit exclusif d’exploitation sur un territoire donné. Ce droit exclusif permet au titulaire d’interdire à des tiers certains actes. Les actes interdits incluent généralement la fabrication, l’offre, la mise dans le commerce, l’utilisation, l’importation ou la détention, d’objets incorporant la création protégée par le droit d’auteur, l’invention brevetée ou encore la marque sur ce territoire.

Ainsi, le titulaire de droits de propriété intellectuelle a la faculté d’entraver ou de fixer les conditions de la commercialisation d’un produit soumis à ces droits sur un territoire donné. A ce titre, les droits de propriété intellectuelle peuvent donc entrer en conflit avec les principes de libre circulation des marchandises et de liberté du commerce.

Le principe dit de « l’épuisement » des droits de propriété intellectuelle vise à trouver un juste équilibre entre le respect des droits de propriété intellectuelle, qui conduisent à
accorder des monopoles territoriaux, et le respect du droit de la concurrence, qui requiert une fluidité des échanges commerciaux.

En application de ce principe, la vente, par ou avec le consentement du titulaire d’un droit de propriété intellectuelle, d’un objet soumis à ce droit de propriété intellectuelle, a pour effet « d’épuiser » le droit du titulaire sur cet objet. Le titulaire ne peut plus invoquer son droit de propriété intellectuelle pour s’opposer à la revente ou à l’utilisation ultérieure de ce même objet. Cet épuisement représente donc un compromis entre les droits du titulaire, par son contrôle sur la mise dans le commerce d’un objet, et la libre concurrence, en éteignant le droit du titulaire en ce qui concerne cet objet après cette mise dans le commerce.

Le brevet créant un droit par nature territorial, puisque restreint au domaine d’application de la loi régissant ce brevet, la plupart des législations ont prévu des dispositions concernant un épuisement du droit de brevet limité territorialement, généralement national, ou dans le cas de l’Union Européenne avec une territorialité élargie à l’Espace Économique Européen (EEE). Ainsi, le titulaire d’un brevet épuise son droit sur un exemplaire particulier d’un produit, uniquement dans le territoire dans lequel cet exemplaire a été commercialisé avec l’accord du titulaire.

En France, ce principe est consacré par l’article L613-6 du Code de la Propriété Intellectuelle (CPI), qui prévoit l’épuisement du droit de brevet par une mise dans le commerce dans l’EEE : "Les droits conférés par le brevet ne s’étendent pas aux actes concernant le produit couvert par ce brevet, accomplis sur le territoire français, après que ce produit a été mis dans le commerce en France ou sur le territoire d’un Etat partie à l’accord sur l’Espace économique européen par le propriétaire du brevet ou avec son consentement exprès."

En revanche, si la commercialisation a eu lieu dans un pays tiers, c’est-à-dire hors de l’EEE, le droit de brevet n’est pas épuisé et le titulaire du brevet conserve la faculté d’interdire la réintroduction de cet exemplaire sur le territoire couvert par le brevet [2].

L’épuisement du droit de brevets aux Etats-Unis avant la décision Impression Product, Inc. v. Lexmark International, Inc

Aux États-Unis, la loi écrite (statutory law) ne contient aucune disposition régissant l’épuisement du droit de brevet, et encore moins la territorialité de celui-ci. L’application de ce principe aux États-Unis est donc tirée de la common law, c’est à dire qu’elle est fondée sur la jurisprudence.

Avant la décision Impression Product, Inc. v. Lexmark International, Inc., la Cour Suprême ne s’était jamais prononcée sur la question d’un épuisement international du droit de brevet suite à une vente réalisée avec le consentement du titulaire. La Cour Suprême s’était déjà prononcée sur l’application de l’épuisement du droit, sans toutefois s’interroger sur sa territorialité. Ainsi, dans sa décision Quanta Computer, Inc. v. LG Electronics, Inc. (2008) [3], la Cour Suprême indiquait : “the initial authorized sale of a patented item terminates all patent rights to that item”. Cette position avait été réaffirmée dans la décision Bowman v. Monsanto co.(2003) [4].

En revanche, la Cour d’appel pour le circuit fédéral (CAFC) (instance de degré inférieur à la Cour Suprême et de compétence exclusive pour tous les litiges en matière de brevets) avait eu l’occasion d’affirmer l’absence d’épuisement international du droit. En particulier, dans sa décision Jazz Photo v. ITC [5], la CAFC avait déterminé que la vente en dehors des États-Unis n’épuisait pas les droits du titulaire d’un brevet américain : United States patent rights are not exhausted by products of foreign provenance. To invoke the protection of the first sale doctrine, the authorized first sale must have occurred under the United States patent. See Boesch v. Graff, 133 U.S. 697, 701-703 (1890) (a lawful foreign purchase does not obviate the need for license from the United States patentee before importation into and sale in the United States).

Le problème était que la CAFC avait fondé de manière erronée son affirmation sur une décision précédente Boesch v. Graff [6] de la Cour Suprême, dans laquelle la première vente du produit concerné à l’étranger n’avait pas été réalisée avec le consentement du titulaire du brevet. (La première vente avait été réalisée en Allemagne par un concurrent qui bénéficiait dans ce pays d’un droit de possession personnelle antérieure.) Or en l’absence du consentement du titulaire du brevet, cette première vente ne pouvait entrainer un épuisement du droit de brevet. Il ne s’agissait donc pas d’une décision entérinant une restriction territoriale de l’épuisement du droit de brevet.

Malgré l’absence de disposition législative écrite claire, et malgré l’erreur de la CAFC, il semblait néanmoins exister un consensus sur le fait que l’épuisement d’un droit de brevet américain ne s’appliquait qu’au produits mis dans le commerce sur le territoire des États-Unis, conformément à l’interprétation de la CAFC.

Le basculement opéré par la décision Impression Products, Inc. v. Lexmark International, Inc.

L’incertitude concernant l’application territoriale d’un épuisement du droit de brevet a récemment été levée par la Cour Suprême dans une affaire qui opposait la société Impression Products, Inc. à la société Lexmark International. Inc.

Dans cette affaire, la société Lexmark International était une société qui fabriquait et commercialisait des cartouches de toner aux Etats-Unis et en dehors des États-Unis. Elle détenait des brevets américains portant sur ces cartouches.

Certaines sociétés de reconditionnement, telles que la société Impression Products, rachetaient des cartouches d’impression vendues en dehors des États-Unis par Lexmark, les re-remplissaient et les réimportaient aux États-Unis. Afin de mettre un frein aux activités des sociétés de reconditionnement, Lexmark avait engagé des procès à l’encontre de plusieurs de ces sociétés, au nombre desquelles la société Impression Product, pour contrefaçon de ses brevets.

La défense de la société Impression Products était fondée sur la thèse selon laquelle la vente par Lexmark de cartouches en dehors des États-Unis entrainait un épuisement de ses droits de brevets sur ces cartouches, de sorte que la société de reconditionnement se trouvait libre de les reconditionner et de les revendre sur le territoire américain.

A l’inverse, Lexmark soutenait qu’une vente hors du territoire américain ne pouvait pas entrainer un épuisement de droits découlant de brevets américains car il ne pouvait y avoir d’épuisement de droit de brevet en l’absence de droit à épuiser à l’étranger.
Une des questions qui se posait à la Cour Suprême était donc de savoir si le titulaire d’un brevet américain épuise ses droits de brevet par la vente de ses produits en-dehors des États-Unis, où par définition, la loi américaine sur les brevets ne s’applique pas.

Cette réponse a été tranchée par la Cour Suprême : selon la Cour, l’épuisement du droit de brevet se produit du fait de la décision du titulaire d’abandonner ses droits de propriété sur le produit en échange d’une rémunération, de sorte qu’une vente en-dehors des États-Unis, à l’instar d’une vente aux États-Unis, avec le consentement du titulaire, épuise tous les droits de brevet sur ce produit.

Pour parvenir à cette conclusion, la Cour Suprême s’est notamment appuyée sur une précédente décision [7]qu’elle avait rendue en 2013, qui bien que traitant du droit de copyright, avait pour sujet principal l’épuisement international de ce droit en l’absence de disposition écrite relative à la territorialité de cet épuisement. Dans un raisonnement qu’elle réaffirme, la Cour Suprême a recherché dans la common law l’interprétation de la loi écrite, et a puisé dans des considérations du XVIIème siècle le principe du refus de permettre des restrictions à l’aliénation d’un bien mobilier ("the common law’s refusal to permit restraints on the alienation of chattels").

Conclusion

Plus d’un siècle et demi s’est écoulé depuis les premières décisions de la Cour Suprême relatives à l’épuisement des droits de propriété intellectuelle. Mais ce principe suscite toujours de nouvelles questions.

Du côté des certitudes, le basculement des États-Unis vers un régime d’épuisement international des droits de propriété intellectuelle constitue probablement le fait le plus marquant en la matière. En effet, on aurait pu penser de manière un peu caricaturale, que l’intérêt économique d’un pays développé, tel que les États-Unis, résiderait plutôt dans une protection renforcée des titulaires de droit de propriété intellectuelle, tandis que les pays moins développés auraient tendance à minimiser ces droits.

A la lecture des décisions Kirtsaeng v. John Wiley & Sons, Inc. et Impression Products, inc. v. Lexmark Int’l, Inc, nous avons le sentiment que les juges de la Cour Suprême ont cherché à favoriser en priorité le consommateur américain en autorisant l’importation sur le territoire américain de produits vendus à l’étranger à des prix inférieurs. Toutefois, si elle semble à première vue favoriser le consommateur américain, on peut se demander si la position de la Cour Suprême favorise, à long terme, les entreprises américaines qui exportent leurs produits à l’international, et donc l’économie du pays.

En tout état de cause, l’application d’un régime d’épuisement international des droits de propriété intellectuelle, rendra désormais plus difficile les stratégies commerciales consistant à vendre des produits identiques à des prix différents sur le territoire américain et sur d’autres territoires dans lesquels le pouvoir d’achat des consommateurs est généralement inférieur à celui du consommateur américain.

Il sera intéressant d’observer dans quelle mesure ce nouveau régime entrainera un changement de comportement des entreprises américaines et quelles seront les nouvelles stratégies développées par ces entreprises pour minimiser l’impact de ce nouveau régime sur leurs profits.

Damien MACE Conseil en Propriété Industrielle, Mandataire en brevets européens [->mace_d@regimbeau.eu] Marie AUDREN Associée, Conseil en Propriété Intellectuelle, Mandataire en brevets européens [->audren@regimbeau.eu] [->www.regimbeau.eu]

[1Impression Products, Inc. v. Lexmark International, Inc., Supreme Court of the United States, 581 U.S. ___, docket No. 15-1189 (2017)

[2CJCE, Affaire C-355/96, Silhouette International Schmied GmbH & Co. KG v. Hartlauer Handelsgesellschaft mbH (16 juillet 1998

[3Quanta Computer, Inc. v. LG Electronics, Inc. Supreme Court of the United States, 553 U.S. 617 (2008) (Docket No. 06-937

[4Bowman v. Monsanto Co., Supreme Court of the United States, 569 U.S. 278 (2013

[5Jazz Photo Corp. v. United States International Trade Commission, 264 F.3d 1094 (Fed. Cir. 2001)

[6Boesch v. Graff, Supreme Court of the United States 133 U.S. 697 (1890)

[7Kirtsaeng v. John Wiley & Sons, Inc.} (Kirtsaeng v. John Wiley & Sons, Inc., Supreme Court of the United States 568 U.S. 519 (2013)