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Un salarié sur quatre discriminé selon le baromètre de la perception des discriminations dans l’emploi : que faire ? Par Pierre Befre, Avocat.
Parution : lundi 1er octobre 2018
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A l’occasion de leur 11e baromètre de la perception des discriminations dans l’emploi, le Défenseur des droits et l’Organisation internationale du travail ont adopté une lecture intersectionnelle des comportements hostiles au travail. Les discriminations sont ainsi analysées en croisant différents facteurs comme le genre et la religion par exemple. Il apparaît alors qu’un salarié sur quatre considère avoir été victime de discrimination au cours des cinq dernières années. Un rappel des sanctions pour l’employeur et des solutions pour le salarié est ici fait.

I. Le baromètre du Défenseur des droits et de l’OIT.

Le Défenseur des droits Jacques Toubon et l’Organisation internationale du travail (OIT) ont publié le 27 septembre 2018 leur 11e baromètre de la perception des discriminations dans l’emploi.

Les résultats de l’enquête menée en 2016 font apparaître qu’une personne sur quatre a déclaré avoir fait l’objet de propos ou comportements stigmatisants sur son lieu de travail lors des cinq dernières années

Parmi les 25 critères de discrimination reconnus par la loi française [1] dont le dernier créé est celui de la domiciliation bancaire [2], le baromètre s’intéresse particulièrement au sexisme, à l’homophobie, au racisme, à l’handiphobie et à la discrimination liée à la religion ou à l’état de santé car ces derniers sont ceux le plus souvent rapportés par les personnes interrogées. Ainsi, 14% de ces dernières disent avoir été confrontées à des propos ou comportements sexistes et 9% à des comportements racistes.

L’originalité de ce baromètre réside dans le fait qu’il adopte une analyse que le Défenseur des droits qualifie lui-même d’ « intersectionnelle » pour permettre de mieux appréhender les discriminations au travail. Concept anglo-saxon créé en 1989 par une juriste féministe américaine, Kimberlé Crenshaw [3], l’intersectionnalité invite à envisager simultanément plusieurs formes de discrimination.

Le baromètre relève ainsi que les personnes les plus exposées à un « continuum d’attitudes hostiles au travail » sont les femmes non-blanches de 18 à 44 ans et insiste ainsi sur la nécessité d’étudier en même temps différents critères de discrimination – le sexe et la couleur de peau en l’occurrence – pour mieux discerner les discriminations à l’œuvre.

Si les juridictions anglo-saxonnes ont intégré ce concept d’intersectionnalité à leur raisonnement, les juridictions françaises et européennes [4] se sont montrées jusqu’à présent réticentes à l’idée de l’adopter. En effet, les directives européennes relatives à la discrimination [5] envisagent peu les discriminations multiples et la Cour de justice de l’Union européenne a récemment refusé de caractériser une discrimination fondée sur l’effet combiné de l’orientation sexuelle et de l’âge lorsqu’aucun des deux critères n’est constitutif, pris isolément, d’une discrimination [6]. Ces juridictions semblent privilégier la détermination d’un motif déterminant à la discrimination plutôt que d’étudier une interaction de critères multiples.

Cependant, le Comité des droits de l’homme des Nations unies (ONU) a rendu le 10 août 2018 un avis sur la confirmation par la justice française en 2014 du licenciement d’une salariée de la crèche "Baby-Loup". Pour rappel, à l’issue d’une odyssée judiciaire, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a jugé que le règlement intérieur de la crèche permettait en l’espèce d’imposer une restriction à la liberté religieuse des salariés et a ainsi donné raison à l’employeur qui avait licencié cette salariée ayant refusé de retirer son voile [7]. Ce Comité onusien dont l’avis ne s’impose pas aux juridictions françaises a estimé que ce licenciement fondé sur le règlement intérieur constituait une « discrimination inter-sectionnelle basée sur le genre et la religion ». Le comité a demandé aux autorités françaises de lui transmettre, dans un délai de 6 mois, des renseignements sur les mesures prises.

Monsieur Bertrand Louvel lors du discours protocolaire d’installation de nouveaux magistrats à la Cour de cassation le 3 septembre a pris acte de cet avis en évoquant un « facteur nouveau de déstabilisation de la jurisprudence » [8]. Ce faisant, le Premier président de la Cour de cassation invite les juridictions françaises à prendre en compte l’analyse du Comité des droits des droits de l’homme des Nations Unies dans leur raisonnement.
Ainsi, sous l’effet conjugué des recommandations du Défenseur des droits, de l’OIT et des institutions internationales relatives aux droits de l’homme, les tribunaux françaises pourraient être amenés à intégrer l’approche intersectionnelle ou, du moins, une vision multicritères des discriminations qui leur seront soumises.

Il conviendra donc d’être attentif aux prochaines décisions rendues en matière de discrimination pour mesurer l’impact de ce mouvement de prise en compte de l’intersectionnalité des critères de discrimination.

II. La définition juridique actuelle de la discrimination.

A. Définition directe/indirecte et champ d’application.

Aucune personne ne peut être discriminée en raison d’un des 25 critères énumérés par la loi du 27 mai 2008 [9]. Ce principe de non-discrimination s’applique tout au long de la relation contractuelle dès la procédure de recrutement, bien évidemment lors de l’exécution du contrat de travail ainsi qu’au terme de celui-ci.

Deux types de discrimination existent : directe et indirecte. Est directe une discrimination lorsqu’une personne est traitée moins favorablement qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne l’aura été dans une situation comparable sur le fondement d’un des 25 critères [10]. Par exemple, constitue une discrimination directe le fait de demander à un salarié de de porter un prénom français au lieu de son prénom d’origine étrangère [11].

En revanche, est indirecte une discrimination lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique, neutre en apparence, peut entraîner un désavantage particulier pour certaines personnes. Seuls un but légitime et des moyens nécessaires et appropriés peuvent objectivement justifier une telle discrimination [12].

Récemment, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a eu à se prononcer sur un cas de discrimination indirecte après qu’une question préjudicielle eut été posée par la Cour de cassation française. La CJUE a ainsi rappelé que l’interdiction du port du voile pouvait découler d’un règlement intérieur d’une entreprise privée interdisant le prote visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail.

Cependant, cette restriction des libertés devient une discrimination indirecte s’il est établi que cette obligation, en apparence neutre, entraîne en réalité un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données. Dans un tel cas, l’employeur doit alors démontrer que cette obligation est justifiée par un objectif légitime comme la poursuite d’une politique de neutralité politique, philosophique ou religieuse avec des moyens appropriés et nécessaires [13]. D’ailleurs, depuis la Loi dite El Khomri, une clause de neutralité peut être insérée au règlement intérieur si cette restriction est justifiée, nécessaire et proportionnée [14].

Dans une affaire similaire, la CJUE a jugé que le souhait d’un client de ne plus voir les services d’un employeur d’être assurées par une salariée portant un foulard islamique ne pouvait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminant justifiant son licenciement [15].

B. Le cas du harcèlement discriminatoire.

En même temps que ce baromètre, le Défenseur des droits a publié une fiche pratique à destination des employeuses et des employeurs.

En effet, 86% des personnes s’estimant victimes de discrimination déclarent que de tels propos et comportements se sont également accompagnés d’autres attitudes hostiles qui sont juridiquement qualifiées de harcèlement discriminatoire.

Relève du harcèlement discriminatoire un agissement à l’encontre d’un salarié lié à un motif prohibé par la loi qui a pour objet ou effet de porter à la dignité, ou de dégrader l’environnement de travail [16].

Cette fiche rappelle que les agissements n’ont pas besoin d’être répétés pour qu’une situation puisse être qualifiée de harcèlement discriminatoire et qu’un acte unique peut suffire [17].

En raison de l’obligation de sécurité qui pèse sur l’employeur, celui-ci doit assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des salariés en prévenant les situations de harcèlement discriminatoire et en réagissant lorsqu’une telle situation est portée à sa connaissance [18].

C. Sanctions.

Tout d’abord, l’employeur se livrant à des faits de discrimination s’expose à des sanctions civiles.

Ainsi toute disposition ou tout acte contraire au principe de non-discrimination pris à l’égard d’un salarié est nul [19]. Ainsi le salarié dont le licenciement est nul peut demander soit sa réintégration, soit une indemnité équivalente à au moins 6 mois de salaires [20].

Aussi, la mesure prise sur le fondement d’une clause illicite dans le règlement intérieur ou dans un contrat est susceptible de causer un préjudice moral distinct qui doit être réparé.

Des sanctions pénales sont également prévues pour l’employeur qui refuse d’embaucher, qui sanctionne ou licencie une personne pour un motif discriminatoire [21]. Ces faits sont passibles d’une peine d’emprisonnement maximale de 3 ans et d’une amende de 45.000€ [22].

Les personnes morales peuvent être déclarées pénalement responsables d’actes de discrimination et encourent alors une amende égale à 225.000 € et des peines complémentaires que sont l’interdiction, à titre définitif ou pour une durée de cinq ans au plus, d’exercer directement ou indirectement une ou plusieurs activités professionnelles ou sociales, l’exclusion des marchés publics à titre définitif ou pour une durée de cinq ans au plus et l’affichage de la décision prononcée ou la diffusion de celle-ci soit par la presse écrite, soit par tout moyen de communication au public par voie électronique [23].

Enfin, le code du travail contient lui aussi une interdiction spécifique de prendre en compte le sexe ou la situation de famille pour prononcer une sanction [24]. Les sanctions sont alors des peines d’un an de prison, 3.750 euros d’amende, l’affichage du jugement et sa parution dans la presse.

D. Les moyens à disposition du salarié discriminé.

Le salarié s’estimant victime de discrimination doit rapporter des faits laissant présumer une discrimination directe ou indirecte [25].

L’employeur accusé de discrimination doit alors prouver que sa décision répondait à une exigence professionnelle et déterminante, que l’objectif poursuivi était légitime et l’exigence proportionnée et que le choix définitif reposait sur un motif étranger à toute discrimination.

L’action en réparation du préjudice résultant d’une discrimination se prescrit par 5 ans à compter de sa révélation.

Depuis 2016 [26], l’action de groupe est ouverte à ceux qui, candidats à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou aux salariés qui font l’objet d’une discrimination, directe ou indirecte, fondée sur un même motif et imputable à l’employeur. L’action de groupe est alors intentée devant le Tribunal de grande instance du lieu de la société et peut être exercée par une organisation syndicale représentative ou par une association régulièrement déclarée depuis 5 ans intervenant dans la lutte contre les discriminations ou œuvrant dans le domaine du handicap [27]. L’action peut tendre à la cessation du manquement et à la réparation des préjudices subis [28].

De même, lorsqu’une mesure est discriminatoire, une action de substitution au profit des organisations syndicales représentatives ou des associations de lutte contre les discriminations est ouverte.

Également, le Défenseur des droits peut être saisi ou se saisir d’office afin d’enquêter et, le cas échéant, d’assister la victime en cas de discrimination.

Enfin, en ce que les faits de harcèlement discriminatoire sont suffisamment graves et imputables à l’employeur qui n’a pris les mesures adéquates, ils peuvent justifier une prise d’acte aux torts de l’employeur ou une demande de résiliation judiciaire. Si la prise d’acte ou la résiliation judiciaire sont jugées justifiées, la rupture produira nécessairement les effets d’un licenciement nul et le salarié pourra prétendre à la réparation intégrale du préjudice subi, en dehors de tout barème.

C’est bien un des principaux intérêts de la reconnaissance de la discrimination par les tribunaux : obtenir une indemnisation non soumise au barème « Macron ».

Le second intérêt est que l’identification d’une situation de discrimination par un avocat permet de négocier plus facilement le départ du salarié victime : l’employeur, craignant un risque contentieux lourd – civil et pénal –, sera enclin à indemniser le départ de sa société du salarié.

Maître Pierre BEFRE Avocat au Barreau de Paris Cabinet AP http://www.cabinet-ap.fr/

[1C. trav., art. L. 1132-1

[2LOI n°2017-256 du 28 février 2017 - art. 70

[3« Demarginalizing the Intersection of Race and Sex : A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum, 1989

[4CJUE, Baxter c. Deutschland GMBH (Odar), 6 décembre 2012, Aff. C-152/11

[5Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail

[6CJUE, David L. Parris, 24 novembre 2016, Aff. C-443/15

[7Cass. AP, 25 juin 2014, n°13-18.369

[9C. trav. L. 1132-1 ; article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008

[10Article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008

[11Cass. Soc., 10 nov. 2009, n° 08-42.286

[12Article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008

[13CJUE, 14 mars 2017, G4S Secure solutions NV , aff. C-157/15

[14LOI n°2016-1088 du 8 août 2016 - art. 2 ; Article L. 1321-2 du code du travail

[15CJUE, 14 mars 2017, Micropole Universe, aff. C-188/1

[16C. trav. L. 1152-1

[17Décision du Défenseur des droits MLD-2014-105 du 31 juillet 2014, CA Rennes, 10 déc. 2014, n° 14/00134

[18C. trav. L. 1152-4, L. 4121-1

[19C. trav. L.1132-4

[20Cass. Soc., 21 sept. 2005, 03-44.855

[21C. pén. 225-1, 225-2 3°

[22C. pén. 225-1

[23C. pén. 225-4, 131-38, 131-39

[24C. trav. L. 1142-1

[25C. trav. L. 1134-1, Cass. Soc., 28 sept. 2004 n° 03-41.825

[26L. n° 2016-1547, 18 nov. 2016, : JO 19 nov., C. trav. L.1134-6

[27C. trav. L. 1134-7

[28C. trav. L. 1134-8