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Appréciation de la probabilité de survenance du dommage médical. Par Dimitri Philopoulos, Avocat.
Parution : lundi 22 octobre 2018
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Selon un arrêt du 15 octobre 2018 du Conseil d’Etat, pour apprécier le caractère faible ou élevé du risque dont la réalisation a entraîné un dommage consécutif à un accident médical, il y a lieu de prendre en compte la probabilité de survenance d’un événement du même type que celui qui a causé le dommage et entraînant une invalidité grave ou un décès.

Dans un arrêt rendu le 15 octobre 2018 le Conseil d’État a précisé la méthode pour déterminer si la probabilité d’un risque médical est faible au sens des dispositions du II de l’article L1142-1 du code de la santé publique ce qui ouvre droit à indemnisation par l’ONIAM au titre de la solidarité nationale.

Suivant cet article :« Lorsque la responsabilité d’un professionnel, d’un établissement, service ou organisme mentionné au I ou d’un producteur de produits n’est pas engagée, un accident médical, une affection iatrogène ou une infection nosocomiale ouvre droit à la réparation des préjudices du patient, et, en cas de décès, de ses ayants droit au titre de la solidarité nationale, lorsqu’ils sont directement imputables à des actes de prévention, de diagnostic ou de soins et qu’ils ont eu pour le patient des conséquences anormales au regard de son état de santé comme de l’évolution prévisible de celui-ci et présentent un caractère de gravité, fixé par décret... »

Dans le cadre de l’application de ce texte, la condition d’anormalité des préjudices était problématique en raison de la difficulté, par nature subjective, de distinguer entre les préjudices normaux et anormaux.

Pour réduire cette difficulté, les deux ordres de juridictions ont élaboré une jurisprudence permettant une approche plus concrète.

En effet, dans un arrêt rendu le 12 décembre 2014, publié au Recueil Lebon, le Conseil d’État a décidé [1] : « Considérant que la condition d’anormalité du dommage prévue par ces dispositions doit toujours être regardée comme remplie lorsque l’acte médical a entraîné des conséquences notablement plus graves que celles auxquelles le patient était exposé de manière suffisamment probable en l’absence de traitement ; que, lorsque les conséquences de l’acte médical ne sont pas notablement plus graves que celles auxquelles le patient était exposé par sa pathologie en l’absence de traitement, elles ne peuvent être regardées comme anormales sauf si, dans les conditions où l’acte a été accompli, la survenance du dommage présentait une probabilité faible. »

Dans des termes identiques, la Cour de cassation a suivi cette approche par un arrêt rendu le 15 juin 2016 [2].

Selon cette jurisprudence, pour apprécier la condition d’anormalité du préjudice, il convient de rechercher si les conséquences de l’acte médical étaient notablement plus graves que celles de l’évolution naturelle de la pathologie de la victime. A défaut, il faut déterminer si la survenance du dommage présentait une probabilité faible.

Cependant, en cas d’absence de conséquences notablement plus graves, il restait le problème de la méthode de l’appréciation de la probabilité du risque. S’agit-il d’un risque d’ordre général ou d’un risque plus spécifique notamment le risque finalement réalisé ?

Par un arrêt rendu le 15 octobre 2018, mentionné dans les tables du recueil Lebon, le Conseil d’État a apporté des précisions sur ce point qui ne manqueront pas de retenir l’attention des praticiens de la responsabilité médicale. [3]

Dans cette espèce une victime avait subi une hépatectomie partielle justifiée par la présence d’adénomes hépatiques. En raison de complications hémorragiques, elle est restée atteinte d’un préjudice corporel notamment une cécité de l’œil gauche et une surdité de perception de l’oreille droite en rapport avec un accident vasculaire cérébral.

Quant aux conditions du II de l’article L1142-1 du code de la santé publique, la gravité de son préjudice atteint le niveau requis pour l’indemnisation par l’ONIAM au titre de la solidarité nationale. En outre, il n’y avait pas de faute de nature à engager la responsabilité de l’hôpital et les préjudices étaient directement imputables à un acte de prévention, de diagnostic ou de soins. Il restait à déterminer si les préjudices subis ont eu pour le patient des conséquences anormales au regard de son état de santé comme de l’évolution prévisible de celui-ci.

Or, la cour administrative d’appel a déboutée la victime de sa demande d’indemnisation au motif que le risque d’hémorragie présentait une probabilité de 20 % ce qui n’est pas une probabilité faible nécessaire pour caractériser la condition d’anormalité du dommage au sens des dispositions du II de l’article L1142-1 du code de la santé publique.

Or, le Conseil d’État annule cette décision pour erreur de droit et énonce :
« Considérant que, pour apprécier le caractère faible ou élevé du risque dont la réalisation a entraîné le dommage, il y a lieu de prendre en compte la probabilité de survenance d’un événement du même type que celui qui a causé le dommage et entraînant une invalidité grave ou un décès ; que, pour juger que la survenance du dommage subi par M. A... ne présentait pas une probabilité faible, la cour administrative d’appel s’est fondée sur la circonstance que l’intéressé se trouvait exposé, compte tenu de l’intervention chirurgicale pratiquée, à un risque d’hémorragie présentant une probabilité de 20 % ; qu’en se fondant sur la probabilité générale de subir une hémorragie lors d’une telle intervention, au lieu de se fonder sur le risque de survenue d’une hémorragie entraînant une invalidité grave ou un décès, la cour a commis une erreur de droit ; que son arrêt doit, par suite, et sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens du pourvoi, être annulé ».

Cette décision de la Haute juridiction administrative énonce dans un chapeau que la probabilité analysée est spécifiquement celle d’un événement du même type que celui qui a causé le dommage et entraînant une invalidité grave ou un décès.

Autrement dit, dans cette espèce, la probabilité qui nous intéresse est celle d’une hémorragie qui entraîne une invalidité grave ou un décès.

Il en est ainsi, d’une part, car selon la jurisprudence déjà citée des deux ordres de juridictions l’importance de la probabilité est analysée par rapport au dommage survenu dans les conditions où l’acte a été accompli. Il s’agit d’une appréciation in concreto du risque grave qui s’est finalement réalisé. D’autre part, suivant le II de l’article L1142-1 du code de la santé publique les conséquences anormales sont appréciées au regard de l’état de santé de la victime comme de l’évolution prévisible de celui-ci. On est toujours en présence d’une appréciation in concreto, cette fois sur l’état initial de la victime et de son évolution, avec pour contrepartie la même sorte d’appréciation de la probabilité du risque grave finalement réalisé. Enfin, suivant ce même texte, le préjudice qui n’est pas grave est exclu de l’indemnisation au titre de la solidarité nationale et ainsi son risque n’entre pas en ligne de compte.

Cet arrêt du Conseil d’État évitera l’amalgame des risques devant le juge du fond. Il n’est pas inattendu que la Cour de cassation suive cette jurisprudence logique et utile. En outre, les praticiens du droit médical doivent éventuellement adapter la mission demandée dans leurs écritures pour éviter en amont de tels amalgames par les experts. [4]

Dimitri PHILOPOULOS Avocat à la Cour de Paris Docteur en médecine https://dimitriphilopoulos.com

[1CE 5e/4e SSR 12 déc. 2014, n° 355052

[2Civ. 1e, 15 juin 2016, n° 15-16824

[3CE 5e/6e CR 15 oct. 2018, n° 409585.