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Le fait religieux en entreprise : le cas des crèches de Noël. Par Vincent Bicini, Docteur en droit.
Parution : mardi 23 octobre 2018
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L’année dernière s’était achevée avec deux décisions rendues par la justice administrative, l’une autorisant le maintien d’une crèche dans l’Hôtel du département de Vendée [1], l’autre l’interdisant dans celui de la Région Auvergne-Rhône-Alpes. Cette issue juridique démontre que naguère fait banal, l’installation d’une crèche de Noël est devenue un sujet de discorde, et sans recourir à la litote un sujet de tensions, de crispations ; rendant indispensable un encadrement juridique. Pour y parvenir de manière satisfaisante il faut emprunter un chemin piégé : entre la laïcité « à la française » pour s’épargner la peine de la décrire totalement, et la Religion ou plutôt les différentes religions aux contours bien flous et changeants.

La France actuelle n’est plus celle des années 1960 (c’est une évidence), mais entre temps le symbole de la Nativité est devenu le symbole des rapports de force qui travaillent le pays. Si les juridictions administratives continuent d’utiliser une balance instable afin de parvenir à un chimérique point d’équilibre entre une proscription généralisée et un refus d’intervenir, en essayant d’appliquer la solution dégagée par le Conseil d’État [2] (une interdiction de principe dans les bâtiments publics avec des exceptions), nous devons constater que, pour l’instant, cette question concerne marginalement le monde de l’entreprise. Mais entre la montée d’un « populisme chrétien » et certains partisans de la laïcité devenus laïcards, rien n’indique que des troubles ne se profilent pas à l’horizon.

I) L’augmentation du fait religieux en entreprise.

Avant de parler de l’entreprise, constatons ce que tout le monde perçoit ou ressent : la théorie de la sécularisation de nos sociétés est périmée. Dès les années 1990, le politologue Gilles Kepel analysait très justement les trois monothéismes dans son ouvrage La Revanche de Dieu. Il mit en évidence, dans chacun d’entre eux des mouvements profonds qui étaient la marque d’une vigueur renouvelée [3]. Ainsi de la résurgence de l’islamisme radical qui se répandait dans beaucoup de pays musulmans ; ainsi du mouvement évangélique, très fort notamment sur le continent américain ; ainsi même du retour d’un certain rigorisme dans les communautés juives des pays occidentaux.

Ce constat demeure toujours valable et s’est même confirmé (crèches de Noël, la Manif pour tous, etc.). Si ce mouvement ne faiblit pas c’est qu’il est une « réponse » aux impasses actuelles de notre société ; totalement émiettée, dissoute, soumise à un économisme incapable de fournir une transcendance. Tous ces éléments forment le terreau qui alimente une révolte spirituelle contre l’individualisme et le matérialisme, et qui rejette de façon de plus en plus marquée, un monde qui « gouverne l’esprit par ce dont l’esprit est absent ». Dans ce grand mouvement, comme le dit le sociologue Jean-Paul Willaime, la Religion donne du sens : « dans des sociétés sécularisées et pluralistes travaillées par toute sorte d’incertitudes, les religions apparaissent comme des ressources convictionnelles, identitaires et éthiques dont les multiples apports au vivre-ensemble peuvent être reconnus  ».

Concernant plus strictement le monde du travail, et de manière plus étroite encore le monde de l’entreprise. L’idée trop répandue veut que la Religion soit maintenue en-dehors. En réalité les choses ne sont pas aussi simples, et la frontière pas aussi nette que certains le voudrait. Déjà parce que la présence de la Religion en entreprise n’est pas un fait nouveau, même pour des religions pratiquées en France depuis peu (les salles de prières installées par Renault, dans les années 1970, pour ses salariés musulmans en sont un bon exemple). Ensuite la « désécularisation » qui traverse la société ne pouvait pas contourner l’entreprise, ce que le bon sens ne vient pas contredire. Le mythe de l’entreprise étanche au monde extérieur et vivant selon ses propres règles s’effondre.

Ces grands groupes de services, toutes ces start-up et ces entreprises qui ont pris pour modèle la Sillicon Valley et son démiurgisme technologique. Toutes celles qui ne revendiquent pas mais se proposent d’uniformiser l’Homme, de le rendre interchangeable, ou pour reprendre la formule d’Emmanuel Mounier de consacrer « la dissolution de la personne dans la matière », continuent à se rêver en entreprise de demain, mais leurs vieilles utopies leur font prendre le chemin des Phalanstères et autres familistères du XIXe siècle. Dans sa gestion des ressources humaines, les choses ne vont guère mieux, puisque le monde du marketing ne parvient pas à créer du sens et encore moins, évidemment, les éléments d’une transcendance susceptible de former une ambition collective, tandis que celui du management avec ses soubassements formés par les théories néo-behavioristes, il est en crise. Pourquoi tout cela s’éreinte ? Parce que la matrice de toute cela, le libéralisme, est épuisée.

Le philosophe français Benjamin Constant a écrit « prions l’autorité de rester dans ses limites ; qu’elle se borne à être juste. Nous nous chargerons d’être heureux ». Tout est résumé dans cette phrase. La promesse du bonheur, le Juste avant le Bien (à contrario des sociétés d’Ancien Régime qui prenaient appui sur les religions), et le Droit conçu comme une instance de régulation suprême dont le but est de gérer pacifiquement la coexistences de libertés concurrentes. Ce monde qui nous gouverne, et à fortiori les entreprises qui le compose, a échoué dans sa promesse du bonheur, réduite au fil du temps à une simple perspective de gains matériels. Tandis que la « neutralité axiologique » du libéralisme, que l’on pourrait résumer comme l’absence de jugement de valeur au profit d’une analyse uniquement technique des conflits, telle que l’a décrit le philosophe Jean-Claude Michéa, s’enlise dans des difficultés qui semble de moins en moins surmontables. Un bon exemple est la diversité revendiquée par certains entreprises et la grande pusillanimité de leur part quand celle-ci se manifeste.

L’idée d’un monde de l’entreprise sécularisé a elle aussi vécu. L’individualisme triomphant a abouti à une revendication permanente de nouvelles libertés et de nouveaux droits rendant de plus en plus complexe le « vivre-ensemble » en entreprise. Cette formule est devenue un oxymore. La question récurrente du voile nous l’a rappelé récemment. L’erreur serait de croire que cette visibilité retrouvée de la Religion ne concerne que l’Islam. Le catholicisme est lui aussi revigoré, réveillant par contrecoup les tenants d’une laïcité stricte. L’entreprise moderne sans spiritualité est un terrain propice à ses nouveaux conflits. Il y a quelques années, l’installation d’une crèche de Noël dans une gare SNCF de l’Aveyron avait donné lieu à une suite de quiproquos et aboutit sur une tragi-comédie. C’est parce que le législateur n’ignore pas cette réalité, que celui-ci est intervenu pour organiser le « fait religieux » [4]. Avec notamment l’adoption d’un principe issu du droit public : la neutralité.

II) Le durcissement de la loi : la neutralité.

Avant d’aborder la neutralité, il convient de rappeler moins ce qu’est une crèche de Noël que ce qu’elle représente. La mangeoire qui servit de berceau à l’enfant Jésus est devenue au fil des siècles un emblème religieux, mais également culturel. C’est sur cette distinction que se fonde le Conseil d’État pour trancher et interdire une installation cultuelle et autoriser une installation culturelle dans un bâtiment public, dans le respect d’une laïcité stricte. Mais c’est de cette ambiguïté que naissent les conflits. Pourtant celle-ci paraît bien artificielle, car comment la crèche de Noël ne pourrait pas être, en toute circonstance, un emblème religieux ? Contournons cette question pour arriver directement à ce qui nous intéresse : peut-on sereinement installer une crèche de Noël en entreprise ?

L’entreprise moderne a pendant des années, et continue encore, servi de modèle, d’exemple à suivre ; les entreprises publiques et le service public étaient, dit-on, dépassés, ringards, et sommés de se plier aux injonctions venus du privé. Tout ce qui l’un faisait, l’autre devait le copier. Puis subrepticement, en une loi, l’inverse s’est produit. À front renversé, un concept issu du droit public a débarqué dans le droit du travail. En droit public, la neutralité est le corollaire du principe d’égalité, elle doit s’inscrire dans l’activité quotidienne des services publics. Elle implique la laïcité de l’État, l’impartialité des agents publics et l’interdiction de toute discrimination. Ce principe justifie que des restrictions soient apportées à la liberté d’expression religieuse des agents dans l’exercice de leurs fonctions, sans pour autant permettre de discriminations à raison de leurs convictions religieuses, et encore moins conduire à la négation de la liberté de conscience dont les agents publics peuvent se prévaloir. [5].

Mais revenons-en à l’entreprise. La « loi travail » est claire sur la question de la neutralité : « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché » [6].
Ces dispositions méritent une analyse. Pour commencer, elles échouent à permettre à l’entreprise de « donner du sens ». Mais de simples dispositions légales le peuvent-elles ? La mécanique du Droit peut-elle venir à la rescousse de la spiritualité ? Fusse-t-elle-même bien huilée. C’est une autre question, bien vaste et bien complexe, à laquelle une thèse ne suffirait sans doute même pas pour y répondre.

La symbolique de la loi pouvait néanmoins parvenir à un résultat : prendre acte du fait religieux dans l’entreprise. C’est chose faite. En mettant en exergue le principe de neutralité, qui peut désormais être inscrit en tant que tel dans un règlement intérieur, la loi prouve que le législateur a conscience des forces en actions dans le monde de l’entreprise et que l’idée d’une entreprise hermétique à la Religion, une entreprise parfaitement sécularisée a vécu. Ce qui est en revanche assez paradoxal, c’est que cette position prouve que le législateur a saisi que l’idée de la sécularisation était une chimère, tout en y restant profondément attaché en faisant le choix de la neutralité qui relève d’une certaine forme de négation. Mais en sécurisant les règlements intérieurs qui contiendraient déjà des restrictions de ce type et en entérinant la jurisprudence dégagée en l’espèce, notamment dans l’affaire « Baby-Loup » [7], le législateur semble tout de même mieux comprendre les réalités nouvelles.

Si malheureusement elle ne prend pas la peine de définir la neutralité, on peut également lui reconnaître une certaine forme d’anticipation en ne se bornant pas à la neutralité religieuse. D’autres aspects tels que des pratiques culturelles ou des convictions politiques peuvent donc être visés par le règlement intérieur. Comme si le législateur pressentait les problèmes à venir prenant appui sur l’ambiguïté de la frontière entre culturel et cultuel. Cette distinction, largement utilisée par le Conseil d’État pour juger de la bonne application du principe de laïcité sera sans doute utilisée un jour par la Cour de Cassation aux mêmes fins, tant l’influence du droit public sur la question est grande. Par exemple, la notion de « nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise » est directement inspirée de la notion de « bon fonctionnement du service public ».

Par ailleurs, la « loi travail », comme en droit public, renvoie à cette appréciation in concreto qu’en droit privé l’entreprise aura la responsabilité d’opérer, en évitant évidemment les écueils d’une discrimination, d’une atteinte à la vie privée des salariés, à la liberté d’expression religieuse, mais dont la manifestation pourra être restreinte sous certaines conditions. Pour résumer, le principe de neutralité est ni plus ni moins devenu un principe de droit privé qui, pour l’heure, a vocation à s’appliquer si l’entreprise le souhaite.

La conclusion a donné à ces propos s’impose d’elle-même, une entreprise qui déciderait d’installer une crèche de Noël, alors que le principe de neutralité se trouverait inscrit dans son règlement intérieur, pourrait se mettre en porte-à-faux vis-à-vis de ce dernier. Et laisserait le champ libre à un salarié à qui la pratique déplairait la possibilité de contester cette installation.

De la même manière, un groupe de salariés souhaitant installer une crèche pourrait se le voir interdire par l’employeur, assurément plus aisément si le principe de neutralité est inscrit dans le règlement intérieur de l’entreprise. Si ces sujets sont encore légers et relativement marginaux, assurément des cas se présenteront compte tenu de l’évolution de l’entreprise et de la société dans son ensemble.

Vincent Bicini, Docteur en droit. Chargé d'enseignement vacataire en droit public.

[1CAA, 6 octobre 2017, 16NT03735.

[2CE, 9 novembre 2016, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne.

[3Gilles Kepel, La Revanche de Dieu. Chrétiens, juifs et musulmans à la reconquête du monde, Le Seuil, coll. L’épreuve des faits.

[4Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite loi Travail, JORF n°0184 du 9 août 2016.

[5Sur la liberté d’opinion, notamment religieuse, voir : art. 6 de la « loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires. Loi dite loi Le Pors », J.O., 14 juillet 1983, p. 2174.

[6Article 2 de la « loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels », J.O., 9 août 2016, texte n° 3 et Art. 1321-2-1 nouveau du Code du travail.

[7Pour rappel, la Cour de cassation avait considéré que les restrictions à la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses devaient être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, être proportionnées au but recherché et résulter d’une formulation suffisamment précise du règlement intérieur.