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Quel "Homme du métier" choisir pour définir si un composé est protégé par un brevet de base en vigueur ? Par Anne Boutaric, CPI.
Parution : jeudi 25 octobre 2018
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Dans le but de compenser la période qui s’écoule entre le dépôt d’une demande de brevet pour un nouveau médicament et son Autorisation de Mise sur le Marché (AMM), le règlement communautaire n° 469/2009 prévoit que les produits possédant des propriétés curatives ou préventives à l’égard des maladies humaines ou animales peuvent faire l’objet d’un Certificat Complémentaire de Protection (CCP). Selon l’article 3 sous a) de ce règlement, le produit objet du CCP doit être protégé par un brevet de base en vigueur.

L’expression « protégé par un brevet de base en vigueur » peut sembler claire. Cepen-dant, depuis 2011, sa définition évolue au risque de dériver entre les Etats Membres.

Dans son arrêt MEDEVA, C‑322/10, rendu le 24 novembre 2011, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) exprime qu’en l’absence d’harmonisation du droit des brevets quant à la notion de contrefaçon au niveau de l’Union, le produit « protégé par un brevet de base en vigueur » ne peut pas être défini comme toute composition d’un médicament contrefaisant directement le brevet. Si les règles de la contrefaçon ne peuvent pas être appliquées, quel est le critère pour déterminer si l’exigence exprimée à l’article 3 sous a) est satisfaite ? La réponse à cette question n’a été que partiellement esquissée par la CJUE dans son arrêt MEDEVA.
Cet arrêt a beaucoup été critiqué puisque la CJUE se contente de dire pour droit que cet article 3, sous a) doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à la délivrance d’un CCP portant sur des principes actifs « qui ne sont pas mentionnés dans le libellé des revendications du brevet de base invoqué » et laisse à chaque autorité la liberté d’interpréter les termes « mentionnés dans le libellé des revendications ».

Dans son arrêt Eli Lilly, C-493/12, rendu le 12 décembre 2012, la CJUE précise qu’il n’est cependant « pas nécessaire que le principe actif soit mentionné dans les revendications de ce brevet au moyen d’une formule structurelle » mais que le principe actif peut être couvert par une formule fonctionnelle dès lors qu’ « il est possible de conclure que ces revendications visaient, implicitement mais nécessairement, le principe actif en cause, et ce de manière spécifique », laissant là encore les autorités nationales interpréter les termes « implicitement mais nécessairement [….] et ce de manière spécifique ».

Depuis ces arrêts, les autorités administratives ou judiciaires des Etats Membres s’interrogent toujours sur l’interprétation de l’article 3 sous a) du règlement CE 469/2009, au risque de rendre des décisions divergentes d’un Etat Membre à l’autre, allant in fine à l’encontre de l’objectif d’harmonisation de ce règlement.

Ainsi, lorsqu’en 2017, dans l’affaire C-121/17, Generics vs Gilead, la High Court of Justice (Grande-Bretagne), demande encore une fois :
« Quels sont les critères permettant de déterminer si “le produit est protégé par un brevet de base en vigueur” au sens de l’article 3, sous a), du règlement no 469/2009 ? »
Le président de la CJUE décide de confier cette affaire à la Grande Chambre.

Une première en affaire de CCPs. Signe que la CJUE a entendu le besoin d’une interprétation de l’article 3 sous a) qui soit claire, complète, indépendante du cas d’espèce ?

L’arrêt a enfin été rendu le 25 juillet 2018.

La CJUE a ainsi dit pour droit :
L’article 3, sous a) […] doit être interprété en ce sens qu’un produit composé de plusieurs principes actifs ayant un effet combiné est « protégé par un brevet de base en vigueur », au sens de cette disposition, dès lors que la combinaison des principes actifs qui le composent, même si elle n’est pas explicitement mention-née dans les revendications du brevet de base, est nécessairement et spécifique-ment visée dans ces revendications. À cette fin, du point de vue de l’Homme du métier et sur la base de l’état de la technique à la date de dépôt ou de priorité du brevet de base :
- la combinaison de ces principes actifs doit relever nécessairement, à la lumière de la description et des dessins de ce brevet, de l’invention cou-verte par celui-ci et
- chacun desdits principes actifs doit être spécifiquement identifiable, à la lumière de l’ensemble des éléments divulgués par ledit brevet.

La décision rendue est plus restreinte que la question posée, puisqu’elle semble se limiter aux produits composés de plusieurs principes actifs ayant un effet combiné.

Encore une fois, cet arrêt semble lui aussi ne s’appliquer qu’au cas d’espèce.

Brièvement, dans le litige au principal, la validité du CCP de Gilead portant sur le TRUVADA, association des deux principes actifs, le ténofovir disoproxil et l’emtricitabine, est contestée au motif que le brevet de base ne vise pas spécifiquement l’association du ténofovir disoproxil avec l’emtricitabine. En effet, la revendication 25 de ce brevet ne vise que les associations du ténofovir disoproxil avec « d’autres ingrédients thérapeutiques » ; les termes « autres ingrédients thérapeutiques » n’étant pas définis dans le brevet en cause.
La Cour rappelle qu’« en l’absence d’harmonisation du droit des brevets au niveau de l’Union », l’étendue de la protection conférée par un brevet de base ne serait être défi-nie par les règles relatives aux actions en contrefaçon mais par l’article 69 de la Convention sur le Brevet Européen et son protocole interprétatif.

Se basant sur son arrêt Eli Lilly, la Cour considère qu’« un produit ne peut être considéré comme étant protégé par le brevet de base en vigueur […] que lorsque le produit faisant l’objet du CCP est soit explicitement mentionné, soit nécessairement et spécifiquement visé dans les revendications de ce brevet », et ce et ayant recours le cas échéant à la description et aux dessins, tel que prescrit par l’article 69 CBE et son protocole interprétatif.
La Cour insiste sur l’objectif d’un juste amortissement des investissements de recherche avec pour conséquences que :
- le CCP ne peut porter que sur les résultats de la recherche revendiquée par le brevet de base invoqué ;
- le titulaire d’un brevet de base en vigueur ne peut pas obtenir de CCP pour chaque combinaison du principe actif, protégé en tant que tel par son brevet de base, et d’une autre substance, laquelle ne constitue pas l’objet de l’invention couverte par le brevet de base (La Cour renvoie à sa jurisprudence précédente dont l’arrêt du 12 mars 2015, Actavis Group PTC et Actavis UK, C‑577/13) ;

Et considère ainsi que « l’objet de la protection conférée par un CCP doit se limiter aux caractéristiques techniques de l’invention couverte par le brevet de base, telles que revendiquées par ce brevet ».

S’appuyant sur l’article 69 CBE, la Cour précise que :
- « c’est par référence au point de vue de l’Homme du métier qu’il y a lieu d’interpréter les revendications d’un brevet et, partant, de déterminer si le pro-duit qui fait l’objet d’un CCP relève nécessairement de l’invention couverte par ce brevet » ;
- « il s’agit de vérifier si l’Homme du métier peut comprendre de façon univoque, sur le fondement de ses connaissances générales et à la lumière de la description et des dessins de l’invention contenus dans le brevet de base, que le produit visé dans les revendications du brevet de base est une caractéristique nécessaire pour la solution du problème technique divulguée par ce brevet » ;
- « il convient d’avoir uniquement égard à l’état de la technique à la date du dépôt ou à la date de priorité de ce brevet ».

En conclusion, la Cour considère qu’un produit est « protégé par un brevet de base en vigueur  », lorsqu’il relève, pour l’Homme du métier, à la lumière de la description et des dessins du brevet de base, et sur la base de l’état de la technique à la date de dépôt ou de priorité du même brevet, de l’invention couverte par ce brevet.
Il convient donc maintenant de se référer à l’Homme du métier et à ses connaissances générales. Qui est cet Homme du métier ?

La Cour ne le définit pas. Or ses connaissances propres varient en fonction de ses compétences : des connaissances en pharmacocinétique pour un pharmacien, des connaissances en techniques de séparation optique d’énantiomères pour un chimiste, une somme de connaissances pour une équipe pluridisciplinaire. Ses conclusions pourraient donc également varier. Ainsi, cette seule mention à l’Homme du métier, sans qu’il soit définit, risque de ne pas être suffisante pour déterminer si un produit est « protégé par un brevet de base en vigueur ».

Dans le cas d’espèce, la Cour indique qu’il revient à la juridiction de renvoi d’analyser si la combinaison « relève nécessairement de l’invention couverte par ce brevet et si chacun de ces principes actifs est identifiable de façon spécifique, sur la base de l’état de la technique à la date de dépôt ou de priorité dudit brevet ».
La Cour indique néanmoins que « l’Homme du métier, sur la base de l’état de la technique à la date de dépôt ou de priorité de ce même brevet, ne semble pas pouvoir être en mesure de comprendre en quoi l’emtricitabine relève nécessairement, en combinaison avec le ténofovir disoproxil, de l’invention couverte par ce brevet ».

Depuis bientôt 7 ans, les interprétations de l’article 3 sous a), selon lequel le produit objet du CCP doit être protégé par un brevet de base en vigueur, divergent d’un Etat Membre à l’autre, et les différentes saisines à la CJUE n’ont jusqu’à présent pas suffi à apporter une définition claire et complète, qui ne soit pas restreinte aux cas particuliers à l’origine des saisines.

Pour l’essentiel, cet arrêt C-121/17 reprend les termes de l’arrêt Eli Lilly en venant préciser qu’en présence d’une combinaison de principes actifs chaque principe actif doit être identifiable de façon spécifique. Pour la première fois, cet arrêt propose de se référer à l’Homme du métier, qu’elle oublie toutefois de définir.

En outre, la Cour ne cite pas l’Avocat Général mais elle retient de son opinion un ancrage de l’interprétation de l’invention à la date de dépôt ou à la date de priorité du brevet de base invoqué.

En effet, la Cour vient préciser qu’un CCP ne devrait pas permettre à son titulaire de bénéficier d’une protection pour des résultats qui n’étaient pas encore connus à la date de priorité ou de dépôt du brevet, autrement « un CCP pourrait permettre à son titulaire de bénéficier indûment d’une protection pour ces résultats [les résultats issus de la recherche intervenue après la date de dépôt ou de priorité] alors même que ceux-ci n’étaient pas encore connus à la date de priorité ou de dépôt du brevet, et de surcroît en dehors de toute procédure visant à l’obtention d’un nouveau brevet ».

Par cet obiter dictum, la Cour introduit-elle une nouvelle exigence ?
Le hasard des saisines fait que cette problématique des données ou résultats obtenus postérieurement à la date du dépôt de la demande du brevet de base est abordée dans deux questions pendantes.

Dans l’affaire C-650/17, QG, le Bundespatentgericht (Allemagne) a posé les questions préjudicielles suivantes :
- 1. Un produit n’est-il protégé par le brevet de base en vigueur, conformément à l’article 3, sous a), du règlement n° 469/2009, que lorsqu’il relève de l’objet de la protection défini par les revendications du brevet en étant ainsi livré à l’Homme du métier en tant que mode de réalisation concret ?
- 2. Les conditions requises par l’article 3, sous a), du règlement (CE) n° 469/2009 ne sont-elles dès lors pas suffisamment remplies lorsque le produit en question répond certes à la définition fonctionnelle générale que les revendications du brevet donnent d’une catégorie de principe actif sans pour autant être individualisé en tant que mode concret de réalisation à tirer de l’enseignement protégé par le brevet de base ?
- 3. Un produit n’est-il déjà plus protégé par le brevet de base en vigueur, conformément à l’article 3, sous a), du règlement (CE) n° 469/2009, lorsqu’il relève certes de la définition fonctionnelle donnée dans les revendications du brevet mais n’a été développé qu’après la date du dépôt de la demande du brevet de base dans une activité inventive autonome ?

Le Tribunal Fédéral des Brevets avait lui considéré qu’un CCP ne peut pas être délivré pour un brevet de base générique relatif à une nouvelle classe de principes actifs, point de départ de développements spécifiques à venir, mais uniquement pour un brevet de base sur ces développements spécifiques. Dans cette affaire, le produit objet de la de-mande de CCP, la sitagliptine, est couverte par la revendication fonctionnelle « inhibiteurs de la dipeptidylpeptidase-4 (DPP-4) » mais n’est pas mentionnée dans le brevet au moyen d’une formule structurelle. De surcroît, la molécule a été développée ultérieure-ment par le licencié et a également fait spécifiquement l’objet d’un autre brevet posté-rieur.

Parallèlement, dans l’affaire C-118/18, Sandoz & Hexal, la High Court of Justice (Grande-Bretagne) a demandé :
- Lorsque le seul principe actif faisant l’objet d’un certificat complémentaire de protection délivré au titre du règlement n° 469/2009 fait partie d’une catégorie de composés relevant d’une définition Markush donnée dans une revendication du brevet, qui incarnent tous le cœur de l’activité inventive technique du brevet, suffit-il, aux fins de l’article 3, sous a), du règlement n°469/2009, que, au vu de sa structure, le composé soit immédiatement reconnu comme un composé relevant de la catégorie (et soit dès lors protégé par le brevet en vertu la loi nationale sur les brevets) ou faut-il que les substituants spécifiques nécessaires à la formation du principe actif figurent parmi ceux que l’Homme du métier peut déduire dans une lecture des revendications du brevet fondée sur ses connaissances générales ?

Dans cette affaire, le produit objet de la demande de CCP, le darunavir, est inclus dans la formule générique de Markush mais n’est pas individualisé. Le darunavir se distingue du composé 7 décrit spécifiquement dans le brevet par l’emploi d’un substituant P1 différent, non individualisé.
Dans sa saisine, le juge anglais note que l’approche qui consisterait à analyser unique-ment si les radicaux particuliers sont listés donnerait trop de poids au style rédactionnel choisi, au risque de voir les déposants générer des listes de structures chimiques par ordinateur. Le juge anglais fait par ailleurs part de sa préférence pour une analyse de l’exigence de l’article 3 sous a) à la date de dépôt de la demande de CCP et non à la date de dépôt ou de priorité du brevet de base.

Alors qu’il était très attendu, cet arrêt C-121/17, Generics vs Gilead, pourrait ne pas permettre d’endiguer les divergences d’interprétation de l’exigence de l’article 3 sous a).
D’une part, il ouvre d’autres sujets à débats. Ainsi, dans un obider dictum, cet arrêt semble introduire une nouvelle exigence : un CCP ne pourrait protéger que des résultats connus à la date de priorité ou de dépôt du brevet.
Il convient encore d’attendre en espérant que les deux questions pendantes, C-650/17 et C-118/18, qui abordent spécifiquement cette problématique, puissent cette fois apporter un éclairage.
D’autre part, alors que l’Homme du métier semble être la clé pour interpréter si les conditions de l’article 3) sous a) sont remplies, l’arrêt oublie de le définir.
Dans vos procédures d’examen, il conviendra d’être vigilent lorsque vous définissez l’Homme du métier. Un tiers intéressé pourrait argumenter que l’Homme du métier de l’activité inventive est également celui qui peut interpréter si les conditions de l’article 3) sous a) sont remplies.

Anne BOUTARIC Associée/Partner REGIMBEAU www.regimbeau.eu boutaric@regimbeau.eu