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Après les accusations, Doctrine.fr se dévoile (un peu).
Parution : lundi 29 octobre 2018
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Actuellement dans le viseur des instances des avocats, Doctrine.fr a décidé d’ouvrir les portes de ses nouveaux locaux aux journalistes, pour mieux communiquer sur ses objectifs. La start-up, qui a développé un puissant moteur de recherche juridique, a en effet connu une croissance fulgurante depuis sa création en 2016. Elle compte ainsi plus de 7 millions de décisions dans sa base de données, 60 collaborateurs au sein de son équipe, et a réalisé deux levées de fonds – 2 millions d’euros en octobre 2016, puis 10 millions d’euros en juin 2018.
Le Village de la Justice a répondu présent à cette invitation, pour en savoir plus sur le fonctionnement de cette legal start-up.

« Historiquement, Doctrine est un acteur technologique, et nous ne sommes pas les plus grands communicants qui existent. Nous n’avons jamais trop communiqué sur notre activité, et notamment sur le fait que nos utilisateurs sont majoritairement des avocats. Nous sommes donc dans une démarche où nous démystifions ce que l’on fait. Nous avons 60 collaborateurs en CDI, nous ne sommes pas 3 personnes dans un garage. » Nicolas Bustamante, dirigeant de Doctrine.fr, pose ainsi le nouvel objectif de son équipe : mieux faire connaitre l’activité et le fonctionnement de cette start-up de deux ans d’âge. Une démarche importante, car ce sont ses méthodes qui ont été mises en doute ces derniers mois.

Difficile, en effet, de parler actuellement de Doctrine.fr sans revenir sur les accusations dont la société a été la cible en juin 2018. Une journaliste du Monde a ainsi révélé, dans une enquête publiée que le site du quotidien, que les tribunaux français auraient été victimes d’une campagne de « typosquatting » en 2017 : des adresses mails, très ressemblantes à des adresses de professionnels ou de sociétés existantes, auraient été utilisées pour récupérer des décisions de justice auprès des greffes de différentes juridictions. Derrière ces achats de noms de domaine, on retrouverait la société Legal Nemesis Limited, créée par la même société éditrice de Doctrine, et qui aurait, parmi ses associés, les trois co-fondateurs de la start-up. Si s’adresser aux greffes est une « pratique légale », comme l’a signalé le président de la start-up à la suite de cette enquête, la question de l’usurpation d’identité reste problématique.

« Nous avons pris des mesures en interne avec l’arrivée de la directrice juridique et la mise en place d’un code de bonne conduite. »

Face à ces accusations, « j’ai pris mes responsabilités en tant que président de l’entreprise, affirme Nicolas Bustamante. Nous avons dit les faits, immédiatement, assez publiquement. Nous avons pris des mesures en interne avec l’arrivée de la directrice juridique et la mise en place d’un code de bonne conduite. Nous avons contacté les cabinets dont les adresses pouvaient porter à confusion, nous avons fait ce travail explicatif, discuté avec eux. Pour nous, c’était ‘réglé’ ».

Mais l’ordre du Barreau de Paris ne souhaite pas en rester là : il a en effet annoncé, au mois de septembre, attaquer Doctrine pour usurpation d’identité. Action dont n’a pas été directement informée la start-up. « Nous avons contacté les instances ordinales à plusieurs reprises pendant 4 mois, nous n’avons jamais été reçus, affirme Nicolas Bustamante. Instances que l’on connait, puisque nous avons animé un certain nombre de conférences avec eux. Il n’y a jamais eu de contradictoire, nous avons toujours appris les événements par la presse, et nous n’avons aucune information officielle. Donc aujourd’hui, nous prenons note, et nous aimerions tout simplement discuter. »

Les prochains mois nous en diront plus sur les suites inévitables de l’assignation en justice du Barreau de Paris ... et nous verrons si d’autres acteurs de la profession d’avocat décident de se joindre à son action.

« Nous nous concentrons sur nos clients et la valeur ajoutée que l’on peut apporter. »

Dans les grands contours, Doctrine dessine plus globalement des tentatives de déstabilisation, notamment lorsqu’est évoquée la récente déclaration de la start-up Predictice, qui a découvert que Doctrine avait déposé – sans jamais l’utiliser – le nom de domaine Predictice.fr, libéré depuis. Une pratique habituelle dans le milieu des start-up, explique Nicolas Bustamante. « Ne croyez pas que je passe ma journée à regarder les concurrents. Je la passe à regarder comment créer de la valeur pour rendre le droit plus accessible et plus compréhensible. Depuis quand les éditeurs juridiques sont un peu agacés ? Depuis toujours, puisque nous avons divisé les prix par deux. Nous nous concentrons sur nos clients et la valeur ajoutée que l’on peut apporter. »

Car Nicolas Bustamante, dans cette ouverture à la communication, veut mettre sur la table la composition du marché de l’édition juridique sur lequel il veut s’imposer. « 83% de parts de marché sont détenus par quelques acteurs, les prix qui ne font qu’augmenter, et les conditions d’abonnements souvent sur trois ans, avec des résiliations possibles uniquement à date, ce qui engendre une frustration des abonnés. Il y a 38% de marge brute dans le secteur de l’information juridique. C’est le rêve absolu, mais ce n’est pas une situation normale. »

La start-up revendique ainsi la volonté de rester indépendante, et d’« amener de la concurrence, donc de l’innovation. Cela invite tout le monde à se remettre en cause, et les éditeurs juridiques ont plein d’initiatives. Par contre, est-ce qu’on est là pour créer une entreprise, et se faire racheter dans quelques années ou quelques mois par un éditeur juridique ? Non, fermement. On est plutôt là pour s’étendre et proposer un service, et qui sera fondamentalement différent de ce que fait un éditeur juridique. »

Les décisions, le nerf de la guerre ?

« Il n’existe pas de canal unique pour les 8 millions de décisions qui sont rendues par an. »

Cette affaire pose plus globalement la question des ressources. Les moteurs de recherche juridique reposent sur la performance de l’algorithme utilisé, ainsi que sur la quantité de décisions contenue dans les bases de données. Alors que l’open data, pourtant actée dans la loi Lemaire, peine à se mettre en place, l’accès à ces documents est donc un enjeu important. La start-up, qui affiche plus de 7 millions de décisions de justice dans ses bases de données, « de la première instance à la Cour de cassation, de cours européennes comme la CEDH et la CJE, ou des décisions extrêmement spécifiques que vont être la DLC, la CNIL, la CADA, … », explique passer par les voies classiques pour les récolter. « Il n’existe pas de canal unique pour les 8 millions de décisions qui sont rendues par an. Mais il y en a un qui fonctionne très bien, c’est celui de la Cour de cassation. Elle va venir agréger toutes les décisions de la cour d’appel et ses propres décisions, pour un abonnement qui coûte des dizaines de milliers d’euros. Il faut ensuite les numériser, les anonymiser, les structurer et les mettre en ligne. Nous avons ensuite accès à des données grâce à des sites comme datagouv.fr. »

Doctrine a également bénéficié d’un partenariat avec Infogreffe. Cet acteur privé, à qui a été dévolu une mission de service public, « avait pour ambition de diffuser ces jugements et a essayé de le faire pendant une dizaine d’années avec le monde de l’édition juridique traditionnelle. Mais c’était un projet qui coûtait des millions d’euros, et ils ne sont jamais parvenus à un accord. Ils se sont rapprochés de nous parce que nous étions les seuls acteurs capables de numériser, et d’anonymiser à 99% les décisions sans que cela ne coûte trop cher. » La fin du partenariat n’est pas liée aux affaires récentes, explique Nicolas Bustamante : « Ce n’était pas un partenariat de long terme. Il visait à la création d’une licence plus large, à l’attention de tous les acteurs. Nous en discutons avec eux, et nous avons notamment proposé la mise en place d’un abonnement pour tous les éditeurs au même format que la Cour de cassation. »

« Nous investissons toute notre ressource dans la pertinence du moteur de recherche. »

Paradoxalement, Doctrine réaffirme que sa priorité n’est pas le contenu, mais son moteur de recherche. « Dans notre industrie actuelle, qui vient du papier, les éditeurs juridiques et les acteurs traditionnels ont plutôt tendance à penser que la valeur ajoutée se trouve dans le contenu, confirme Nicolas Bustamante. Mais cela ne marche plus au 21ème siècle. La force n’est pas dans le contenu, mais dans l’organisation et dans la pertinence.
Dans le marché de la recherche juridique, il y aura un moteur juridique qui sera plus performant qu’un autre. Nous investissons donc toute notre ressource, de façon colossale, dans la pertinence du moteur de recherche. Nous sommes capables de bâtir un outil hyper puissant sur ce que vous recherchez avant même que vous le recherchiez. »

Clarisse Andry Rédaction du Village de la Justice
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