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"Take Eat Easy" : un livreur à vélo est salarié selon la Cour de cassation ! Par Frédéric Chhum, Avocat.
Parution : vendredi 30 novembre 2018
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L’arrêt du 28 novembre 2018 (n° 17-20079) est une bombe atomique pour les plates- formes numériques et leurs travailleurs (C. cass. 28.11.2018).

En effet, par un arrêt du 28 novembre 2018, la Cour de cassation statue pour la première fois sur la qualification du contrat liant un livreur à vélo à une plate-forme numérique.

Avec son arrêt, la Cour de cassation semble emboiter le pas d’autres pays européens ; à titre d’exemple, un Tribunal Londonien avait déjà requalifié en octobre 2016 des chauffeurs Uber en salarié (Cf notre article Les chauffeurs auto-entrepreneurs d’Uber sont des salariés).

Il faut se réjouir de cette clarification jurisprudentielle.

I. Rappel des faits et de la procédure.

"Take Eat Easy" utilise une plate-forme numérique et une application afin de mettre en relation des restaurateurs partenaires, des clients passant commande de repas par le biais de la plate-forme et des livreurs à vélo exerçant leur activité sous un statut d’indépendant.

Un coursier a saisi la juridiction prud’homale d’une demande de requalification de la relation contractuelle en contrat de travail.

Le conseil de prud’hommes et la cour d’appel s’étaient déclarés incompétents pour connaître de cette demande.

La liquidation judiciaire de la société Take Eat Easy a été prononcée entre temps et le liquidateur avait refusé d’inscrire au passif de la liquidation les demandes du coursier en paiement des courses effectuées.

La Cour de cassation tranche dans cet arrêt la question de l’existence d’un lien de subordination unissant un livreur à vélo à la plate-forme numérique.

II. Solution de l’arrêt du 28 novembre 2018.

Par la loi du 8 août 2016, le législateur a instauré des garanties minimales pour protéger les travailleurs des plates-formes numériques (Assurance accidents du travail, Droit à l’accès à la formation professionnelle et à la Validation des Acquis de l’Expérience (VAE) (cf notre article précité).

Le code du travail n’a pas tranché le statut des travailleurs des plates-formes numériques (salarié ou indépendant ?) ; le code n’a pas prévu de présomption de non-salariat.

Dans son arrêt du 28 novembre 2018, la Cour de cassation a repris son célèbre standard jurisprudentiel en affirmant que «  l’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs ; que le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné  ».

Le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné.

Dans un arrêt du 20 avril 2017, la cour d’appel de Paris avait rejeté la demande de requalification du contrat aux motifs que le coursier n’était lié à la plate-forme numérique par aucun lien d’exclusivité ou de non-concurrence et qu’il restait libre chaque semaine de déterminer lui-même les plages horaires au cours desquelles il souhaitait travailler ou de n’en sélectionner aucune s’il ne souhaitait pas travailler.

Dans son arrêt ultra ciselé du 28 novembre 2018, au visa de l’article L. 8221-6 II du code du travail, la Cour de cassation casse l’arrêt de la Cour d’appel et affirme «  d’une part, que l’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus par celui-ci et, d’autre part, que la société "Take Eat Easy" disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier, la cour d’appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses constatations dont il résultait l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation caractérisant un lien de subordination, a violé le texte susvisé  ».

La Cour de cassation renvoie l’affaire devant la Cour d’appel de Paris autrement composée.

III. Portée de l’arrêt Take Eat Easy (n°17-20.079).

La Cour de cassation considère que les juges du fond ne pouvaient écarter la qualification de contrat de travail dès lors qu’ils constataient :
- d’une part, que l’application était dotée d’un système de géo-localisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus, de sorte que le rôle de la plate-forme ne se limitait pas à la mise en relation du restaurateur, du client et du coursier ; et
- d’autre part, que la société disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier, constatations dont il résultait l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation du livreur caractérisant un lien de subordination (cf note explicative de la Cour de cassation).

Cet arrêt a pour mérite de clarifier (enfin) la position de la cour de cassation concernant les travailleurs (salariés) des plates-formes numériques.

Les entreprises du secteur vont devoir adapter, sans délai, leur pratique à cette jurisprudence.

Il y a 10 ans, les sociétés de production d’émissions de télé réalité ont fait face à la même problématique [1].

Elles salarient désormais tous leurs participants.

Peut-être que les entreprises de plates-formes numériques, qui peuvent générer de très gros bénéfices, vont faire de même.

Le législateur va-t-il intervenir pour contrecarrer la jurisprudence de la Cour de cassation ?

La question est passionnante. A suivre.

Liens utiles :
- Note explicative relative à l’arrêt n°1737 de la Chambre sociale du 28 novembre 2018 (17-20.079)
- Arrêt du 28 novembre 2018 (17-20079)

(Source : site internet de la Cour de cassation)

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l\'ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021) CHHUM AVOCATS (Paris, Nantes, Lille) [->chhum@chhum-avocats.com] www.chhum-avocats.fr http://twitter.com/#!/fchhum