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L’arrêt Take Eat Easy : vers une nouvelle ère de l’ubérisation. Par Virginie Audinot, Avocat.
Parution : vendredi 7 décembre 2018
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J’avais déjà rédigé un billet sur les relations de travail des travailleurs "uberisés" et de l’intérêt pour eux le cas échéant d’obtenir la requalification de leur statut.

La Cour de cassation, dans un arrêt très récent du 28 novembre dernier, dit l’arrêt "Take eat easy", vient de sonner le glas du statut hybride de ces professionnels et permet sans équivoque une requalification de leur relation de travail en contrat de travail.

Aux termes d’un arrêt récent du 28 novembre 2018 [1], la Chambre Sociale de la Cour de cassation statue pour la première fois sur la qualification du contrat liant un livreur à une plateforme numérique.

En l’espèce, il s’agissait de l’entreprise "Take Eat Easy", laquelle utilise une plateforme numérique en ligne ainsi qu’une application, afin de mettre en relation des restaurateurs partenaires, des clients passant commande de repas, et des livreurs à vélo, ces derniers exerçant leur activité sous un statut d’indépendant.

Ce type de site en ligne peut s’apparenter à d’autres sites tels que "Deliveroo" ou "Uber Eat".

La condition première pour travailler avec ce type de plateforme est, pour le travailleur, d’être inscrit comme micro-entrepreneur.

En l’espèce, un coursier travaillant via cette plateforme "Take Eat Easy", en qualité d’indépendant donc, avait saisi le Conseil de Prud’hommes d’une demande de requalification de sa relation contractuelle en contrat de travail.

Débat intéressant, d’autant que la question concerne aujourd’hui bon nombre de travailleurs indépendants, ce type de fonctionnement et de plateforme s’étant fortement développé, notamment dans les grandes villes.

L’enjeu, on le sait, n’est pas négligeable, puisqu’il permettrait alors au travailleur de bénéficier du statut de salariés et des avantages et protection qui en découlent.

A donc été soumise à la Chambre sociale la question de l’existence d’un lien de subordination unissant le livreur à la plateforme numérique et, plus largement, l’existence d’un contrat de travail.

Je l’avais déjà évoqué dans mon précédent article, la loi n°2016-1088 du 8 août 2016 avait déjà esquissé, dans le contexte d’un monde du travail de plus en plus numérisé, pour ne pas dire "uberisé", une responsabilité des plateformes vis-à-vis des travailleurs avec lesquels elle coopérait, en insérant dans le Code du travail les articles L.7341-1 à L.7341-6, prévoyant ainsi des garanties minimales de protection de cette nouvelle catégorie de travailleurs. Mais rien en revanche n’avait été prévu concernant leur statut juridique.

En matière prud’homale, la qualification de salarié repose sur l’existence d’éléments objectifs qui ont pu être dégagés par la jurisprudence, notamment trois :
- une prestation de travail (généralement, là pas de débat) ;
- une rémunération (en l’espèce, là encore pas de débat) ;
- et un lien de subordination, ce dernier point étant celui le plus sujet à discussions.

Pour caractériser l’existence de ce lien, les Juges s’appuient sur des considérations de faits.

Notamment, le salarié est la personne qui accomplit un travail en étant soumis à un lien de subordination avec son employeur, à qui il rend compte et sous l’autorité de qui il travaille, l’employeur disposant du pouvoir de donner des ordres et des directives, de contrôler l’exécution des taches accomplies, et de sanctionner les manquements du salarié [2].

Par ailleurs, et il est important de le souligner, les Parties ne peuvent à elles seules décider de soustraire un travailleur à un statut de salarié, lequel découle des conditions dans lesquelles il accomplit son travail [3].

De même, l’existence d’une relation salariée ne dépend pas non plus de la dénomination qui en serait donnée dans le contrat, mais bien, encore, des conditions de fait, donc, dans lesquelles est exercée l’activité professionnelle [4].

Pour apprécier ces circonstances de fait, les juges du fond disposent d’un pouvoir souverain, mais naturellement la Cour de cassation a vocation à s’assurer qu’ils tirent bien les conséquences légales de leurs constatations [5].

Dans l’espèce objet de l’arrêt ici commenté, la Cour de cassation souligne que la Cour d’appel avait relevé l’existence d’un faisceau d’indices de nature à démontrer l’existence d’une relation de salariat, mais n’en avait toutefois pas tiré les conséquences légales qui s’imposaient alors, en ne reconnaissant pas pour autant la qualité de salarié du demandeur.

Ainsi, la Cour d’appel avait relevé l’existence d’un système de bonus et de malus visant à gratifier ou au contraire à sanctionner le travailleur selon ses résultats, s’apparentant alors, selon la Cour à un pouvoir de sanction de l’employeur. Cela étant, la Cour d’appel avait pourtant rejeté la demande de requalification de la relation de travail en contrat de travail du travailleur indépendant, aux motifs que le coursier n’était tenu à la plateforme numérique par aucun lien d’exclusivité ou de non-concurrence et qu’il demeurait donc libre de déterminer ses plages horaires de travail (insistant sur sa "liberté totale de travailler ou non, qui lui permettait de choisir chaque semaine ses jours de travail et leur nombre sans être soumis à une quelconque durée du travail, mais aussi de fixer seul ses périodes d’inactivité ou de congés et leur durée.")

La Cour de cassation a toutefois censuré ce raisonnement et considéré que dès lors qu’ils constataient d’une part, que l’application "Take Eat Easy" était dotée d’un système de géolocalisation permettant un suivi du travailleur en temps réel et la comptabilisation du nombre de kilomètres parcourus par celui-ci et que d’autre part, la société disposait d’un pouvoir de sanction via ce système de bonus - malus, ces indices étaient de nature à permettre aux Juges du fond de caractériser alors l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de sa prestation par le travailleur, caractérisant un lien de subordination justifiant une requalification de la relation de travail en contrat de travail.

Ainsi, selon la Cour, la liberté du travailleur n’était en réalité qu’illusoire dès lors que la société "Take Eat Easy" disposait à son égard d’un moyen de contrôle et de direction, lui permettant de lui attribuer un bonus ou au contraire un malus et d’influer ainsi sur les conditions de réalisation de sa prestation.

En effet, "Take Eat Easy", comme c’est le cas par ailleurs des autres sociétés de plateforme similaires, disposait également d’un pouvoir de discipline in fine à l’égard du travailleur, quatre "strikes" pouvant conduire à une déconnexion de celui-ci de la plateforme. Le pouvoir de sanction était donc bien réel.

Cette décision vient donc remettre en cause le modèle économique type de ce genre de plateformes (mais pas toutes naturellement), et une appréciation au cas par cas sera alors nécessaire.

Les entreprises de ce secteur ne peuvent toutefois pas ignorer la décision rendue, et devront nécessairement adapter leurs pratique à cette jurisprudence, ce qui n’est pas sans rappeler les évolutions auxquelles ont dû faire face les entreprises de production d’émissions de télé-réalité, qui salarient désormais les participants...

Virginie Audinot, Barreau de Paris Audinot Avocat www.audinot-avocat.com

[1Cass. soc., 28 nov 2018, n° 17-20.079.

[2Cass. soc. 13 novembre 1996.

[3Ass. plein., 4 mars 1983, n° 81-11.647 et n° 81-15.290.

[4Cass. soc., 17 avril 1991, n° 88-40.121.

[5Cass. soc., 1er déc. 2005, n° 05-43.031 à 05-43.035.