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Un coursier à vélo reconnu salarié de l’entreprise pour laquelle il travaillait comme indépendant par la Cour de cassation. Par Gabrielle Fingerhut , Avocat.
Parution : lundi 10 décembre 2018
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Dans sa note explicative relative à l’arrêt n°1737, la Cour de cassation indique noir sur blanc l’importance de sa nouvelle jurisprudence. De fait, la chambre sociale de la Cour de cassation statue pour la première fois sur la qualification du contrat liant un livreur à une plate-forme numérique… et révolutionne peut-être l’avenir des plates formes par son arrêt en date du 28 novembre 2018 (Chambre sociale du 28 novembre 2018, n°17-20.079).

Un peu de droit de la consommation pour commencer et préciser la notion de plate-forme numérique.

Aux termes de l’article L.111-7 I du code de la consommation, est qualifiée d’opérateur de plate-forme en ligne, toute personne physique ou morale proposant, à titre professionnel, de manière rémunérée ou non, un service de communication au public reposant sur (...) la mise en relation de plusieurs parties en vue de la vente d’un bien, de la fourniture d’un service ou de l’échange ou du partage d’un contenu, d’un bien ou d’un service.

En l’occurrence, la société "Take eat easy" utilisait à la fois une plate-forme numérique et une application aux fins de mettre en relation des restaurateurs partenaires, des clients passant commande de repas par le biais de la plate-forme et des livreurs à vélo (coursiers) exerçant leur activité sous un statut d’indépendant.

En d’autres termes, la société "Take eat easy" entre à la virgule près dans la définition tirée du code de la consommation.

Une procédure complexe.

En l’espèce, les faits et la procédure sont particuliers du fait des difficultés rencontrées par le livreur à vélo au cours de la longue procédure.

Ainsi, dans un premier temps, le livreur à vélo avait saisi la juridiction prud’homale d’une demande de requalification de la relation contractuelle en contrat de travail, classique.

Toutefois, moins classique, le Conseil de prud’hommes puis la Cour d’appel s’étaient déclarés incompétents pour connaître de cette demande.

Et pour compliquer le tout, la liquidation judiciaire de la société "Take eat easy" avait été prononcée dans l’intervalle.

Dans ces conditions, le liquidateur avait refusé d’inscrire au passif de la liquidation les demandes du coursier en paiement des courses effectuées.

Arrive enfin la Cour de cassation.

Était donc soumise à la chambre sociale la question de l’existence d’un lien de subordination unissant un livreur à la plate-forme numérique.

L’état de la législation ?

Si le législateur a bien esquissé une responsabilité sociétale des plate-formes numériques par la loi n°2016-1088 du 8 août 2016, en insérant les articles L.7341-1 à L.7341-6 dans le code du travail prévoyant des garanties minimales pour protéger cette nouvelle catégorie des travailleurs… il ne s’est toutefois pas prononcé sur leur statut juridique et n’a pas édicté de présomption de non-salariat.

De sorte que le législateur a laissé de côté l’une des questions les plus importantes, celle du statut de tous ces travailleurs « ubérisés » indépendants... ou non.

Pour mémoire, de jurisprudence constante, la chambre sociale de la Cour de cassation fait reposer la caractérisation d’une relation de travail salariée sur des éléments objectifs.

Ainsi, un faisceau d’indices permet de qualifier la relation de travail employeur-salarié.

Depuis plus de 20 ans rien n’a changé. Est considéré comme salarié celui qui accomplit un travail sous un lien de subordination, caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné [1].

Au regard de l’importance que revêt la qualification de salarié, la Cour de cassation a constamment considéré que l’existence d’une relation de travail salarié ne dépendait ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu’elles auraient donnée à la convention, ou au contrat de prestation de service. Au contraire, ce sont les conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité professionnelle qui permettent de déterminer la qualification réelle à adopter et uniquement ces conditions appréciées in concreto [2].

En toute logique, la Cour de cassation décide que la seule volonté des parties est impuissante à soustraire un travailleur au statut social qui découle nécessairement des conditions d’accomplissement de son travail [3].

Considérant sa propre jurisprudence, la Cour de cassation a pu constater d’une part, qu’en l’espèce, l’application était dotée d’un système de géo-localisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus, de sorte que le rôle de la plate-forme ne se limitait pas à la mise en relation du restaurateur, du client et du coursier.

D’autre part, la Cour de cassation a pu noter que la société disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier, constatations dont il résultait l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation du livreur caractérisant un lien de subordination, les juges du fond ne pouvaient écarter la qualification de contrat de travail.

Les questions en suspens.

De nombreuses questions se posent avec l’arrivée de cette nouvelle jurisprudence.

Combien d’autres sociétés mêlant applications et plate-forme numériques vont tomber sous le jouc de cette présomption de salariat posée de manière large dès lors qu’il existe un pouvoir de sanction et une possibilité de suivre minute par minute le travail effectué par le coursier ?

Il faudrait un réel courage de la part de ces coursiers pour demander en masse la requalification de leur contrat de prestataire de services, risquant dans l’intervalle de pendre de leur job… mais les dommages et intérêts seraient importants compte tenu du préjudice dû à l’absence d’indemnité Pôle Emploi et la précarité imposée durant leur collaboration.

En tout état de cause, la liberté précieuse de ces coursiers en matière de choix des horaires de travail pourrait être affectée par leur salariat.

Ubérisation or not ubérisation, that is the question.

Tout repose désormais sur l’imagination de ces sociétés pour contourner la jurisprudence traditionnelle de la Cour de cassation. Car on le sait bien : à chaque restriction jurisprudentielle vient son antidote pratique et concret dans sa traduction.

Gabrielle FINGERHUT Avocat à la Cour Droit du travail - Droit pénal - Droit pénal du travail - Droit de la famille Ancien secrétaire de la Conférence http://www.cabinetfingerhut-avocat.com/ gf@cabinetfingerhut-avocat.com

[1Soc., 13 novembre 1996, n° 94-13.187.

[2Soc., 17 avril 1991, n° 88-40.121.

[3Ass. plén., 4 mars 1983, Ass. plén., n° 3, pourvois n° 81-11.647 et 81-15.290.