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Centre d’arbitrage des affaires familiales : un premier pas vers la "privatisation" de la justice ?
Parution : mardi 22 janvier 2019
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Délais d’audiencement et interminable attente pour obtenir un jugement : voici ce que l’on reproche très souvent aux procédures portées devant le JAF, ce juge aux affaires familiales dont les justiciables attendent beaucoup, dans un minimum de temps. Mais on le sait, avec plus de 300.000 dossiers environ par an (tous contentieux confondus [1]), les magistrats n’arrivent pas à répondre à ces attentes, malgré les allégements déjà mis en place (avec l’entrée en vigueur du divorce par consentement mutuel dit "sans juge" notamment). Et si la solution se trouvait hors des murs des palais de justice, du côté de la justice privée et de l’arbitrage ? C’est le point de départ de la création du Centre d’arbitrage des affaires familiales [2]. L’idée enchante mais suscite aussi beaucoup d’interrogations. Sonia Ben Reguiga, avocate et arbitre, et Étienne Deshoulières, avocat et secrétaire de cette nouvelle juridiction privée, nous apportent leurs éclaircissements.

Village de la justice : Avant de parler du fonctionnement du Centre d’arbitrage des affaires familiales, pouvez vous nous parler de vos motivations personnelles de faire partie de cette aventure ?

Etienne Deshoulières : Il faut environ un an et demi pour faire trancher un litige basique en matière familiale. L’arbitrage est une bonne solution pour désengorger les tribunaux.
Plus globalement, cela répond à une vision "politique" : permettre aux gens qui peuvent régler eux-mêmes leur contentieux sans faire appel à l’État de le faire.

Sonia Ben Reguiga : J’ai fait beaucoup d’arbitrage international, et j’en connais donc l’efficacité. Par ailleurs, en tant qu’avocate, j’ai fait le constat des délais incroyablement longs pour avoir un jugement. Or l’arbitrage a, d’après moi, plusieurs vertus, dont celles d’obtenir rapidement une décision, qui en outre ne fera pas l’objet d’un appel, puisque l’arbitrage est finalement un contrat entre les parties. J’y vois aussi la possibilité d’être jugé en équité (et non en droit) ce qui, dans le cas d’un divorce, peut être pertinent.

Etienne Deshoulières

V.J : Rentrons dans le vif du sujet, et évoquons l’articulation avec les juridictions "d’État" et le type de contentieux qui pourraient être portés devant le Centre d’arbitrage aux affaires familiales.

E.D : A mon sens, tous les litiges familiaux peuvent être concernés, y compris le divorce. Les parties règleraient devant le juge arbitral le fond du dossier (notamment l’aspect patrimonial) et le Juge du divorce (le JAF) resterait seul compétent pour prononcer le divorce. Il y aurait donc deux juges qui statuent. Les tribunaux étatiques garderaient également un rôle par le biais de la Cour d’appel qui, en cas de recours en annulation, vérifie que les règles du procès équitable ont bien été respectées. Enfin, pour que le jugement arbitral soit exécutoire, il faudra solliciter du Président du Tribunal de Grande Instance son exequatur.

S.B : Je pense que la solution arbitrale est bénéfique pour tous les litiges, mais sans doute sera-t-elle particulièrement utile pour ceux qui concernent les gros patrimoines. Ce sont en effet des dossiers chronophages pour les magistrats, notamment parce qu’ils comportent beaucoup de pièces et des éléments comptables. Or l’arbitre désigné a plus de temps pour traiter cela.

Sonia Ben Reguiga

Dans la même logique, l’arbitrage est bien adapté aux litiges avec ce qu’on appelle un "élément d’extranéité" (l’un des époux n’est pas de nationalité française, ou encore le mariage a été célébré à l’étranger) : cela prend aussi beaucoup de temps de vérifier les textes internationaux.

V.J : Pour vous, est-ce que cela répond, à un besoin du justiciable ? Est-il en demande d’une justice "privée" pour les affaires familiales ?

S.B : Oui, à mon sens c’est une réelle demande des justiciables : une justice plus rapide ! Mais il y a effectivement un manque de connaissance de ce type de règlement des conflits. Il y a un travail de pédagogie à faire auprès des gens, notamment pour leur expliquer que les arbitres ont les mêmes obligations que les magistrats. Il faudra du temps, cela démarre.

V.J : Justice plus rapide, arbitre plus disponible... mais également procédure plus coûteuse, puisque l’arbitre est rémunéré par les parties : justice à deux vitesses ?

S.B : Oui, l’arbitrage est payant. Mais cela nous interroge car nous sommes un des rares états où la Justice est entièrement gratuite !

E.D : L’arbitrage permet aux parties de soumettre la cause à un arbitre, ce sans avocats : c’est un coût en moins. Par ailleurs, la procédure devant les juridictions étatiques n’est pas "digitalisée". Le coût de cette non digitalisation est nécessairement répercuté par les avocats sur leurs clients.

V.J : Quelles sont les garanties apportées aux justiciables ?

S.B : Tout d’abord, les arbitres sont soumis aux mêmes obligations que les magistrats. Par ailleurs à mes yeux les garanties de l’arbitrage passent par la représentation obligatoire des avocats, qui ont un rôle extrêmement important.
Enfin, en ce qui concerne le cas particulier des divorces, un passage devant le Juge aux affaires familiales restera obligatoire pour qu’il soit prononcé, puisque cela ne rentre pas dans les matières autorisées à être arbitrées.

E.D : Comme je l’ai dit précédemment, le recours devant la Cour d’appel est possible dans le cadre d’une action en nullité. Il ne s’agit cependant pas d’un contrôle de fond. Pour pallier cela, le Centre d’arbitrage aux affaires familiales prévoit de rendre une "pré-sentence" avec un délai d’une semaine avant qu’elle ne devienne définitive.


Le regard de Thomas Saint-Aubin...

Thomas Saint-Aubin est Directeur associé et fondateur de Seraphin Legal, et membre fondateur du Centre d’arbitrage des Affaires Familiales.

Le projet du Centre d’arbitrage des Affaires Familiales a tout de suite convaincu Seraphin Legal [3] car il contribue à rendre le droit et le règlement des litiges plus accessible aux particuliers, les justiciables ayant encore finalement peu profité des développements de la Legaltech.

Thomas Saint-Aubin

Nous le voyons tous les jours avec les projets que nous accompagnons sur la partie médiation et arbitrage : aujourd’hui les justiciables veulent avoir le choix, il y a un besoin de développer l’offre pour régler les litiges et beaucoup ne souhaitent pas nécessairement confier cette mission au service public. Nous l’avions déjà constaté avec les startups clientes de Fast-Arbitre.com qui préfèrent un tribunal arbitral en ligne pour régler leurs litiges rapidement plutôt que de passer par le Tribunal de Commerce.

Concernant le fait qu’il soit payant, il faut bien rémunérer l’arbitre pour son travail, ce n’est pas un robot ! Il y a aussi des projets de Legal Tech ODR (Online Dispute Resolution) qui sont totalement gratuits pour le justiciable, par exemple en Afrique via la mise en relation avec des cliniques du droit. Je constate qu’il est possible de régler certains différends par le simple fait d’utiliser un intermédiaire technique pour formaliser son litige, de prendre connaissance des arguments de son adversaire et de disposer d’une visualisation de l’historique du contentieux. Les parties découvrent en ligne les faits sur lesquels se focalisent leurs désaccords. Souvent, la distanciation de l’écran permet de prendre le recul nécessaire à la reconnaissance d’une responsabilité partagée [4]

Propos recueillis par Nathalie Hantz Rédaction du Village de la Justice

[2NDLR : Le centre d’arbitrage des affaires familiales s’appelait initialement Tribunal arbitral des affaires familiales

[3Seraphin.legal est un studio Legal Tech qui accompagne les projets d’innovation des avocats.

[4Voir l’article complet de Thomas Saint Aubin sur le sujet ici.