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Point d’actualité sur les brevets relatifs à la technologie CRISPR CAS9. Par Lucile Vernoux et Nicolas Bouquin, CPI.
Parution : lundi 17 décembre 2018
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Une récente décision des juges du Circuit Fédéral aux Etats-Unis a relancé le débat sur la propriété industrielle de la technologie CRISPR CAS9, en ce qui concerne son application aux cellules eucaryotes.

Au regard de cette guerre des brevets, très médiatisée, entre l’Université de Californie et le Broad Institute, plusieurs enseignements techniques sont à retirer pour les déposants de brevets, notamment :
a) Sur l’importance de fournir des exemples illustrant l’invention sur toute sa portée, au jour du dépôt de la demande de brevet, en particulier aux États-Unis ; et
b) Sur l’application du droit de priorité en cas de modification de déposants entre la demande de priorité et la demande ultérieurement déposée, en Europe.

La technologie « CRISPR CAS9 » est basée sur l’identification d’un processus naturel de protection des bactéries contre certains virus pathogènes. Elle a été identifiée il y a moins de 10 ans mais est déjà largement utilisée pour cibler des gènes au sein de cellules ou d’organismes vivants, et les modifier de manière spécifique. C’est en effet à ce jour la technique la plus efficace et la plus précise pour modifier et/ou corriger de l’information génétique. Ses domaines d’applications sont nombreux en recherche fondamentale, en agriculture, et en thérapie humaine. Plus de 750 familles de brevets existent sur cette technologie, rendant complexe et incertaine la propriété industrielle de cette technologie et de ses nombreuses applications.

Le présent article concerne les derniers développements de la « guerre des brevets » que se livrent deux des principaux protagonistes, l’Université de Californie et le Broad Institute.

Positions respectives des principaux acteurs du domaine.

- L’Université de Californie (UC), associée à l’Université de Vienne et au Dr. Charpentier, a déposé la toute première demande de brevet US 13/842,859 sur le système CRISPR CAS d’édition du génome, en date du 25 mai 2012 (Date de dépôt de la demande provisoire dont est issue la demande régulière).

Cette demande de brevet intitulée « Methods And Compositions For RNA-Directed Target DNA Modification And For RNA-Directed Modulation Of Transcription » concerne le système de modification génétique CRISPR CAS de manière générale ; elle revendique l’utilisation d’un ARN guide pour modifier l’ADN génomique de tout type cellulaire ; et plus précisément une méthode pour modifier une molécule d’ADN cible, comprenant la mise en présence de ladite molécule d’ADN avec une protéine Cas9 et un ARN ciblant et activant l’ADN afin de générer la modification souhaitée.

Les applications envisagées sont l’introduction de modifications génétiques dans des cellules procaryotes ou dans des cellules eucaryotes, notamment humaines.

Les exemples présentés dans la demande sont les résultats d’expérimentations réalisées sur des cellules procaryotes et eucaryotes. Toutefois, ces exemples ne démontrent pas explicitement que le système fonctionne dans les cellules eucaryotes.

Un brevet US 10,000,772 a été délivré le 19 juin 2018 par l’USPTO.

- Le Broad Institute (BI), associé au MIT (Massachussets Institute of technology) et à l’Université de Harvard, a déposé une demande de brevet US 14/054,414 relative à une méthode pour modifier l’expression du produit d’un gène dans une cellule eucaryote en date du 12 décembre 2012 (Date de dépôt de la demande provisoire dont est issue la demande régulière), soit 7 mois après le dépôt de la demande de UC.

Dans cette demande de brevet, tous les exemples concernent les outils de la technologie (protéine Cas9, ARN guides) adaptés pour l’utilisation de CRISPR CAS9 dans des cellules eucaryotes. Un exemple de modification génétique de micro-algues (donc de cellules eucaryotes), obtenue grâce à cette technologie, est présenté.

Un brevet US 8,697,359 ainsi que d’autres titres associés ont été délivrés par l’USPTO.

Décision de l’Office américain des brevets (USPTO).

En 2015, UC a débuté auprès de l’USPTO une procédure d’interférence visant à faire valoir que l’utilisation du système CRISPR CAS9 pour la modification de gènes dans les cellules eucaryotes avait été réalisée en premier lieu par les inventeurs de l’Université de Californie, et que les brevets délivrés au nom du BI n’avaient donc pas été attribués aux « premiers inventeurs » de la technologie CRISPR CAS9 pour modifier le génome de cellules eucaryotes.

Or, aux États-Unis et jusqu’à l’adoption du « Leahy-Smith America Invents Act » le 16 mars 2013, le droit au brevet appartenait au « premier inventeur » et non au « premier déposant » d’une invention (voir notre note d’information publiée en septembre 2011).

Le Patent Trial and Appeal Board (PTAB) avait conclu qu’il ne pouvait pas y avoir d’interférence entre ces différents titres puisque les deux parties revendiquaient des objets différents, à savoir dans un cas un système de modification génétique de tout type de cellules, sans présentation de résultats concluants sur des cellules eucaryotes, et dans l’autre cas un système de modification génétique concernant spécifiquement les cellules eucaryotes.

Ainsi, aucune décision n’a été prise quant à l’identité du premier inventeur de la technologie CRISPR CAS9 dans les cellules eucaryotes. En effet, le PTAB a considéré que les objets des revendications déposées par chacune des parties étaient de natures suffisamment différentes pour qu’il soit conclu que ces revendications étaient « patentably distinct » et qu’une procédure d’interférence n’avait donc pas lieu d’être.

UC a fait appel de cette décision, en présentant les arguments suivants :
- UC a démontré pour la première fois que le système CRISPR CAS9, naturellement présent chez des bactéries, pouvait fonctionner en dehors de ses cellules natives ; et qu’il pouvait être reprogrammé pour cibler un ADN particulier, au choix de l’expérimentateur, et ce quel que soit le type de cellules cibles  ;
-  BI n’a fait qu’appliquer la technologie divulguée par UC, comme cela était possible par tout homme de l’art, de manière évidente.

De son côté, BI a fait valoir que UC avait été incapable d’appliquer cette technologie sur des cellules eucaryotes, puisqu’aucun exemple sur des cellules eucaryotes n’est présenté dans la demande de brevet déposée par UC.

Décision de la Cour d’appel des États-Unis pour le circuit fédéral (CAFC).

Par une décision en date du 10 septembre 2018, le Circuit Fédéral a maintenu la décision du PTAB, et a conclu qu’il ne pouvait pas y avoir d’interférence entre les titres détenus par le Broad Institute et ceux détenus par l’Université de Californie.

Le Circuit Fédéral a notamment souligné le fait qu’un Homme du métier n’aurait pas pu raisonnablement espérer que le système CRISPR CAS9 fonctionne dans des cellules eucaryotes humaines, au regard des exemples présentés dans la demande de brevet de UC.

La décision de la CAFC fait également référence à certaines affirmations du Professeur Doudna, inventeur du brevet d’UC, qui avait plusieurs fois admis qu’en dépit des espoirs que cela suscitait, elle avait des doutes quant au fonctionnement de cette technologie au sein des cellules eucaryotes.

Ainsi, le Circuit Fédéral considère que l’utilisation de CRISPR CAS9 dans des cellules eucaryotes n’était pas divulguée de manière suffisante (c’est-à-dire avec illustration par des exemples probants) dans la demande de brevet déposée par UC, pour être ultérieurement considérée comme une divulgation anticipant et/ou suggérant l’invention revendiquée dans les brevets du BI.

Ainsi, aux États-Unis, UC n’a pas pu obtenir l’invalidation des brevets du BI.

Positions respectives de UC et BI auprès de l’Office Européen des Brevets (OEB).

UC possède un brevet européen, EP 2 800 811 B1, revendiquant de manière générale l’utilisation de la technologie CRISPR CAS9 pour cliver et modifier un ADN cible, dans tout type cellulaire. Ce brevet, délivré en date du 10 mai 2017, est actuellement en cours de procédure d’opposition.

De son côté, BI a obtenu la délivrance de 10 brevets européens, principalement relatifs à des applications de la technologie CRISPR CAS9 dans les cellules eucaryotes. La plupart de ces brevets sont actuellement soumis à des oppositions.

En particulier, le brevet EP 2 771 468 de BI a été révoqué en janvier 2018 suite à une procédure d’opposition, pour les raisons exposées ci-dessous.

Ce brevet européen est issu d’une demande internationale déposée au nom de BI, du MIT de l’Université de Harvard et de quatre inventeurs. Cette demande internationale revendique la priorité de 12 demandes américaines déposées chacune au nom de différents groupes d’inventeurs. Cette demande internationale revendique en particulier la priorité de US 2012/61736527 (‘P1’) déposée par huit inventeurs.

Or, quatre de ces huit inventeurs n’étaient pas cités en tant qu’inventeurs/déposants de la demande internationale. De plus, au moins l’un de ces inventeurs n’avait pas cédé ses droits sur l’invention aux déposants cités dans la demande internationale, et ce avant le dépôt de ladite demande.

Aux États-Unis, ceci n’aurait pas eu d’incidence puisque P1 et la demande ultérieure citaient au moins un inventeur/déposant commun. Mais en Europe, la revendication de priorité ne peut être considérée valide que dans les cas suivants :

- Tous les déposants de la première demande sont cités dans la demande ultérieure ; ou
- un transfert de droit a été enregistré en faveur des déposants de la demande ultérieure, et ce impérativement avant le dépôt de ladite demande ultérieure.

Dans le cas présent, la revendication de priorité étant refusée, la date de dépôt de la demande internationale était postérieure à la publication de documents divulguant l’invention revendiquée. Les revendications ont donc été rejetées pour défaut de nouveauté, sur la base de l’enseignement de ces documents intermédiaires, et le brevet européen révoqué.

Un recours a été formé par BI contre cette décision de l’OEB, mais ses chances de succès sont faibles.

Les conclusions à tirer de ces affaires récentes.

- L’OEB a une fois de plus affirmé que, pour qu’une revendication de priorité soit valable, il est nécessaire que les deux demandes aient été déposées par la même entité (suivant en cela l’Article 4(a) de la Convention de Paris), ou qu’un transfert de droit entre les déposants de la première demande et ceux de la demande ultérieure ait été réalisé, et ce avant le dépôt de la demande ultérieure.

=> Le formalisme de la revendication de priorité ne doit jamais être négligé, surtout dans le cas où la demande de brevet est déposée par plusieurs partenaires.

- Aux États-Unis, il apparait que UC, en déposant une demande de brevet sans avoir obtenu des résultats convaincants sur le fonctionnement du système CRISPR CAS9 dans des cellules eucaryotes, a déposé « un peu tôt » ; elle n’a pas réussi ensuite à convaincre les juges du Circuit Fédéral que l’utilisation de CRISPR CAS9 pour modifier le génome des cellules eucaryotes était évidente au regard des résultats présentés dans sa demande de brevet, qui ne concernaient que des modifications génétiques introduites dans des cellules procaryotes .

Ainsi, le Circuit Fédéral a jugé que la mise au point de cette technologie pour des cellules eucaryotes, telle que revendiquée par BI, était une nouvelle méthode « patentably distinct » de la méthode décrite et revendiquée par UC.

Il ne s’agit pas de la seule décision du Circuit Fédéral où une interprétation très stricte de la notion de description d’une invention est appliquée : la décision récente Amgen v Sanofi (Fed. Circ. 2017), relative aux anticorps monoclonaux, illustre également les exigences élevées de la CAFC au sujet du critère de « written description requirement  ».

=> Les questions relatives au « meilleur moment » pour déposer, avec quel type d’exemples et en quelle quantité, semblent ainsi plus que jamais d’actualité, en particulier auprès de l’USPTO.

Lucile VERNOUX Conseil en Propriété Industrielle et Mandataire en Brevets Européens vernoux@regimbeau.eu Nicolas BOUQUIN Conseil Senior en Propriété Industrielle et Mandataire en Brevets Européens bouquin@regimbeau.eu REGIMBEAU www.regimbeau.eu