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Pas de litispendance entre les juridictions du fond et la Cour de cassation. Par Jérémie Leroy-Ringuet, Avocat.
Parution : jeudi 10 janvier 2019
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Malgré une jurisprudence contradictoire autant que clairsemée, il est possible d’avancer que les dispositions des articles 100 et suivants du Code de procédure civile sur la litispendance et la connexité ne concernent pas les instances pendantes devant la Cour de cassation, notamment en raison de l’interférence du principe de l’autorité de chose jugée.

Les articles 100 et suivants du Code de procédure civile règlent les relations entre des instances portées devant différentes juridictions relativement à des demandes identiques fondées sur des faits identiques entre des parties identiques (litispendance) ou relativement à des affaires qu’il serait de bonne administration de la justice de juger ensemble (connexité).

Ainsi, en cas de litispendance, lorsque les deux juridictions sont de même degré, celle saisie en second lieu se dessaisit au profit de l’autre, à la demande d’une des parties ou d’office (article 100) alors que, lorsque les juridictions ne sont pas de même degré, la juridiction inférieure est la seule à pouvoir connaître d’une exception de litispendance (article 102).

Dans le cas où, par exemple, un litige a fait l’objet d’un arrêt de cour d’appel décidant que la juridiction saisie en première instance était incompétente, et que cet arrêt est frappé d’un pourvoi en cassation, il peut arriver que le demandeur au pourvoi qui a vu son action initiale déclarée irrecevable se retrouve dans la nécessité de saisir la juridiction compétente aux yeux de la cour d’appel, au cas où le pourvoi formé serait rejeté. L’enjeu est de préserver ses droits, en particulier en interrompant la prescription de l’action par une nouvelle assignation.

Les défendeurs à la nouvelle action sont ainsi parfois tentés de soulever une exception de litispendance au motif que le litige serait pendant devant la Cour de cassation et qu’une nouvelle action devant un autre type de juridiction, ou une juridiction d’un autre ordre, devrait être déclarée irrecevable.

Malgré une jurisprudence contradictoire et très rare, il ne fait guère de doute que la Cour de cassation n’est pas une des juridictions auxquelles se réfèrent les articles 100 et suivants du code de procédure civile et n’est donc pas concernée par ces dispositions.

État de la jurisprudence.

Une décision récente de la Cour d’appel de Poitiers [1] a pourtant accueilli une exception de litispendance, soulevée initialement devant le juge de l’exécution, par laquelle la partie demanderesse à l’exception invoquait l’existence d’un pourvoi pendant devant la Cour de cassation.

La défenderesse à l’exception avait rétorqué qu’il ne saurait y avoir litispendance étant donné que « l’objet du litige n’est pas identique [car] la Cour de cassation ne constitue pas un troisième degré de juridiction et (…) la litispendance s’entend entre juridictions de même degré ou de degré différent, ce qui exclut la Cour de cassation ».

La Cour d’appel de Poitiers n’a pas fait droit à ces arguments et a approuvé le juge de l’exécution de s’être dessaisi aux motifs qu’il « y a bien litispendance entre le litige dont a été saisi le Juge de l’exécution (demande d’indemnisation à hauteur de 11.331 euros) et le litige dont a été saisie la Cour de cassation (pourvoi de la SAS X à l’encontre de l’arrêt rendu par la cour d’appel de Poitiers le 3 avril 2015 mettant à sa charge une indemnité de 21000 euros au titre du préjudice matériel des époux Z, cette somme tenant compte de la valeur argus du véhicule au jour de la saisie (soit 11.331 euros), les parties étant en outre les mêmes. C’est donc à juste titre que le Juge de l’exécution du tribunal de Grande instance de Saintes s’est déclaré incompétent au profit de la Cour de cassation, l’exception de litispendance ayant été de surcroît soulevée en première instance devant une juridiction de degré inférieur conformément à l’article 102 du Code de procédure civile ».

En l’espèce, l’exception de litispendance évoque une instance devant un juge de l’exécution saisi de l’exécution forcée d’une décision frappée d’un pourvoi en cassation, et non une instance menée au fond. Le Juge de l’exécution n’est pas un juge du fond mais, comme son nom l’indique, de l’exécution. Il se fonde sur des décisions ayant autorité de la chose jugée et « n’a pas le pouvoir de modifier le dispositif de la décision de justice qui sert de fondement aux poursuites », comme l’expliquent les juges d’appel. Dès lors, on comprend encore moins que la cour d’appel en ait déduit une identité de litige entre celui porté devant le Juge de l’exécution et celui pendant devant la Cour de cassation…

Une telle solution ne saurait donc être approuvée et n’a d’ailleurs pas été retenue dans d’autres espèces relatives à des instances portées devant les juridictions du fond.

Ainsi, un arrêt de la Cour d’appel de Chambéry [2] a rejeté une exception de litispendance visant à obtenir le dessaisissement de cette cour au profit de la Cour de cassation devant laquelle un pourvoi était pendant. Sans que ce soit explicitement mentionné dans l’arrêt, il semblerait qu’un pourvoi, nécessairement irrecevable, ait été formé contre la décision rendue en premier ressort. L’appel étant formé hors délai, la Cour considère qu’il est irrecevable et ce n’est qu’après signification de cet arrêt du 11 juin 2002 que le délai de pourvoi en cassation pouvait valablement courir.

En attendant, un pourvoi en cassation, irrecevable ou non, ne saurait entraîner l’incompétence pour litispendance de la cour d’appel, sinon tout appel pourrait être temporairement neutralisé par des pourvois irrecevables, le temps que la Cour de cassation les rejette : « il ne peut en l’espèce y avoir concurrence de compétence entre la Cour de cassation et la Cour d’appel de Chambéry ; […] ou bien l’appel de la décision entreprise est recevable, et dans ce cas la Cour d’appel de Chambéry est compétente pour connaître du litige à l’exclusion de la Cour de cassation ; ou bien la décision entreprise relevait du pourvoi en cassation et c’est la Cour de cassation qui est compétente pour connaître du litige, à l’exclusion de la Cour d’appel de ce siège ; […] à défaut de compétences concurrentes de cette Cour et de la Cour de cassation, l’exception de litispendance ne peut prospérer et doit être rejetée ».

Ainsi, pour la Cour, soit l’appel est irrecevable et la Cour de cassation peut accueillir un pourvoi, soit l’appel est recevable et doit être examiné au fond, et alors aucun pourvoi en cassation ne saurait être formé, faute d’existence d’un jugement statuant en dernier ressort.

De même, un arrêt de la Cour d’appel de Paris [3] a rejeté une exception de litispendance formée devant ladite cour à laquelle il était demandé de se dessaisir au profit de la Cour de cassation en raison de l’existence d’un pourvoi en cours. La Cour considère succinctement que « le litige dont connaît la Cour d’appel statuant au fond ne peut être le même que celui soumis à la Cour de cassation ; […] M. X est donc mal fondé en sa demande de litispendance ». C’est parce que la Cour d’appel juge au fond que le litige ne peut être le même que celui pendant devant la Cour de cassation.

Quelques éclaircissements doctrinaux.

La doctrine n’est guère plus diserte que la jurisprudence, à notre connaissance, sur la question. Elle ne fait que citer une note de bas de page de la thèse de M. Cédric Bouty [4] : « il ne saurait y avoir litispendance entre une instance en cause de cassation et une instance pendante devant une autre juridiction : civ., 2 juin 1950, D. 1950, p. 681, note J. L. ». [5]

Une exclusion logique.

Cette solution ne saurait étonner et il serait bienvenu que la Cour de cassation ait l’occasion de l’affirmer clairement, de manière à dissiper le doute insinué par la Cour d’appel de Poitiers.

En attendant, quatre arguments peuvent être avancés, comme l’ont parfois fait les défendeurs aux exceptions de litispendance dans les affaires évoquées supra.

Le premier consiste à remarquer, comme suggéré sans succès devant les magistrats poitevins, que la Cour de cassation n’est pas une juridiction de troisième degré et qu’elle ne saurait être concernée par les articles 100 et 102 du code de procédure civile. Ces articles évoquent en effet des juridictions « de même degré » ou « de degrés différents ».

L’article 100, évoquant les juridictions « de même degré », ne serait d’ailleurs par principe pas applicable à la Cour du quai de l’Horloge puisqu’aucune juridiction de l’ordre judiciaire n’est d’un niveau hiérarchique équivalent au sien. Rappelons qu’il ne saurait y avoir non plus de litispendance entre la Cour de cassation et le Conseil d’État ou entre n’importe quelle juridiction judiciaire et une juridiction de l’ordre administratif : « par nature, en raison même de l’absence d’identité d’objet, il ne saurait y avoir de litispendance au sens de l’article 100 du nouveau code de procédure civile entre un litige relevant de la compétence de la juridiction administrative et un litige relevant de la juridiction judiciaire ». [6].

Le second argument résulte du principe même de l’inexistence d’un « même litige » devant la Cour de cassation et devant les juridictions du fond. En effet, le juge du droit n’étant pas le juge du fond, le litige porté devant lui ne saurait avoir le même objet ni demander la reconnaissance des mêmes prétentions. Le pourvoi en cassation est une sorte de procès fait à un arrêt d’appel (ou à une décision de première instance rendue en dernier ressort) dont il est demandé l’annulation totale ou partielle, tandis qu’une demande formulée devant une juridiction du fond tend à voir trancher un litige entre deux parties.

Le troisième argument découle du précédent : la Cour de cassation est par définition compétente pour connaître de tout recours contre des décisions définitives rendues par des juridictions de l’ordre judiciaire. Cette compétence de principe, qui n’a rien de commun avec les règles de compétence territoriale ou ratione materiae auxquelles obéissent les juridictions du fond, rendrait absurde la précision de l’article 100 relative à la nécessaire compétence concurrente de chacune des juridictions saisies : « également compétentes pour en connaître ». Cette compétence concurrente est un critère de litispendance et ne saurait s’appliquer à une juridiction qui serait toujours compétente par principe.

Mais surtout, c’est le principe de l’autorité de la chose jugée qui justifie l’impossibilité d’une litispendance entre une juridiction du fond et la Cour de cassation. Conformément à l’article 480 du Code de procédure civile, une décision définitive dessaisit la juridiction qui l’a rendue même si cette décision est encore susceptible de recours. Une cour d’appel se retrouve dessaisie par sa décision du litige sur lequel elle s’est prononcée et son arrêt est investi de l’autorité de la chose jugée, tant qu’il n’aura pas été réformé par la Cour de cassation.

Ainsi, si une décision sur le fond a eu pour effet de dessaisir une juridiction – et a donc acquis autorité de la chose jugée –, la litispendance ne peut plus être invoquée. En l’état actuel du droit, « avant la cassation, c’est l’autorité de la chose jugée qui peut être invoquée ; après, c’est la litispendance qui retrouve son empire ; et dès que la cour de renvoi s’est prononcée, c’est à nouveau l’autorité de la chose jugée qui s’applique » [7].

Par conséquent, lorsqu’un pourvoi en cassation a été formé, il n’est possible de demander l’extinction d’une instance nouvelle que sur le fondement de l’autorité de la chose jugée par la cour d’appel dont l’arrêt est contesté. Le plus sage restant de demander un sursis à statuer à la nouvelle juridiction saisie en attendant que la Cour de cassation se prononce.

Jérémie Leroy-Ringuet, avocat au barreau de Paris

[128 février 2017, RG n°15/05028

[211 juin 2002, RG n°00/023842

[323 juin 2010, RG n°10/04890

[4L’irrévocabilité de la chose jugée en droit privé, Cédric Bouty, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2008

[5Voir ainsi Répertoire de procédure civile, Dalloz, paragraphe 542 et Fascicule Jurisclasseur 20 : exceptions de procédure – exception de litispendance, Noëlle Lesourd, paragraphe 22.

[6Conseil d’État, sous-sections 1 et 6 réunies, 6 septembre 2006, n°289822

[7Répertoire de procédure civile, Dalloz, paragraphe 547