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Quelques éléments juridiques sur l’indépendance de la Savoie. Par Frédéric Matcharadzé, Avocat.
Parution : mardi 19 février 2019
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L’indépendance de la Savoie (comprenant les départements actuels de la Savoie et de la Haute-Savoie) est une revendication qui devient de plus en plus affichée. Mais il semble y avoir un écart entre l’argumentation développée par ses adeptes et la réalité juridique.

Ce petit article a simplement pour objectif d’apporter des éléments juridiques sérieux (sans prétention) à ceux qui s’intéressent à la question.

I. Les arguments juridiques invoqués par les indépendantistes savoisiens.

Pour arriver à la conclusion que la Savoie serait indépendante, le raisonnement est assez simple. Le voici :

1) Le vote qui s’est déroulé les 22 et 23 avril 1860 serait entaché de multiples irrégularités (nombre d’électeurs inscrits incohérent dans plusieurs communes, pas de bulletins « non » disponibles dans certains endroits, etc.), donc le résultat du vote serait nul et non avenu ;

2) Quoi qu’il en soit, le traité de rattachement de la Savoie à la France du 24 mars 1860 serait « caduc » (c’est le terme employé), car :
- l’Italie a déclaré la guerre à la France le 10 juin 1940 ; ce qui aurait suspendu l’intégralité des accords et des traités conclus antérieurement entre la France et l’Italie ;
- le traité de paix conclu le 10 février 1947 avec l’Italie prévoit que la France (comme les autres pays) doit notifier à l’Italie dans les six mois du traité de paix « les traités … dont elle désire le maintien » ; que ces traités doivent être ensuite enregistrés au secrétariat de l’ONU ; et que les traités qui n’auront pas été pas notifiés seront « tenus pour abrogés » ;
- or le traité de rattachement du 24 mars 1860 n’aurait pas été notifié en respectant ces règles, car il aurait fait l’objet d’une simple notification verbale, et il n’aurait jamais été enregistré au secrétariat de l’ONU.

Voyons ce qu’il en est « en vrai ».

II. Analyse juridique des arguments.

Les conditions dans lesquelles le vote s’est déroulé en 1860 et leur impact.

Cet argument est quelque peu « naïf ». Car en effet, les échanges et les cessions de territoires entre des Etats souverains ne sont jamais conditionnés par le vote des gens qui y vivent. Cela n’est déjà pas le cas aujourd’hui ; cela l’était encore moins en 1860.

Même les indépendantistes savoisiens savent parfaitement que le vote des 22 et 23 avril 1860 n’a existé « que pour l’image », pour donner l’apparence d’un processus légitimé par la population. La réalité est moins reluisante.

La Savoie (Savoie et Haute-Savoie actuelles) et Nice furent en réalité « négociés » entre la France de l’empereur Napoléon III d’une part, et le Royaume de Piémont-Sardaigne de Victor-Emmanuel II d’autre part.

En clair : l’Italie est alors une mosaïque de principautés indépendantes. Beaucoup d’habitants désirent l’unité italienne, dont la plus puissante de ces principautés, en réalité une royauté, le Piémont-Sardaigne ; cependant il faut le soutien de la France, car celle-ci pourrait s’opposer à la construction d’un Etat puissant à ses frontières, et ce soutien est nécessaire sur un plan géopolitique, pour que la future Italie ait un allié face notamment à l’Autriche-Hongrie.

Bref, on négocie ce que le Piémont-Sardaigne peut « donner » en échange du soutien de la France, et c’est bien évidemment la Savoie et Nice qui sont choisis. Tout simplement parce qu’ils se trouvent déjà du côté français des Alpes, que ces territoires seront impossibles à défendre s’ils restent piémontais, que les populations sont déjà francophones.

Mais surtout, cela constitue la conclusion obligée de l’histoire de la Maison de Savoie. La Savoie est la terre de naissance de cette dynastie, mais ce territoire savoyard a été abandonné au fil du temps, à mesure que le royaume se dirigeait vers l’Italie : transfert de la capitale à Turin, acquisition de la Sardaigne, etc.

Et quand il s’agit des intérêts d’Etats, le peuple n’a pas droit à la parole.

Donc, l’annexion de la Savoie et de Nice par la France ne furent pas décidés par le peuple, mais par les gouvernements.

Tout avait été décidé dans le cadre d’un accord secret conclu le 26 janvier 1859 (plus d’un an avant le fameux vote) ; puis surtout par un autre accord secret signé le 12 mars 1860. Ces accords prévoyaient certes la consultation des populations concernées ; mais un vote positif n’était absolument pas une condition de l’annexion, qui avait déjà été décidée.

A partir de là, les discussions sur les conditions dans lesquelles le vote a eu lieu semblent relativement stériles. Pour ma part je n’ai consulté aucun document sur ce qu’il s’était passé à l’époque, et il est tout à fait crédible que des irrégularités manifestes aient eu lieu ; mais pour autant il n’y a pas la moindre incidence. Tout avait déjà été décidé à l’avance.

D’autre part, si il y a eu quelques plaintes de ci de là, il n’y a eu aucune contestation formelle de ce vote. Aucun recours n’a été intenté. L’on peut présumer que c’est parce que la très grande majorité de la population était favorable au rattachement.

Quelques personnalités de l’époque s’y sont certes opposées ; par exemple quelques notables avaient écrit une lettre de plainte au roi Victor-Emmanuel II le 25 juillet 1859. Mais le fait est, on ne peut le nier, que résultats truqués ou non, l’annexion aurait été votée à une très large majorité.

D’autre part, sur un plan juridique, il faut tout de même insister sur la sécurité juridique que chaque citoyen est en droit d’attendre. Dans un Etat de droit, il n’est plus possible de contester les conditions dans lesquelles un vote a eu lieu, une fois passé un certain délai. Délai qui est ici largement passé.

Bref, en conclusion, l’argument relatif aux conditions dans lesquelles les votes des 22 et 23 avril 1860 se sont déroulés semble inopérant. L’annexion a pris effet par la force d’un traité, signé entre le Piémont-Sardaigne et la France le 24 mars 1860 ; pas par la force d’un vote (Le texte du traité de Turin du 24 mars 1860 [1]).

La « caducité » du traité du 24 mars 1860, et les conséquences qu’aurait cette caducité.

Toutefois, le principal argument développé par les indépendantistes est la prétendue "caducité" : le traité du 24 mars 1860 serait « caduc ».

Avant de s’interroger sur la cause, voyons les effets : imaginons qu’effectivement le traité est caduc. Que se passerait-il alors ?

Pour les indépendantistes, les conséquences seraient simples : le traité est caduc ; donc il est nul ; donc il n’existe pas ; donc la Savoie et Nice sont indépendants.

Le problème est qu’en droit, les choses ne sont pas aussi simples.

Lorsqu’une personne achète une voiture, et que le contrat de vente est annulé pour une raison X ou Y, la voiture ne devient pas un objet abandonné, qui erre dans la nature, sans aucun propriétaire. Quand la vente est annulée, l’acheteur récupère son argent, et le vendeur redevient propriétaire de la voiture.

Ce qui s’applique pour la vente d’une voiture s’applique exactement de la même manière dans des traités entre Etats.

Si l’on part du postulat selon lequel le traité de 1860 est nul, alors chacune des parties qui a signé le traité récupère « ses biens ». Donc la Savoie et Nice retournent rétroactivement dans le giron du royaume de Piémont-Sardaigne. Ils redeviennent des territoires placés sous la souveraineté pleine et entière de l’Etat qui les avait cédés.

La création du royaume d’Italie a été proclamée un an après l’annexion, le 17 mars 1861 (sa capitale est d’ailleurs Turin, car Rome comme Venise n’ont pas encore été intégrées).

Or le royaume d’Italie est issu de l’incorporation du royaume de Piémont-Sardaigne et des autres provinces « conquises » (duché de Parme, duché de Modène, etc.) lors des guerres d’indépendance de cette période. En clair, l‘intégralité des territoires possédés par le royaume de Piémont-Sardaigne est incorporé dans le royaume d’Italie. Qui deviendra la République italienne le 2 juin 1946.

Dès lors, très simplement, si le traité du 24 mars 1860 est annulé, la Savoie et Nice seraient automatiquement placées aujourd’hui sous souveraineté italienne. Exactement comme le Piémont.

Sur un plan juridique cela n’est pas discutable. Parler de territoire indépendant, ou de rattachement à la Suisse sous forme de cantons, relève de l’utopie, du rêve.

Tout comme le fait d’imaginer que ce problème pourrait être réglé plus tard, en imposant par exemple une sécession à l’Italie une fois que la caducité du traité serait reconnue. Il semble délicat de croire que l’Italie pourrait accepter de se séparer d’un territoire aussi riche, au vu de leur situation.

La « caducité » du traité du 24 mars 1860 : discussion juridique.

Nous avons vu que, quand bien même le traité serait caduc, la conséquence n’en serait aucunement l’indépendance de la Savoie et de Nice.

Mais intéressons-nous maintenant aux arguments juridiques invoqués par les indépendantistes pour prétendre que le traité du 24 mars 1860 serait caduc.

Je rappelle ce que j’ai indiqué ci-dessus. Pour les indépendantistes :
- l’Italie a déclaré la guerre à la France le 10 juin 1940 ; ce qui aurait suspendu l’intégralité des accords et des traités conclus antérieurement entre la France et l’Italie ;
- le traité de paix conclu le 10 février 1947 avec l’Italie prévoit que la France (comme les autres pays) doit notifier à l’Italie dans les six mois du traité de paix « les traités … dont elle désire le maintien » ; que ces traités doivent être ensuite enregistrés au secrétariat de l’ONU ; et que les traités qui n’auront pas été pas notifiés seront « tenus pour abrogés » ;
- or le traité de rattachement du 24 mars 1860 n’aurait pas été notifié en respectant ces règles, car il aurait fait l’objet d’une simple notification verbale, et il n’aurait jamais été enregistré au secrétariat de l’ONU.

Voyons ce qu’il en est.

Le traité de paix conclu le 10 février 1947 prévoit en effet l’obligation de notifier les traités dont la France souhaiterait la réactivation ; Voici les termes exacts (Le traité de paix avec l’Italie du 10 février 1947 [2]) :
« Article 44
1. Chacune des Puissances Alliées et Associées notifiera à l’Italie, dans un délai de six mois à partir de l’entrée en vigueur du présent Traité, les traités bilatéraux qu’elle a conclus avec l’Italie antérieurement à la guerre et dont elle désire le maintien ou la remise en vigueur. Toutes dispositions des traités dont il s’agit qui ne seraient pas en conformité avec le présent Traité seront toutefois supprimées.
2. Tous les traités de cette nature qui auront fait l’objet de cette notification seront enregistrés au Secrétariat de l’Organisation des Nations Unies, conformément à l’article 102 de la Charte des Nations Unies.
3. Tous les traités de cette nature qui n’auront pas fait l’objet d’une telle notification seront tenus pour abrogés.
 »

Les 3 questions à se poser sont :

1 - Est-ce que la France a notifié à l’Italie le traité du 24 mars 1860 ?

2 - Si elle ne l’a pas fait, quelle est la conséquence ?

3 - Quelle est la conséquence d’une absence d’enregistrement au secrétariat de l’ONU ?

1 - La France a notifié à l’Italie les traités dont elle désirait l’application.

La notification a été faite le 1er mars 1948, donc dans le respect du délai de six mois prévu à l’article 44 visé ci-dessus (le traité de paix de 1947 est entré en vigueur le 15 septembre 1947, date de sa ratification par la France). Cette notification a été publiée au Journal officiel du 14 novembre 1948.

Et le traité de 1860 y figure bien.

Ce qui heurte les indépendantistes est que la notification a été verbale. Les diplomates de la France et de l’Italie se sont rencontrés le 1er mars 1948 et l’ambassadeur français (pour être précis M. Geoffroy de Courcel) a indiqué verbalement à son homologue italien quels étaient les traités dont la France souhaitait la reconduction.

Pour les indépendantistes, cette notification verbale n’a aucune valeur juridique. Mais en droit, elle peut très bien avoir une pleine valeur. Par exemple, il y a contrat de travail dès lors qu’une personne travaille pour un employeur et qu’elle perçoit un salaire ; et ce même si aucun écrit n’a été signé. Il y a contrat de vente dès qu’une personne accepte d’acheter quelque chose et que le vendeur est d’accord sur le prix ; et ce même si aucun écrit n’a été signé.

La seule question est celle de la preuve. Dès que l’on peut prouver l’accord verbal, ce fait a pleine valeur juridique.

Ici, il n’y a aucune discussion : tout est prouvé. Les échanges qui ont eu lieu verbalement entre les diplomates le 1er mars 1948 sont prouvés. Le Journal officiel en fait état, notamment.

Et s’il y avait vraiment une difficulté, ce serait aux parties qui sont concernées de se plaindre.

Ici, seule l’Italie est recevable à invoquer une absence de notification dans les règles. Or elle ne l’a jamais fait depuis 70 ans.

2 - Du reste la conséquence serait simple : les départements de la Savoie, de la Haute-Savoie et le territoire de Nice sont incorporés à la République italienne (cf explications ci-dessus).

3 - Quid de l’enregistrement auprès du secrétariat de l’Organisation des Nations-Unies ?

La France ne peut pas le contester : les traités qui ont été repris n’ont jamais été enregistrés.

Mais il n’y a pas de conséquence sur un plan juridique.

Reprenons l’article 44 du traité de paix : « Tous les traités de cette nature qui n’auront pas fait l’objet d’une telle notification seront tenus pour abrogés. »

La condition posée par ce texte pour que le traité soit valable est qu’il soit notifié (par la France à l’Italie). Pas enregistré (à l’ONU).

Les alinéas de l’article sont clairement séparés, avec des chiffres différents : et cela est important en droit. En clair cela veut dire que la sanction prévue par l’alinéa n° 3 (les traités sont considérés comme abrogés) ne s’applique pas à ce qui est indiqué dans l’alinéa n° 2 (les traités doivent être enregistrés par le secrétariat de l’ONU).

Sur un plan juridique cela est incontestable. Cela avait été rappelé notamment par la Cour de cassation, dans une affaire qui concernait précisément le traité d’annexion. En substance un automobiliste s’était fait arrêté parce qu’il téléphonait en conduisant sur une route de Savoie. Sa défense consistait à dire que la loi française ne s’appliquait pas, puisque le traité de Turin du 24 mars 1860 était « caduc ».

Cette argumentation a été balayée sans appel (Arrêt du 28 février 2017 n° 16-84181) :

« Attendu d’une part, que la France, en vertu de la faculté que lui conférait l’article 44, § 1, du Traité de paix du 10 février 1947, a notifié à l’Italie, dans le délai prévu par cet article, sa volonté de voir remis en vigueur le Traité de Turin, ainsi que cela résulte de la publication au Journal officiel du 14 novembre 1948 de la liste des conventions franco-italiennes antérieures à la seconde guerre mondiale ayant été maintenues ou remises en vigueur, parmi lesquelles le Traité de Turin ;

Que, d’autre part, selon l’article 102 de la Charte des Nations-Unies, le défaut d’enregistrement d’un traité au secrétariat de l’Organisation des Nations Unies est sans conséquence sur sa validité entre les Etats parties. »

Ces arguments ont été avancés par de nombreuses personnes, dont un député. Monsieur Yves Nicollin a ainsi posé une question écrite le 13 novembre 2012, en demandant au gouvernement français de régler la situation juridique née de l’absence d’enregistrement du traité du 24 mars 1860 au secrétariat des Nations-Unies.

La réponse qui lui a été donnée est qu’une demande d’enregistrement avait été faite auprès de l’ONU et que cette demande avait été rejetée. Mais pas en raison de la tardiveté de la demande française : le secrétariat de l’ONU refuse d’enregistrer les traités qui sont antérieurs à la création de l’Organisation, sauf pour ceux qui n’ont jamais été publiés. Or le traité de Turin du 24 mars 1860 était déjà publié dans plusieurs recueils de traités internationaux, et donc le secrétariat a appliqué sa jurisprudence consistant à refuser de l’enregistrer (Question n° 10106, publiée au Journal officiel du 13 novembre 2012. La question et la réponse : http://questions.assemblee-nationale.fr/q14/14-10106QE.htm).

Ce que l’on peut comprendre : le fait que le traité soit déjà publié assure sa sécurité juridique. L’ONU estime donc qu’il n’y a pas besoin de l’enregistrer.

III. Conclusion.

Donc en conclusion le traité d’annexion de la Savoie et de Nice à la France du 24 mars 1860 est valable, et ces territoires ne peuvent en aucune façon revendiquer leur indépendance en invoquant une « caducité » de ce traité.

Je me permets de mettre en garde les lecteurs. Des personnes invoquent régulièrement devant le juge l’inapplicabilité du droit français en Savoie et en Haute-Savoie, pour ne pas payer leurs impôts, pour contester leurs infractions, etc. La conséquence est toujours la même : la condamnation.

Pour aller plus loin dans l’analyse, je vous invite à consulter l’excellent article « La rattachement de la Savoie à la France : une Histoire de Droit », de l’éminent Bruno Berthier, Professeur à l’Université de Savoie, parfaitement au fait de ces questions [3].

Frédéric MATCHARADZE, Avocat.
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