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Marchés publics : nouvelle modalité de recours contre un marché public et obligation de définition des besoins du pouvoir adjudicateur en termes d’objectifs de développement durable : avis de tempête sous le tropic ? Par Romain Reix.
Parution : mercredi 19 décembre 2007
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Il est des mécanismes juridiques nés d’entrechocs entre règle de droit et jurisprudence, dont certains praticiens des marchés publics, préfèreraient certainement ne pas s’apercevoir. Piégeur, car extrêmement procédural, le droit des marchés publics regorge comme d’autres, de dispositions dont la manipulation "maladroite" - c’est-à-dire involontairement illégale - peut entraîner l’abandon d’une procédure d’attribution d’un marché, et, depuis peu, l’annulation du contrat même après la signature dudit marché.

Cette nouveauté a été introduite par un arrêt amené à connaître une certaine postérité : l’arrêt du Conseil d’État du 16 juillet 2007 Société Tropic Travaux Signalisation. En rupture profonde avec la jurisprudence séculaire relative aux recours en matière de marchés publics, cet arrêt destiné à épouser les contours de la directive "Recours", aura à coup sûr des conséquences importantes sur la manière dont les pouvoirs adjudicateurs vont gérer les différentes phases pré-contractuelles nécessaires à l’attribution, dans les règles de l’art, d’un marché public.

Par ailleurs, cet impératif de sécurisation juridique des phases pré-contractuelles d’un marché public, certes déjà bien mieux appréhendé depuis quelques années, est à assurer dans un contexte de profond renouvellement de l’approche même du droit de la commande publique en Europe.

Auparavant exclusivement destiné à assurer la plus grande effectivité à ses grands principes (liberté d’accès à la commande publique, égalité de traitement des candidats, transparence des procédures), le droit ultra-contemporain des marchés publics tend, en sus, à consacrer et améliorer l’utilité économique de la commande publique. La présence de prescriptions sociales et environnementales dans le droit communautaire et les différents droits européens des marchés publics, témoigne en ce sens, d’une volonté de doter les pouvoirs adjudicateurs d’instruments juridiques favorables à la promotion du développement durable par le biais de la commande publique.

Ces deux évolutions, l’une procédurale, l’autre d’une certaine manière plus politique, sont de nature à faire naître des doutes, à soulever des questions dont les réponses n’ont, pour le moment, guère l’apanage de la clarté. La suivante, en ce qu’elle touche à la fois à la sécurité juridique des personnes publiques et des entreprises, mérite peut-être un traitement particulier : un concurrent malheureux à l’attribution d’un marché public a-t-il la possibilité d’introduire un recours contre la décision d’attribution d’un marché public en soulevant le moyen selon lequel le pouvoir adjudicateur n’aurait pas défini ses besoins en tenant compte d’objectifs de développement durable ? Autrement dit, l’absence de prise en compte d’objectifs de développement durable est-il un moyen opérant aux fins de contestation de la validité d’un marché public ?

Des éléments de réponse, que les commentaires sous ce billet n’hésiteront pas à confirmer ou infirmer, peuvent être apportés par une étude du considérant 2 de l’arrêt Tropic, ci-dessous reproduit :

Considérant que, indépendamment des actions dont les parties au contrat disposent devant le juge du contrat, tout concurrent évincé de la conclusion d’un contrat administratif est recevable à former devant ce même juge un recours de pleine juridiction contestant la validité de ce contrat ou de certaines de ses clauses, qui en sont divisibles, assorti, le cas échéant, de demandes indemnitaires ; que ce recours doit être exercé, y compris si le contrat contesté est relatif à des travaux publics, dans un délai de deux mois à compter de l’accomplissement des mesures de publicité appropriées, notamment au moyen d’un avis mentionnant à la fois la conclusion du contrat et les modalités de sa consultation dans le respect des secrets protégés par la loi ; qu’à partir de la conclusion du contrat, et dès lors qu’il dispose du recours ci-dessus défini, le concurrent évincé n’est, en revanche, plus recevable à demander l’annulation pour excès de pouvoir des actes préalables qui en sont détachables ;

Cette nouvelle possibilité de recours prévoit que la contestation du concurrent évincée porte sur "la validité du contrat ou de certaines de ses clauses, qui en sont divisibles". La contestation est donc largement admise, puisque ce considérant n’énumère pas les moyens recevables ou irrecevables éventuellement soulevés par le requérant. La recevabilité du recours n’obéit qu’à une condition de statut du plaignant à l’égard des contractants, plaignant qui doit obligatoirement être un concurrent évincé du contrat litigieux.

Afin de progresser, il convient de porter également l’attention sur le deuxième terme de cette réflexion : la prise en compte d’objectifs de développement durable.

Sur ce point, l’article 5-I du Code des marchés publics énonce :

La nature et l’étendue des besoins à satisfaire sont déterminées avec précision avant tout appel à la concurrence ou toute négociation non précédée d’un appel à la concurrence en prenant en compte des objectifs de développement durable. Le ou les marchés ou accords-cadres conclus par le pouvoir adjudicateur ont pour objet exclusif de répondre à ces besoins.

L’indicatif valant impératif, cette rédaction est sans ambiguïté : les besoins du pouvoir adjudicateur, seule motivation à la conclusion d’un marché, doivent prendre en compte, lors de leur définition, des objectifs de développement durable. En l’absence du respect de cette règle par le pouvoir adjudicateur, il résulterait un contrat administratif de type marché public, dont les besoins, essence du marché, n’ont pas été régulièrement définis. Or, l’irrégularité de la définition des besoins étant un motif de contestation de la validité d’un marché public, la possibilité pour un concurrent évincé de contester effectivement cet acte par le moyen que nous venons de préciser, semble admise.

Reste, toutefois, à apprécier si la définition des besoins, définition effectuée dans la majorité des cas par le pouvoir adjudicateur seul et en amont de toute procédure d’attribution, prend matériellement corps dans le contrat lui-même, ou demeure, "reste au niveau", des actes préalables qui en sont détachables, mentionnés dans le considérant 2 de l’arrêt susmentionné, "échappant" au nouveau recours. Sur ce point, si l’on considère que la notion de besoin au sens du droit des marchés publics, est confondue à celle d’objet, clause par nature présente dans un contrat public, il y a lieu de considérer que cette hypothèse est recevable. En conséquence, la grande majorité des besoins des pouvoirs adjudicateurs ne définissant (toujours) pas leurs besoins en tenant compte d’objectifs de développement durable, il y a lieu de considérer que la grande majorité des marchés publics peuvent être contestés sur la base de leur objet, irrégulièrement défini car ne mentionnant aucunement la prise en compte de ces objectifs. Tous les marchés publics de travaux ayant pour objet "construction du bâtiment x" au lieu de "construction du bâtiment HQE x", ou encore "achat de fournitures y" au lieu de "achat de fournitures éco-responsables y" seraient, selon cette logique, susceptibles d’être compromis.

Mais, la jurisprudence semble (heureusement) manquer à l’appui de cette construction, et c’est de manière indirecte qu’il est possible d’affirmer que la notion de besoin épouse et corrompt, le cas échéant, celle d’objet, condition pour qu’un recours fondé sur le moyen d’une définition viciée du besoin au titre de la non prise en compte d’objectifs de développement durable, soit opérant. On citera, parmi d’autres références :

- Sur la filiation entre pièces constitutives du contrat et formulation de son objet : CE, 13 octobre 2004, Commune de Montélimar :
le conseil municipal doit, sauf à méconnaître l’étendue de sa compétence, se prononcer sur tous les éléments essentiels du contrat à intervenir, au nombre desquels figurent notamment l’objet précis de celui-ci, tel qu’il ressort des pièces constitutives du marché, mais aussi son montant exact et l’identité de son attributaire ;
- Sur la collusion entre objet et nature des prestations : CE, 8 décembre 1997, Société SOTRACER :
Les prestations qui font l’objet des marchés doivent être déterminées dans leur consistance et leurs spécifications avant tout appel à la concurrence ou négociation ;

Les avis des lecteurs du village de la justice sont les bienvenus pour permettre d’avancer sur ce point, et plus généralement sur la question de la prise en compte d’objectifs de développement durable dans les contrats publics.

Romain Reix

romain.reix chez hotmail.fr