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La photographie du territoire, entre donnée personnelle et donnée publique. Par Azéline Boucher, Doctorante.
Parution : vendredi 15 mars 2019
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Les images prises depuis le ciel, par un satellite, par un avion ou encore par un drone, fascinent en ce qu’elles permettent une représentation extrêmement précise du territoire. Ainsi, une prise de vue aérienne donne accès à une multitude d’informations, plus ou moins valorisables, sur l’état des routes, des forêts, des cours d’eau, l’étendue d’une propriété, la surface d’une maison, etc…

La photographie du territoire constitue une donnée géographique. Elle peut, dès lors, faire l’objet d’une ouverture au public dans le cadre des démarches d’open data. Mais l’image d’un bâtiment d’habitation peut également, dans certains contextes, identifier un individu. Elle sera alors qualifiée de donnée à caractère personnel.

Dans une société où la transparence devient la norme, l’individu est en lutte permanente contre les ingérences dans sa vie privée. Il peut ainsi faire le choix de mener son existence à l’abri des regards indiscrets en construisant des haies ou des palissades autour de sa maison, en accrochant des rideaux à sa fenêtre ou encore en fermant ses volets. Ces remparts lui permettent de se préserver du regard d’autrui, du jugement, de la curiosité, de l’indiscrétion.
Quel lieu plus protecteur de la vie privée, en effet, que le domicile ?

Pourtant, les prouesses technologiques du XXIème siècle ont permis à un amas d’étrangers de s’approprier ce temple de l’intimité, ou plus exactement l’image de ce temple. Comment ? Par la diffusion sur Internet de prises de vues aériennes et satellites ou de photographies captées depuis la rue. Avec le déploiement des drones et l’amélioration constante de la précision des images, les murs opaques que l’individu a érigés pour préserver sa vie privée semblent se fissurer toujours plus.

Les images du territoire diffusées sur Internet sont, en effet, susceptibles de représenter des bâtiments d’habitation ; et au-delà, de les localiser. Il est relativement aisé, via une plateforme géographique telle que Google Maps, Mappy ou encore Géoportail, de superposer diverses couches de données pour obtenir l’adresse d’un bâtiment. Cette empreinte géographique, associée à un annuaire inversé (de type Pages jaunes), peut alors, le cas échéant, relier un individu - le propriétaire ou l’occupant des lieux - à un logement. La photographie de la maison devient donc nominative en elle-même. Ainsi, l’image du logement peut être appréhendée comme une donnée à caractère personnel. La protection relative à de telles données permet de dépasser le cadre strict du droit à l’image du domicile et la difficile caractérisation de l’atteinte à la vie privée. En effet, l’individu bénéficie de cette protection dès lors qu’il est identifié ou identifiable. Il n’a donc pas besoin d’apporter la preuve d’un trouble anormal ou d’un préjudice pour obtenir le respect de la législation relative à la protection des données personnelles, à savoir la loi Informatique et Libertés et le Règlement général sur la protection des données.

Si l’image du logement peut être considérée comme une donnée à caractère personnel, quels peuvent alors être les fondements invoqués pour sa collecte et sa diffusion ? Des hypothèses sont envisageables.
Les acteurs privés pourraient motiver ces traitements par la nécessité de photographier le territoire afin de proposer leurs services au public, à savoir l’accès à une plateforme de données géographiques. La collecte et la diffusion d’images représentant des habitations seraient donc fondées sur les intérêts légitimes défendus par ces entreprises.
Pour les acteurs publics, et plus particulièrement pour l’Institut national de l’information géographique et forestière, l’IGN, la prise de vues et la publication des photographies reposeraient sur d’autres fondements, moins sujets à débat que celui envisageable pour les entreprises. Ainsi, les traitements réalisés par l’IGN pourraient être fondés, pour la collecte, sur l’une des missions de service public de l’établissement, relative à la couverture en photographie aérienne et spatiale du territoire ; et pour la diffusion, sur l’obligation légale d’ouverture des données, et plus particulièrement des données géographiques.

La législation relative à la protection des données personnelles impose également des obligations aux responsables de traitement, notamment le respect d’une durée de conservation limitée et l’information de la personne concernée.
Les images représentant des habitations sont aujourd’hui largement diffusées sur Internet. Aussi, ces publications ne connaissent ni limite de temps, ni limite de destinataire. Cette problématique doit être prise en compte par les acteurs concernés. En outre, dans le cadre d’une collecte indirecte et d’une diffusion massive, l’information des individus s’avère plus complexe. La forme collective pourrait être envisagée pour diffuser les renseignements nécessaires, bien qu’elle ne soit pas adaptée à toutes les situations rencontrées.

Le responsable de traitement doit encore assurer les droits de la personne concernée sur le traitement de ses données personnelles, et plus particulièrement le droit d’opposition à la collecte et/ou à la diffusion des images de l’habitation.
L’article 38 de la loi Informatique et Libertés conditionne l’exercice du droit de s’opposer au traitement à des « motifs légitimes ».
L’article 21 du Règlement général sur la protection des données est plus souple puisqu’il reconnait un « droit de s’opposer à tout moment, pour des raisons tenant à sa situation particulière ». Cette situation particulière et ces motifs légitimes pourraient être rapprochés de l’atteinte à la vie privée et du trouble anormal dans le cadre du droit à l’image du domicile.
La mise en œuvre du droit d’opposition reste, néanmoins, un exercice délicat et rares sont malheureusement les plateformes de données géographiques qui le prévoient. De même, lorsque la collecte ou la diffusion des photographies se fonde sur une base légale, comme ce peut être le cas pour les traitements de l’IGN, la personne concernée ne bénéficie pas du droit d’opposition.

Dès lors que l’image d’un bâtiment d’habitation permet d’identifier un individu, elle doit être protégée comme une donnée personnelle. La qualification de l’image est néanmoins multiple puisque c’est également une donnée géographique et si cette photographie a été prise dans le cadre d’une mission de service public, elle peut encore constituer un document administratif susceptible d’être diffusé et réutilisé, c’est-à-dire une donnée publique.
Plusieurs textes, notamment la directive INSPIRE de 2007 et la loi Lemaire de 2016, prévoient l’ouverture des données géographiques, considérées comme des données de référence. Deux intérêts sont alors mis en balance : l’accès du public à l’information géographique et aux données de description du territoire ; et la protection de la vie privée et des données personnelles des individus indirectement identifiés sur les photographies.

Plusieurs alternatives permettent d’assurer l’ouverture des données publiques lorsqu’elles contiennent des informations relatives à des individus : le consentement des personnes concernées à la diffusion, l’anonymisation des données nominatives ou encore l’existence d’une disposition législative prévoyant expressément la publication des données personnelles.
La diffusion par l’IGN de photographies comprenant des données nominatives serait fondée sur une base légale, à savoir l’obligation de diffuser les images du territoire.
Les photographies des bâtiments d’habitation font, en effet, partie intégrante de ces images. Il ne serait donc pas possible de flouter les données nominatives - et donc de rendre impossible l’identification de l’individu - sans dénaturer la photographie et, dès lors, porter atteinte à sa valeur intrinsèque.
Il semblerait ainsi que l’intérêt du public à accéder à des informations précises et de qualité prévale sur la protection des données personnelles.

Cette diffusion massive d’images du territoire sur Internet, à la fois par des entreprises privées telles que Google ou Apple, et par des acteurs publics, serait néanmoins compensée par le fait que l’individu concerné puisse toujours agir sur le terrain de la responsabilité de droit commun et, pour le propriétaire, sur celui du trouble anormal en matière de droit à l’image du bien également.
Ces recours paraissent pourtant bien futiles pour protéger l’intimité de l’individu puisqu’ils s’exercent a posteriori, et donc trop tard.

A l’heure du Big Data et de l’Open Data, il convient ainsi de s’interroger sur la place du domicile dans notre vie privée et d’encadrer l’utilisation qui est faite de son image.

Azéline Boucher, Doctorat Convention Industrielle de Formation par la Recherche (CIFRE).