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Le Garde des Sceaux a-t-il diffusé une « circulaire anti-Doctrine » ? Par Emmanuel Poinas, Magistrat.
Parution : mercredi 10 avril 2019
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Le ministère de la Justice a publié une circulaire visant à préciser les conditions de diffusion des décisions de justice émanant de « tiers à l’instance ». Cette initiative a été critiquée par certains des promoteurs de « l’open access » des décisions de justice. Comment concilier le fonctionnement quotidien des juridictions (qui peut être parfois difficile), et la mise à disposition des décisions produites, dès lors que cette activité susceptible de générer une charge de travail supplémentaire pour les agents desdits services ?
L’analyse de l’initiative ministérielle offre un éclairage sur ces tensions structurelles.

Le 19 décembre 2018 le ministère de la Justice a diffusé une circulaire visant à préciser les pratiques de diffusion des décisions de justice émanant de « tiers à l’instance » [1].

Ce texte fait suite, à des décisions de justice ayant satisfait des demandes d’opérateurs dits de « Legaltech » afin d’avoir accès à des décisions de justice déjà rendues [2].
Il a été critiqué [3].

Mais, quoi qu’on pense de l’usage des circulaires du ministre de la Justice (sujet sur lequel il peut y avoir beaucoup à dire, notamment en matière de contentieux du licenciement), la circulaire constitue-t-elle comme certains l’on écrit un « dispositif anti-Doctrine », du nom de l’une des entreprises qui revendique comme signe distinctif de sa production le fait de l’appuyer sur un fond de décisions de justice nettement supérieur à celui détenu par d’autres opérateurs de ce secteur ? [4].

A) La diffusion des décisions de justice, retour sur la naissance d’un contentieux « émergent ».

L’objet des procès actuellement en cours ne porte pas en réalité sur la possibilité d’avoir accès à des décisions de justice, mais d’avoir accès à un grand nombre de décisions de justice. Autrement dit c’est de « l’open access » comme on dit aujourd’hui, des jugements par les « opérateurs de legaltech » qui est en cause [5].
La « loi pour une République numérique », dite « Loi Lemaire » a posé le principe de l’accessibilité l’ensemble des décisions rendues par l’ordre judiciaire et l’ordre administratif, à titre gratuit.
Mais cette diffusion suppose une « dans le respect de la vie privée des personnes concernées » et à la suite d’une « analyse du risque de ré-identification ». Le texte renvoie en outre à un décret en Conseil d’État [6].

Trente mois après la promulgation de la loi, le décret en question n’a pas encore été publié. Mais il est vrai qu’une telle élaboration est loin d’être aisée, à supposer qu’elle ne relève que du domaine réglementaire [7].

Au mois de décembre 2016, un justiciable a sollicité l’accès aux minutes du Tribunal de grande instance de Paris et le droit de réutiliser les informations publiques contenues dans ces minutes. Le directeur de greffe et saisi d’un recours, le président du Tribunal ont refusé de faire droit à cette demande qui se fondait sur les dispositions des articles 1440 et 1441 du Code civil [8].
La Cour d’appel de Paris, dans arrêt du 18 décembre 2018 a décidé d’y faire droit [9].

C’est le lendemain que paraissait la circulaire ministérielle.

Celle-ci rappelle en substance que toute décision rendue publiquement peut être communiquée en matière civile et qu’il en va de même pour toute décision pénale définitive.
S’agissant du « traitement des demandes de masse », la circulaire considère qu’en l’état de l’absence de la publication du décret pris pour l’application de la loi « ne saurait être contournée par un procédé de diffusion massive qui n’offrirait pas les garanties utiles à la protection des données à caractère personnel ».

B) La législation en vigueur face au contentieux « émergent » , retour sur des rapports de force.

Sur le plan juridique, l’intervention « d’acteurs non conventionnels » sur le marché de l’accès aux décisions de justice est un processus qui remonte désormais à plusieurs années. La première formalisation d’une « ouverture » des données juridictionnelles peut être rattachée au « Rapport Trojette » qui a conclu à l’intérêt d’une mise à disposition gratuite [10].

Le législateur a fait le choix de suivre ces préconisations à l’occasion du vote de la « Loi Lemaire ».
Cependant, cette innovation n’a fait l’objet ni d’une étude d’impact, ni d’un avis du Conseil d’État. Et le renvoi à des dispositions réglementaires d’application n’est pas elle-même sans poser des difficultés d’interprétation [11].

C’est dans ce relatif « flou » qu’un plaideur a tenté de faire valoir son droit sur la base des dispositions des articles 1440 et suivants du Code de procédure civile.

Du point de vue du droit l’argumentation du ministre qui vise à en écarter l’application apparaît on ne peut plus fondée.
En effet les dispositions des articles 1440 et suivants ne sont pas en eux-même l’expression d’un principe général applicable à toutes les situations. La place des articles dans ce Code les relie clairement aux procédures particulières à certaines matières et en l’occurrence « les obligations et le contrats ». En toute logique le visa de ce texte n’est pas de nature à justifier la communication de jugements en dehors de son champ d’application, car il s’agit d’un texte spécial.

Le visa de la Convention de la Haye, ne constitue pas non plus un texte général ; enfin les avis de la CADA des 7 septembre et 14 décembre 2017 [12] rappellent pour le premier que « les informations publiques contenues dans les minutes civiles sollicitées sont librement réutilisables », rappelant qu’il n’en va pas de même des autres informations et données figurant dans ces décisions et que seuls les domaines « moins sensibles » tel celui qui concerne l’activité de personnes morales justifiait une interprétation moins restrictive du droit de consulter des archives.
Or, le principe de communication des décisions de justice a été voté par la Loi Lemaire. C’est donc sur ce seul visa que la communication des décisions devrait avoir lieu puisqu’il s’agit là de l’expression d’un principe général exprimé par la loi.

La loi Lemaire, même en l’ absence de décrets d’application prévoit le recours à une procédure d’évaluation du risque de ré-identification et le nécessaire « respect de la vie privée des personnes concernées ».

Dans ce contexte, le fait de communiquer des données non anonymisées en vue d’une exploitation algorithmique apparaît en contradiction avec les dispositions légales.
L’opération d’anonymisation est depuis la « Loi Lemaire »une obligation à la charge de l’État, le bénéficiaire de la communication n’a donc nullement vocation à l’opérer.
Le Garde des sceaux avait donc parfaitement raison de rappeler cet état du droit.

Conclusion : Qui trop embrase mal éteint, ou les limites de la législation performative.

Le ministère de la justice n’est pas quitte de tout problème pour autant. En effet, en affirmant l’absence de texte d’application de la loi le ministre ouvre la possibilité aux justiciables de se plaindre de ne pas pouvoir exercer les droits qu’ils tiennent de la loi, faute pour le Gouvernement d’avoir édicté des textes d’application dans un délai raisonnable [13].
Mais comme disait Ruyard Kipling, ceci est une autre histoire.

Celle qui nous préoccupe pourrait en revanche être synthétisée en référence à la phrase fameuse prêtée à Charles Pasqua : « Les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent ».

En un sens avec l’édiction de l’amendement ouvrant la communication des décisions de justice de la « Loi Lemaire », les « legaltecheurs » ont gagné la partie. Mais parce que la loi a été voté en dehors de toute étude d’impact, de tout avis du Conseil d’État et qu’elle a été introduite par un amendement non présenté par le Gouvernement, ils ont surtout gagné une promesse de législation et non une législation immédiatement applicable [14].
Il en résulte un développement inévitable d’un nouveau domaine contentieux (le contentieux des données juridictionnelles) qui prend des formes très différentes et qui motive des dizaines d’articles d’analyse jurisprudentielle : ainsi il convient de citer en marge de l’application de l’article 1440, les poursuites engagées pour des faits dits de « typosquatting » [15], ou la controverse relative à la définition de la prestation fournie par les avocats à leurs clients [16].

Les « acteurs innovants » qui revendiquent pour certains leur absence d’ancrage juridique ont manifestement omis que le Droit n’est pas la loi, et qu’ une législation nouvelle doit aussi être interprétée en fonction de ce qui constitue le droit antérieur.

Les décisions de justice ne sont pas que l’énoncé de normes juridiques. Elles sont, par nature, entrelacées de données personnelles, tout aussi indispensables que les premières à la pertinence et à l’intelligibilité de la rédaction des motivations.
Or le règlement européen des données personnelles est désormais applicable et l’article 9 du Code civil lequel édicte le droit au respect de la vie privée, n’a pas été supprimé.

L’émergence d’un « droit des données juridictionnelles », ne se limitera pas à la possibilité de « faire mouliner » des jugements par des algorithmes (pour lesquels il n’existe pour l’instant d’aucune procédure de certification) , sans qu’il soit possible d’exercer le moindre contrôle sur la collecte et l’utilisation des données.

Le « choc des civilisations » autour de cette question ne fait en réalité que commencer ; le choix du législateur de limiter la diffusion de certaines informations contenues dans les décisions de justice et les critiques qu’un tel arbitrage a suscité en est l’illustration [17].

Emmanuel Poinas magistrat de l'ordre judiciaire Délégué général du syndicat SDMAJ

[1Circulaire du 19 décembre 2018 publiée au Bulletin officiel du ministère de la Justice, N°NOR, JUSB1833465N.

[2Cour d’appel de Paris, Pôle 2 chambre 1 , 18 décembre 2018, RG 17/22211.

[3Voir par exemple : L’accès aux décisions de justice, ou le dispositif "Anti-Doctrine" sur le blog « liberté chérie ».

[4Voir par exemple « Notre ambition est de devenir le Google du Droit », Le Moniteur 6 mai 2016.

[5Voir par exemple : Accès aux décisions de justice et legaltech, article d’Antoine Bolze, Dalloz 20 février 2019.

[6Article 20 et 21 de la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique.

[7Emmanuel Poinas, Le tribunal des algorithmes, Paris 2019, Editions Berger-Levrault, p 78.

[8Voir notamment l’arrêt de la Cour d’appel de Paris qui reprend l’historique de la procédure. Cet arrêt a notamment été publié dans la chronique d’Antoine Bolze mentionné ci-dessus.

[9Idem.

[10Rapport au premier ministre relative à l’ouverture des données publiques, Les exceptions au principe de gratuité sont-elles toutes légitimes, Mohamed Adnène Trojette, juillet 2013.

[11L’article 18 de la Convention de la Haye du 25 octobre 1980 est relatif aux enlèvements d’enfants.

[12Pour avoir accès à ces avis, voir le site de cette organisation, et les liens suivants : Pour l’avis du 7 septembre ; Pour l’avis du 14 décembre.

[13Cf pour une application récente d’un tel principe dans un domaine voisin, CE, 22 octobre 2014, 5° et 4° SSR, 361464 publié au Recueil Lebon.

[14Poinas pré-cité, p 59 et suivantes : Le vote de la loi sur l’ouverture des données judiciaires ou les difficultés de l’innovation législative.

[15Piratage massif de données au tribunal, article d’Isabelle Chaperon, « Le Monde », 22 juin 2018.

[16Voir notamment, CA Paris, Pôle 2 chambre 1, 6 novembre 2018, RG 17/04957 Conseil national des Barreaux contre SAS Demander justice ; voir également le lien suivant autorisant l’accès à la décision.

[17Voir par exemple l’article de Laurence Neuer, Le Point édition en ligne du 17 mars 2019, et en particulier les échanges avec maître Hannotin : Profilage des magistrats, nous sommes en train de créer une exception française.https://www.lepoint.fr/editos-du-point/laurence-neuer/profilage-des-magistrats-nous-sommes-en-train-de-creer-une-exception-francaise-31-01-2019-2290472_56.php, et les dispositions de l’article 33 de la loi n° 2019-222 du 23 mars2019 de programmation 2018-2022 et de réforme de la justice.