Village de la Justice www.village-justice.com

Le rapport du "Leadership Council on Child Abuse and Interpersonal Violence" peut-il avoir une influence en France ? Par Jacques Cuvillier.
Parution : vendredi 3 mai 2019
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/rapport-leadership-council-child-abuse-and-interpersonal-violence-aura-une,31366.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

Les décisions de justice qui portent sur des gardes d’enfant, avec allégations d’agressions sexuelles, et dans des situations de conflit, comportent une grande part d’incertitude. L’application d’une doctrine sur ces questions pose problème dans la mesure où un éclairage d’ensemble reste insuffisant. Il conviendrait donc de s’appuyer sur une étude portant sur un nombre de dossiers assez élevé pour comprendre les défauts d’appréciation qui peuvent survenir.
Le rapport américain [1] rédigé par Joyanna Silberg, Stephanie Dallam et Elisabeth Samson a été soumis au Bureau chargé de la lutte contre les violences faites aux femmes du Ministère de la justice en septembre 2013. Il apporte des réponses à partir de l’étude détaillée de cas de « retournement » de situation dans des affaires de garde d’enfants impliquant des allégations d’abus sexuels sur enfants, d’abord estimés faux puis jugés valides plus tard.

Des récits de mères accablées par la séparation d’avec leurs enfants et de leurs luttes épuisantes à l’encontre d’une institution judiciaire en cheville avec les services de l’Aide Sociale à l’Enfance défraient régulièrement la chronique. Le public les voient typiquement comme des anomalies du fonctionnement judiciaire. Mais celles-ci sont d’autant plus difficiles à dénoncer, que prises isolément les unes des autres, les preuves objectives du caractère éventuellement infondé des décisions judiciaires sont difficiles à établir de façon imparable. Par ailleurs, la logique qui tend à prendre des décisions du même ordre pour des cas similaires leur donne une sorte de cohérence.

Il fallait donc une étude élargie, portant sur un nombre de cas suffisant pour mettre en lumière une attitude globale préjudiciable aux mères qui n’ont eu que le tort de vouloir protéger leurs enfants de mauvais traitements. C’est ce que révèle le rapport américain rédigé par Joyanna Silberg, Stephanie Dallam et Elisabeth Samson et soumis au Bureau chargé de la lutte contre les violences faites aux femmes, Ministère de la justice en septembre 2013.

Ce rapport part d’une analyse qui a étudié en profondeur 27 cas de « retournement » de situation dans des affaires de garde d’enfants impliquant des allégations d’abus sexuels sur enfants, d’abord estimés faux puis jugés valides plus tard. Elle a été menée par une équipe du Leadership Council on Child Abuse and Interpersonal Violence, une organisation scientifique indépendante et à but non lucratif composée de scientifiques respectés, de cliniciens, d’éducateurs, de juristes et d’analystes des politiques publiques. Son objectif était d’aider les tribunaux aux affaires familiales à mieux identifier, comprendre et répondre aux allégations d’abus sexuels dans les litiges de garde d’enfants.

Aux US comme en France les cas sont nombreux d’enfants retirés à leur mère pour être confiés au parent présumé agresseur. La problématique est donc la même alors que les structures administratives et judiciaires sont différentes. Il semble que l’intérêt pour les instances françaises d’un tel document, soit qu’il est a été établi en dehors du cadre judiciaire et administratif français, et que ses conclusions sont donc à interpréter non pas sur la base de leurs règles de fonctionnement, mais sur l’arrière-plan culturel qui fait interpréter l’attitude protectrice des mères dans un sens négatif. Cela se traduit par des situations particulièrement douloureuses pour les mères et néfastes pour les enfants qui fréquemment se trouvent en danger.

Les travailleurs sociaux et les juges, partagent avec l’ensemble de la population le fond culturel qui véhicule un certain nombre d’idées préconçues sur l’attitude respective du père et de la mère. Par ailleurs, des schémas controversés mais tenaces tel le « Syndrome d’Aliénation Parentale » offrent une voie d’interprétation stéréotypée qui peut déboucher trop vite sur une décision de principe.

De nombreux évaluateurs ont été formés à cette théorie de l’aliénation parentale et voient les conflits parentaux à travers ce prisme.

Pour rectifier une position construite sur ces clichés, l’ensemble des données collectées dans les 52 pages du rapport devrait être mis à profit. Préalablement au détail de l’étude portant sur les cas de « retournement », le rapport reprend les chiffres et conclusions émanant de nombreuses études, portant toutes sur des nombres élevés de dossiers.
Voici donc, classés en différentes catégories, les éléments qui ressortent du rapport. Ils sont voulus aussi près que possible de la traduction réalisée par Nelly Jouan - traductrice-expert près la Cour d’appel de Rennes - mais pour permettre un résumé facilement lisible, certaines rubriques ont été quelque peu reformulées. Les personnes sensibles aux « biais de genre », pas évidents à appliquer, voudront bien nous pardonner d’avoir conservé le genre « masculin-neutre ».

Le contexte.

- 1/4 des personnes interrogées disent avoir subi des agressions sexuelles durant l’enfance ;
- 90 % des agressions sur enfants sont commis par des hommes ;
- entre 70 et 90 % des agressions sont le fait de personnes connues de l’enfant ;
- Plus il y a de violences contre l’épouse par le conjoint violent, plus la probabilité d’une agression physique sur l’enfant est élevée ; les violences intrafamiliales et les agressions sexuelles vont souvent de pair ;
- les femmes subissent fréquemment après séparation une maltraitance administrative, sujettes à des dépôts de plainte et à des obligations de formalités décourageantes.

Signalements contre-productifs.

Une étude dirigée par l’Institut national de la justice a démontré que les femmes qui ont informé les évaluateurs psychosociaux qu’elles étaient victimes de violences étaient moins enclines à obtenir la garde exclusive. Les chercheurs ont constaté que seulement 35 % des mères qui avaient dénoncé des violences conjugales avaient obtenu la garde exclusive par rapport à 42 % des mères qui ne l’avaient pas fait. En fait, le seul exemple où des faits de violence conjugale ont impacté l’agresseur présumé a été quand l’enquêteur a constaté des violences alors que la mère ne les avait pas alléguées. Il est arrivé fréquemment que des mères perdent totalement la garde de leurs enfants après que des allégations de maltraitance de la part du père aient été portées à la connaissance du tribunal.

Inflexibilité des jugements.

Une étude portant sur plusieurs centaines de couples a montré que les preuves des violences conjugales ne semblaient pas infléchir la décision du tribunal en matière de garde. Une enquête sur les dossiers de garde et les cas de maltraitances en appel a conclu que sur les 40 cas analysés, 38 tribunaux avaient accordé la résidence alternée ou la garde principale à des agresseurs présumés ou avérés (Meier, 2003).

Des chercheurs ont conclu que la garde exclusive était donnée au parent protecteur et des visites médiatisées au parent maltraitant présumé dans seulement 10 % des cas comportant des allégations de maltraitance. En revanche, dans 20 % de ces cas, les enfants ont été placés chez l’agresseur présumé qui obtenait l’autorité parentale exclusive.

Précarité de la mère.

1/3 des mères incapables de faire face aux dépenses judiciaires, alors que les pères restent plus nombreux à pouvoir se défendre.

Le spectre des fausses allégations.

Dans un litige de garde, les fausses allégations sont suspectées d’emblée. Pourtant une étude portant sur 9.000 affaires de litige de garde a conclu que 2 % faisaient état d’abus sexuels. Sur 84 affaires d’allégations non prouvées, 8 ont été considérées comme délibérément fausses [Note de l’auteur : Les différentes études citées convergent sur le fait que le taux de fausses allégations est minime, qu’il s’agisse des déclarations de la mère ou de celles de l’enfant.].

L’influence de l’attitude devant le tribunal.

La tension et la nervosité de la mère craignant pour l’issue du procès peut contraster avec la confiante décontraction du père. Dans ce cas, la mère pourra être considérée comme « fragile » et le père « plus stable » ce qui peut avoir un effet considérable sur la décision en matière de garde.

Les qualificatifs de pathologie sont plus facilement appliqués à la mère qui « imagine des choses » et serait la cause des troubles de ses enfants.

Un facteur déterminant semble être le côté « coopératif » de la personne. Une attitude qui joue la « bonne volonté » peut même faire oublier un passé judiciaire délicat. Il est d’autre part difficile à une mère inquiète, qui se sent suspectée d’être dérangée ou d’avoir une attitude « stratégique » d’apparaître comme totalement coopérative.

Insuffisance d’investigation.

Les évaluateurs évitent souvent de faire des enquêtes, préférant se baser sur leurs impressions initiales concernant les parties ou sur les résultats des évaluations psychosociales en matière de garde [2].

Lorsque les mères allèguent des violences conjugales ou des incestes commis par le père, les auxiliaires de justice demandent un degré de preuve élevé. En revanche, une allégation selon laquelle une mère a fabriqué des allégations de maltraitance pour avoir le dessus dans un litige de garde est souvent prise en compte sans aucun support factuel.

Le manque de formation aux violences conjugales et aux abus sexuels.

Les études ont montré que les évaluateurs chargés des litiges d’enfants ne comprennent souvent pas les dynamiques intrinsèques aux violences familiales et leurs effets sur les enfants, et ne se tiennent pas informés sur la littérature professionnelle relative aux abus sexuels [3].

Une préférence systématique pour la garde alternée.

De nombreuses décisions montrent une tendance à appliquer systématiquement la garde alternée sans précaution particulière au nom d’un principe de « coparentalité ». Une considération particulière est portée au parent « coopératif », qualité qui n’est typiquement pas reconnue à une mère qui accuse (c’est ce qui est constaté aux US, mais sans doute en France aussi). Les principes sous-jacents reposent sur une supposée « égalité des forces » entre les deux parents, mais dans les faits, les rapports sont inégaux entre une personne violente ou perverse et une autre qui subit.

L’utilisation et l’interprétation inappropriée des tests psychologiques.

Contentons-nous ici de trois citations du rapport :
« Les évaluations psychologiques reconnues (tests d’intelligence, de personnalité, de psychopathologie, et d’aptitude standardisés) posent problème en raison de leur pertinence très limitée au regard des questions intéressant le tribunal (Emery, Otto & O’Donohue, 2005). »

« Il n’existe aucun test psychologique qui puisse confirmer qu’une personne a maltraité un enfant (Comité ad hoc de l’American Psychological Association sur les questions juridiques et éthiques dans le traitement des violences interpersonnelles, 1997). Il n’existe pas non plus de test psychologique en mesure d’établir avec certitude que les craintes d’une mère concernant d’éventuelles maltraitances de son enfant sont bien réelles (Bancroft & Silverman, 2003). »

« Compte tenu des graves effets traumatiques subis par une victime de violence conjugale et/ou en tant que parent d’un enfant maltraité, les agresseurs peuvent obtenir de meilleurs résultats que les mères non agresseurs à ces tests psychologiques. »

Le rapport mentionne aussi le fait que les tests psychologiques des parents sont parfois réinterprétés abusivement, qu’une femme battue peut du fait de son traumatisme obtenir un score apparemment défavorable à ces tests.

La partie introductive du rapport ne fait pas mention des tests psychologiques qui permettent de repérer les traumatismes et les marques de mauvais traitement ou d’agressions sexuelles des enfants.

Absence d’un retour d’information.

En l’absence de retour d’informations concernant les effets à long terme de leurs décisions, les évaluateurs et les juges n’ont aucune certitude et négligent les conséquences de la violence sur les familles.

Les conclusions de l’étude sur les 27 cas de retournement.

Cet aperçu succinct du rapport ne peut remplacer bien évidemment une lecture attentive et détaillée de ce texte. [4].

L’étude porte sur des procédures de garde dans lesquelles un enfant est initialement confié à un parent qui a fait l’objet de dénonciations de maltraitances envers l’enfant dans le cadre de visites non médiatisées (phase1). La décision a ensuite été infirmée et une nouvelle décision a été prononcée ou d’autres facteurs ont entraîné une modification du droit de garde ou des visites (phase 2), de sorte que l’enfant n’était plus contraint d’aller chez l’agresseur présumé sans supervision.

Les affaires dans lesquelles les accusations de maltraitances n’ont pas été résolues ont été écartées de l’étude.

À la Phase 1, 59 % des agresseurs s’étaient vu confier la garde exclusive et les parents protecteurs avaient des contacts très limités avec l’enfant abusé. Deux parents protecteurs avaient perdu tout contact avec leur enfant. Vingt-six pour cent des parents protecteurs avaient obtenu la garde exclusive mais l’abuseur avait des visites médiatisées. Dans 15 % des cas, le parent protecteur était contraint de partager la garde avec l’abuseur.

Deux tiers (67 %) des mères ont été pathologisées parce qu’elles ont demandé que leurs enfants soient protégés. Les personnes principalement responsables de la pathologisation des mères étaient les professionnels qui orientaient les décisions judiciaires. Pour 67 % des décisions, le juge s’est appuyé sur l’opinion d’un évaluateur ou d’un avocat pour enfant. Dans de nombreux cas (67%) le juge est influencé par l’avocat de l’enfant dont l’opinion est que l’enfant n’a pas été maltraité. Dans 78 % des cas, les décisions judiciaires jetaient le doute sur la crédibilité de la mère.

A la Phase 2, les enfants ont été protégés de tous contacts non médiatisés avec leur agresseur. La plupart des parents protecteurs (81 %) ont obtenu la garde exclusive. Il a été difficile pour les parents protecteurs de récupérer la garde. Les enfants ont finalement pu être protégés grâce à de multiples procédures judiciaires.

Si les affaires ont fait l’objet d’un renversement de situation, c’est principalement parce que les parents ont pu présenter des preuves de maltraitances et appuyer ces preuves grâce aux rapports de professionnels qui sont parvenus à contrer les fausses informations et les mythes diffusés pendant la Phase 1. A la Phase 1, rares étaient les professionnels cités en tant que témoins qui avaient une expertise en matière de maltraitances à l’égard des enfants. A la phase 2, près de la moitié (57 %) de ceux qui ont témoigné à propos de l’enfant avaient une expertise dans ce domaine.

Les symptômes de détresse ont souvent été négligés à la Phase 1 et attribués à la pathologie maternelle ou au stress lié au litige de garde. Par exemple, les comportements sexualisés étaient l’un des symptômes les plus fréquemment signalés chez les enfants ayant révélé des abus sexuels. Les comportements sexuels, considérés comme fortement corrélés aux abus sexuels ont généralement été minimisés par les évaluateurs qui les ont considérés insignifiants ou comme un signe de stress.

Les enquêtes menées par les agences de protection de l’enfance n’ont souvent aucun effet sur les décisions judiciaires ; que ces agences aient considéré que les maltraitances étaient vraies ou pas n’a aucun impact sur la décision, seuls ont été déterminants dans les litiges de garde, les rapports des évaluateurs et des avocats des enfants (GAL)… souvent très suspicieux face aux allégations de maltraitances et ont des préjugés favorables au parent accusé.

Recommandations.

1) Les signalements pour maltraitances doivent faire l’objet d’enquêtes approfondies ;
2) Les spécialistes des maltraitances doivent jouer un plus grand rôle dans la protection des enfants maltraités au sein des tribunaux aux affaires familiales ;
3) Les agences publiques mandatées pour protéger les enfants doivent jouer un plus grand rôle lorsque les allégations de maltraitances sont contestées au sein des tribunaux aux affaires familiales ;
4) Les professionnels de la santé mentale et les juges doivent reconnaître la logique déficiente qui consiste à pathologiser un parent qui dénonce des maltraitances à un tribunal ;
5) La préférence à l’égard du « parent le plus coopératif » ne doit pas s’appliquer dans les cas de violences conjugales ou familial ;
6) Le système qui régit le fonctionnement des GAL [avocat.e.s des enfants] doit être réévalué ;
7) Le système qui régit le fonctionnement des évaluateurs psychosociaux en matière de garde doit être réévalué.

Jacques Cuvillier

[1Rapport du "Leadership Council on Child Abuse and Interpersonal Violence"

[2Bancroft et Silverman, 2002 ; Caplan et Wilson, 1990

[3Bancroft and Silvermann, 2002.

[4Le texte intégral est disponible en ligne.

Comentaires: