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Est-il possible de neutraliser une réévaluation d’actif immobilier ? Le Conseil d’Etat revient sur sa jurisprudence « Lupa ». Par Eric Ginter et Eric Chartier, Avocats.
Parution : vendredi 3 mai 2019
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Le Conseil d’Etat vient de rendre une importante décision [1] portant sur les modalités de calcul de la plus-value tirée de l’annulation de parts d’une société relevant de l’impôt sur le revenu, postérieure à une réévaluation d’actif par cette dernière. Les juges mettent ainsi fin aux incertitudes qui avaient pu naître d’une précédente affaire « Lupa » jugée en 2016 [2].

La problématique soumise au Conseil d’Etat se rencontre fréquemment lors de l’acquisition de sociétés civiles fiscalement transparentes propriétaires de biens immobiliers. Très souvent, les biens en question figurent au bilan de la société pour une valeur nette comptable sans rapport avec leur valeur réelle.

Il est alors tentant de les réévaluer pour les porter à celle-ci mais ceci dégage un bénéfice taxable. Est-il possible de neutraliser celui-ci en constatant une moins-value sur les titres de la société civile calculée selon la jurisprudence « Quéméner » d’après laquelle le prix de revient de titres de sociétés civiles doit en effet être majoré des résultats qui ont été taxés entre les mains de leurs associés, mais non distribués, ceci afin d’éviter une double imposition ? [3]

En 2016 Le Conseil d’Etat avait jugé une telle compensation impossible dans les circonstances suivantes.

Le 28 mars 2006, deux sociétés françaises avaient acquis auprès de leur mère luxembourgeoise les parts de SCI françaises détenant des immeubles situés sur notre territoire. Le 30 mars les sociétés civiles ont procédé à la réévaluation libre de leurs immeubles ; le 31 mars elles ont été dissoutes. La plus-value dégagée lors de la réévaluation des immeubles a été compensée par une moins-value sur titres calculée conformément à la jurisprudence « Quéméner ».

L’administration fiscale a contesté la possibilité de se prévaloir de cette jurisprudence, au motif que la cession des parts des SCI n’ayant donné lieu à aucune imposition au Luxembourg, il n’en résultait aucune double imposition que cette jurisprudence avait pour objet de prévenir.

Le Conseil d’Etat a suivi les conclusions du Ministre ce qui n’avait pas manqué de surprendre car cela semblait contraire à une décision rendue peu de temps auparavant dans une affaire comparable [4] ainsi qu’à une position clairement exprimée par l’administration dans deux rescrits [5].

Le Conseil d’Etat avait justifié essentiellement sa décision par l’absence de « double imposition effective » au niveau de la société qui réalisait la plus-value, lui permettant de se prévaloir de sa jurisprudence.

L’arrêt qu’il vient de rendre corrige la jurisprudence « Lupa » sur ce point.

En 2008 la société FRA SCI a reçu de sa mère luxembourgeoise les parts de la SCI Foncière Costa, propriétaire d’un immeuble à Paris. En 2009 la SCI a réévalué cet actif immobilier figurant à son bilan après quoi elle a été absorbée par la société FRA. Celle-ci a inscrit dans ses comptes un gain tiré de la réévaluation immobilière en le compensant par une perte d’égal montant résultant de l’annulation des titres de la SCI, par application de la jurisprudence « Quéméner ».

L’administration fiscale a contesté cette compensation, qui se traduisait par une absence totale d’imposition de la plus-value immobilière réalisée en France. Elle s’est fondée dans un premier temps sur l’abus de droit et, après avoir été censurée sur ce point par le Tribunal administratif, elle a opéré une substitution de base légale devant la Cour administrative d’appel en se fondant sur la jurisprudence « Lupa ».

Le Conseil ne la suit pas dans cette analyse : il rappelle que l’apport des parts de la SCI à la société FRA « avait été valorisé sur la base de l’actif net réévalué de cette dernière de sorte que le prix d’acquisition de ces parts tenait compte de la valeur vénale de l’immeuble situé » à Paris.

Aussi censure-t-il l’erreur de droit commise par la Cour d’appel qui subordonne la prise en compte d’une moins-value sur les titres de la société absorbée à la condition que ceux-ci reflètent « la valeur comptable de ces actifs et non leur valeur réelle ».

Refuser de prendre en compte le profit résultant de la réévaluation des actifs conduirait en effet nécessairement à une double imposition contraire à la jurisprudence "Quéméner" :
- Soit que les parts de la SCI aient été acquises auprès d’un tiers : la plus-value de cession aura été taxée au niveau de celui-ci ;
- Soit que les parts soient détenues à leur valeur historique : la plus-value dégagée lors de leur annulation ne peut pas être imposée à nouveau si le profit résultant de la réévaluation l’a été.

On ne peut que se féliciter de voir ainsi levées les incertitudes nées de la décision « Lupa ». Cette dernière ne doit cependant pas être reléguée au rang de simple « erreur » : elle témoigne sans doute du souci du Conseil d’Etat de neutraliser, autant qu’il est possible, des schémas qui conduisent à éluder l’impôt en France. Si l’abus de droit n’a pas été toujours utilisé avec succès dans ces affaires, toute évolution en ce sens n’est pas totalement exclue, notamment avec l’aide que pourrait apporter sur ce point le nouveau « mini » abus-de droit.

Eric GINTER et Eric CHARTIER Cabinet ALTITUDE AVOCATS

[1CE 24 avril 2019 n° 412503, qui sera publiée au recueil Lebon

[2CE 6 juillet 2016 n° 377904, « Lupa »

[3CE 16 février 2000 n° 133296, « SA Ets Quemener »

[4CE 27 juil. 2015, n°362025, « Sté MEA »

[5RES n°2007/54 11 déc.2007 et RES 2012/12, 28 fév. 2012