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Quel délai pour l’action récursoire d’un entrepreneur contre un fabricant ? Par Julie Raignault, Avocat.
Parution : vendredi 31 mai 2019
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Dans un arrêt du 6 décembre 2018, la 3ème chambre civile de la Cour de cassation s’est prononcée sur le délai dans lequel un entrepreneur, mis en cause par un maître de l’ouvrage, peut agir en garantie des vices cachés à l’encontre d’un fabricant.

Cet arrêt, certes non publié, est dissonant par rapport à d’autres décisions rendues récemment par d’autres formations de la Cour de cassation.

Le contexte de l’affaire

Une personne avait fait construire un hangar agricole par une entreprise qui en réalisa la toiture au moyen de plaques de fibrociment fabriquées par une société française rachetée par la suite par une société espagnole.

Livrées en 2001, les plaques ainsi achetées et posées par l’entrepreneur se sont avérées être à l’origine des dommages relevés par le maître de l’ouvrage.

Les travaux ont été réceptionnés le 31 octobre 2001 sous réserve d’étanchéité. Des fissures étant apparues sur les plaques de fibrociment, une expertise judiciaire a été diligentée à la demande du maître de l’ouvrage, qui a assigné l’entreprise générale de bâtiment après le dépôt du rapport d’expertise le 30 octobre 2012.

Nous sommes alors en 2013, 12 ans après la livraison des plaques litigieuses : le maître de l’ouvrage assigne le constructeur qui assigne à son tour en garantie le fabricant quelques mois plus tard.

Comment l’action récursoire de l’entrepreneur contre le fabricant a-t-elle été accueillie par les juges ?

Quelle solution a été donnée par les juges du fond puis la Cour de cassation ?

Le Tribunal de grande instance de Strasbourg a déclaré l’appel en garantie recevable et condamné le fabricant à garantir l’entreprise de bâtiment de l’ensemble des condamnations prononcées à son encontre. Le fabricant a interjeté appel de cette décision, soutenant que l’appel en garantie était prescrit car introduit plus de 10 ans après la livraison, en contravention des dispositions de l’article L. 110-4 du code de commerce dans son ancienne rédaction.

La Cour d’appel de Colmar a infirmé le jugement et considéré que l’action contre le fabricant était effectivement tardive.
La Cour relève qu’il convient de « distinguer le délai d’action de l’article 1648 ancien du code civil de la durée de la garantie légale du vendeur, qui est en l’espèce de dix ans à compter de la vente, conformément à l’article L. 110-4 du code de commerce dans sa version antérieure ».
Elle considère que l’action en garantie des vices cachés doit être mise en œuvre dans le délai de prescription de droit commun de l’article L. 110-4 qui a en l’espèce commencé à courir à compter de la livraison en aout 2001.

La 3ème chambre de la Cour de cassation n’approuve pas cette articulation des délais de prescription au détriment de l’entreprise.

La troisième chambre casse l’arrêt des Juges de Colmar, et affirme, sans viser l’article L. 110-4 du code de commerce, mais seulement l’article 1648 du code civil, que le délai d’action en garantie des vices cachés avait couru à compter de l’assignation de l’entrepreneur par le maître de l’ouvrage, peu importe que le délai de 10 ans ait expiré entre-temps.

La Cour ajoute, en effet, que le délai de dix ans prévu au Code de commerce était « suspendu » jusqu’à ce que la responsabilité de l’entrepreneur ait été recherchée par le maitre de l’ouvrage.

Quels enseignements tirer de cette jurisprudence ?

C’est une question qui fait débat depuis quelques années, toutes les chambres de la Cour de cassation n’étant pas sur la même longueur d’ondes.

Appliquant le principe général « Actioni non natae non currit praescriptio », la 3ème chambre refuse ainsi de poser un délai butoir - de 10 ans dans le cas présent, mais de 5 ans désormais - au-delà duquel l’entrepreneur supporterait seul les défauts de fabrication de matériaux qu’il installe chez des clients.

C’est évidemment protecteur de l’entreprise et des constructeurs en général, mais le pendant d’une telle jurisprudence est moins positif pour les fabricants, qui voient alors leur responsabilité susceptible d’être engagée très longtemps après la vente.

C’est une décision de cassation qui « sanctionne » une interprétation des textes de loi de manière tranchée, mais c’est une décision qui n’est pas publiée au Bulletin de la Cour…

Difficile de déterminer dans ces conditions quelle importance il convient de lui donner et quel impact va avoir cet arrêt qui tranche avec la jurisprudence très récente d’autres chambre de la Haute Cour.

Cet arrêt de la 3ème chambre civile - la chambre de l’immobilier et de la construction - est en effet contradiction avec de très récents arrêts de la 1ère chambre civile et de la chambre commerciale.

La 1ère chambre civile, dans un arrêt du 6 juin 2018 publié au Bulletin, a tranché en faveur de la conception opposée à l’adage « Actioni non natae » susvisé, et considère que la période d’épreuve du bon fonctionnement d’un produit ou d’une chose doit avoir un terme raisonnable.
Elle a jugé prescrite l’action formée par un acquéreur final contre le fabricant dans le délai de l’article 1648 du code civil, mais 8 ans après l’expiration du délai décennale de l’article L. 110-4 du code de commerce. La 1ère chambre a jugé que l’acheteur final ne pouvait avoir plus de droit que l’acheteur initial, même s’il découvre tardivement les vices de la chose achetée.

La chambre commerciale, dans le cadre d’une affaire proche de celle étudiée ici, a jugé le 16 janvier 2019 que l’action récursoire était irrecevable car L’action en garantie des vices cachés n’avait pas été introduite dans le délai de la prescription de l’article L. 110-4 du code de commerce.
C’est un « revirement » pour la chambre commerciale qui statuait jusqu’ici en sens inverse.

Il était attendu que la 3ème chambre civile suive le chemin emprunté plus tôt par la 1ère chambre (comme l’a fait plus tard la chambre commerciale)… ce n’est pas le cas.
La question est de savoir si elle résistera ou si elle se rangera à la jurisprudence désormais « majoritaire ».

Julie RAIGNAULT Avocat associé GRAMOND & ASSOCIES