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Enquête au pays des soft skills : quels enjeux pour le monde juridique ?
Parution : mercredi 21 août 2019
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Il y a des termes comme ça, on les entend, souvent, de plus en plus souvent, voire on les emploie. Articles sur les soft skills par-ci, conférences sur les soft skills par-là. On entrevoit le concept, une fois l’anglicisme traduit : des "compétences douces", en opposition aux "dures", celles techniques acquises par le biais des diplômes notamment. Les soft skills sont ces attitudes comportementales, ces savoir-être qui font de vous ce que vous êtes et qui vont vous permettre - ou non - de correspondre à une profession ou à un poste. Voilà pour le contenant, mais qu’en est-il du contenu ? Car distinguer une soft skill ne serait pas seulement, voire pas du tout, une question de "feeling".
Voici l’enquête du Village de la Justice au pays de ces douces compétences...

Est-ce facile de définir les soft skills ?

Pour répondre à cette question, nous avons tenté une enquête auprès des professionnels suivants : cabinets d’avocats, directions juridiques, cabinets de recrutement. Nous leur avons demandé quelles étaient à leurs yeux les soft skills les plus importantes pour un avocat et pour un juriste, avec leur degré d’importance.

Les réponses n’ont pas été assez nombreuses pour établir un sondage qualitatif. En revanche, elles nous ont apporté quelques enseignements :
Premièrement : la notion est plus facile à aborder pour les cabinets de recrutement, qui nous ont majoritairement répondu. Les professionnels du droit, eux, semblent plus circonspects.
Second enseignement, le plus important : elles existent et portent des noms, ces soft skills !

Portrait-robot du juriste idéal !

Il est possible de définir concrètement les soft skills !

Difficile de croire au hasard, les réponses fournies se recoupent au point qu’il est possible de regrouper les qualités attendues d’un juriste en 7 grands pôles :
- Sens client, Écoute, Empathie.
- Ténacité, Répondant/capacité à rebondir, Réactivité.
- Adaptabilité, Proactivité, Prise de hauteur, Capacité à apprendre de l’expérience et des erreurs.
- Clarté dans son discours, Pédagogie, Capacité de synthèse, Capacité d’analyse.
- Capacité à innover, Esprit développeur/entrepreneur, Créativité, Curiosité.
- Communication, Négociation, Capacité à convaincre.
- Gestion d’équipe.

Pour les juristes d’entreprises, on rajoutera une pincée :
- d’approche business ;
- de connaissance de l’entreprise ;
- d’autonomie.

Belle avancée concrète... mais finalement ça compte tant que ça, ces "attitudes comportementales" ?

Au fond est-ce si important ?

Prendre en compte autre chose que le CV d’un candidat, rien de neuf sous le soleil quand on y réfléchit. Sinon à quoi bon un entretien d’embauche, si ce n’est pour tester la personnalité du candidat et voir en lui ce qu’on ne voit pas dans ses diplômes ?

La soft skill est un élément central du recrutement.

Mais ce qui est sans doute nouveau, c’est que le ratio s’est inversé, presqu’au point de reléguer les hard skills au rang de secondaires, voire de pré-requis uniquement !
Les professionnels interrogés ont quantifié cette importance. Voici un petit florilège :

"Aussi important que les compétences techniques, c’est du 50/50."

"Il est hyper important pour la partie RH (entretien téléphonique et physique) et permet de mettre en adéquation les méthodes de travail, de pensée... du juriste/avocat versus les futurs interlocuteurs de ce dernier."

"Très important, nous recruteurs ne pouvons tester les candidats sur leurs compétences techniques, ce sont les clients recruteurs (managers juridiques) qui vont le faire ; en revanche observer le savoir-être des candidats est essentiel pour apprécier leur intelligence émotionnelle et en particulier leur capacité d’adaptation au poste. A compétences égales, les soft skills joueront un rôle très important pour faire la différence entre les candidats."

"L’enjeu de "différenciation" est désormais moins la connaissance des données juridiques (rendue plus aisée par les outils digitaux) que la maîtrise des savoirs-faire comportementaux et "soft skills" afin d’intégrer le meilleur candidat dans les organisations."

"Il s’agit d’un élément désormais central dans tout recrutement. Partant du principe que les compétences techniques, ou "hard skills" sont un prérequis, les critères de distinction et d’appréciation d’un candidat par rapport à un autre porteront essentiellement sur ses soft skills, c’est à dire son "savoir-être", ou "savoir comportemental".

"Les diplômes ne sont qu’un filtre."

Récapitulons : nous tenons des soft skills, et nous avons intérêt à les tenir fort, puisqu’elles sont si importantes... Reste donc une question : ça s’attrape comment ces bêtes là ?

Comment repérer une soft skill ?

Ne le nions pas, puisqu’au fond nous parlons de rapports humains, il va bien falloir faire preuve de psychologie pour savoir en quelques échanges si la personne en face de nous est "porteuse" des compétences humaines attendues.

Les soft skills vont sans doute à terme venir s’imposer comme un autre référentiel.

Mais cette approche psychologique n’est pas pour autant ésotérique. C’est ce que nous avons appris en nous entretenant avec Alyssia Lombard, Directrice générale de SavenSight qui propose un test de recrutement prédictif.
Basé sur une étude psychométrique de 10 ans sur près de 180.000 personnes, ce test propose de déterminer si les compétences du candidat "matchent" avec les attentes du recruteur.
Pour cela, 17 soft skills communes à tous les secteurs d’activités ont été identifiées. Ce qui varie, c’est le degré d’importance donné par l’employeur à chacune d’elle. En face, le salarié devra répondre à une cinquantaine de questions assez générales sur sa conception du monde du travail. A la clef, une synthèse de son profil.
En voici un exemple (sous la forme schématique) :

Ici, le graphe permet de "comparer" les “compétences douces" du candidat avec les attendus pour le poste. (Infographie ©SavenSight)

Une étape supplémentaire qui permet cependant aux recruteurs de gagner du temps, en ne recevant en entretien que les profils qui matchent. Alors on se dispense du C.V ?

Et mes hard skills j’en fais quoi ?

Rassurez vous, vous pouvez les garder, vos "compétences dures", celles techniques que vous avez acquises par l’apprentissage ! Oui la notion de soft skill prend de l’ampleur, mais votre CV, qui témoigne de votre "savoir-faire", reste le premier filtre. C’est un référentiel commun à tous. Les soft skills vont sans doute à terme venir s’imposer comme un autre référentiel pour ceux qui sont amenés à recruter.

Finalement, Hard skills et Soft skills ne s’opposent pas, elles sont les deux faces d’une même pièce. Mieux, elles sont sans doute imbriquées : en effet, si on y réfléchit, vos attitudes comportementales ne vous ont-elles pas grandement servi à acquérir votre technicité ?

Une soft skill se travaille et peut devenir une hard skill !

Elodie Teissèdre, Consultante en communication (Fondatrice du Cabinet Clearcase), pousse le raisonnement encore plus loin : "une soft skill se travaille et peut devenir une hard skill !" Finalement, l’attitude comportementale va se traduire concrètement. "Par exemple, si la compréhension des préférences de communication d’autrui compte parmi vos attitudes comportementales, en la travaillant vous allez pouvoir la traduire techniquement en créant un outil graphique ou un quizz pour faire passer votre message."

Ça ouvre des perspectives, non ? Reste que les hard skills ont pour avantage d’être plus facilement évaluables et quantifiables...

Comment faire reconnaître ses soft skills ?

Pour que vos soft skills soient reconnues "officiellement", il va falloir compter... sur les autres.
Pensez au réseau social LinkedIn qui vous permet dans votre profil de préciser vos compétences puis de les faire reconnaître par ceux qui ont travaillé avec vous. Si on poursuit cette idée, on tombe droit sur le concept des "open badges", ces badges numériques qui vont venir valider vos compétences et qui contiennent un ensemble de données (qui a émis le badge, comment la compétence a-t-elle été acquise, qui en atteste notamment). L’Université de Caen a notamment été pionnière pour tester ce système dès 2016 [1].

Pour les juristes, l’association Open Law - Le droit ouvert planche actuellement sur le projet d’ "open law badge". Bertrand Cassar, Secrétaire Général de l’association Open Law et porteur du sujet Open Law Badges et Laurane Coudriet, Chargée de projets Open Law, expliquent : "Ces badges sont un véritable atout tant pour la formation que le recrutement. Ils permettent à un individu de valoriser au sein de son curriculum vitae, des activités extra-professionnelles ou de la reconnaissance informelle d’aptitudes qu’il aurait pu acquérir, lesquelles informations apportant un éclairage supplémentaire permettent de distinguer différents candidats."

Un système bien plus interactif que votre C.V : "ces insignes numériques, de par leur simplicité, peuvent être utilisés dans de nombreuses autres situations : favoriser l’esprit d’équipe au sein d’une communauté ou d’une entreprise, valoriser les initiatives internes ou externes à une organisation ou encore lors d’événements" [2].

Mais est-ce vraiment un sésame ?

De quelles portes mes talents personnels sont-ils la clef ?

En tant que juriste, vous allez pouvoir vous appuyez dessus pour, comme le dit Elodie Teissèdre, "mettre votre technique juridique au service du client avec beaucoup plus d’utilité". C’est vrai, on en aurait presque oublié la finalité de tout ça. Autrement dit : qui va en bénéficier ? La consultante les englobe sous le terme "utilisateurs du droit" (clients, autres services) auxquels vous allez vous adresser. Bien sûr, ce n’est pas "quantifiable de façon habituelle" comme elle le rappelle, mais cela va se manifester en premier lieu par une meilleure confiance envers le juriste que vous êtes.

Mettre sa technique juridique au service des utilisateurs du droit avec beaucoup plus d’utilité.

Plus concrètement, si les soft skills sont en train de se transformer en pépites, c’est qu’elles correspondent bien au développement du numérique qui impacte tant les professions du droit. Il faudra par exemple de plus en plus souvent travailler avec des développeurs, des designers, des gens du marketing... donc savoir travailler avec d’autres gens que des juristes, de façon plus collaborative, et cette capacité là est une soft skill !

Surtout, ces talents personnels resteront bien finalement le "pré carré" du professionnel, sa fameuse "valeur ajoutée" qui sera sa force pour lui permettre de se distinguer en accompagnant son expertise de ses autres qualités.

Mais alors finalement...Qui dit "+ de tech" dit "+ "d’humain" ?

Du paradoxe de la soft skill...

Vous l’avez compris, nous sommes face à un joli paradoxe dont les êtres humains ont le secret... A l’heure où le suffixe "tech" vient s’ajouter à tous les domaines, nous n’avons jamais autant parlé de la place de l’humain, remis régulièrement au centre du débat.

Exploiter les soft skills, atteindre l’excellence et mettre fin à la souffrance au travail.

Le fameux "bien-être au travail", qui depuis longtemps ne se résume plus à la salle de sport dans l’entreprise, est directement lié aux soft skills, comme l’explique Moufida Barbouch, Consultante indépendante en Organisation et Management de la Fonction Juridique. "Nos compétences comportementales viennent de nos besoins intrinsèques, en partie inconscients, et sont constitutifs de notre personnalité. Si vous ne les utilisez pas, vous ne pouvez être que frustré, voire en souffrance. A l’inverse, si vous les exploitez, vous pourrez atteindre l’excellence."

Pour la consultante, on tient là la clef pour mettre fin à la souffrance au travail : que les employeurs crée "l’environnement favorable pour que chacun puisse utiliser ses talents naturels". Et pour cela, il faudra que les dirigeants mettent la main à la pâte pour (re)définir leur "culture d’entreprise", puisque cette définition deviendra le référentiel pour trouver les "talents personnels" qui correspondent. La loi PACTE et ses dispositions tendant à revoir la "raison d’être" des entreprises tombe donc à point nommé du point de vue de cette démarche.

Vous la voyez arriver la bonne nouvelle ? Il n’y a plus d’incompétents, seulement des compétences mal exploitées... Évidemment, c’est un peu utopique, sans doute prématuré, mais faisable quand même.
Oui, il va falloir repenser pas mal de choses pour revoir le monde du travail de demain. Mais les plus pessimistes sont rassurés : rien ne se fera sans une grande dose de valeurs humaines. Bref, une révolution aussi soft que les compétences qu’elle nécessite...

Nathalie Hantz Rédaction du Village de la Justice

[2Pour tester le système, vous pouvez participer à l’expérimentation qui aura lieu lors du Village de la Legaltech les 26 et 27 novembre 2019. Voir le détail ici.