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Du poids de l’émotion dans les décisions de justice… Par Justine Bourgeois, Elève-avocat.
Parution : mardi 18 juin 2019
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Si Vincent Moro-Giafferi s’exprimait déjà sur le poids de l’opinion publique dans la justice lors du procès de la Bande à Bonnot en 1913, sa formidable formule demeure plus que jamais d’actualité : « Chassez-la, cette intruse, cette prostituée qui tire le juge par la manche ! C’est elle qui, au pied du Golgotha, tendait les clous aux bourreaux, c’est elle qui applaudissait aux massacres de Septembre et, un siècle plus tard, crevait du bout de son ombrelle les yeux des communards blessés ! ».
Les décisions de justice, tant pénales qu’administratives, sont aujourd’hui marquées par l’influence de l’opinion publique. Si l’impartialité des juges demeure en apparence, force est de constater que l’émotion de l’opinion pèse de manière flagrante sur le sens des décisions de justice.

Plusieurs évolutions récentes sont à l’origine d’un tel mouvement :

- La première n’est autre que le rôle croissant des médias. Le temps des médias, extrêmement rapide, notamment en raison du rôle des réseaux sociaux a, sans nul doute, entraîné un changement de perception des décisions de justice. Surout, les réseaux sociaux ont fait se développer plusieurs mouvements de société dans lesquelles les décisions de justice ont une place importante.

- La deuxième trouve sa source dans le rôle grandissant accordé à la victime dans le procès pénal. En effet, progressivement a été assignée à la justice pénale une vocation réparatrice. Si on peut comprendre la nécessité pour une victime de se voir reconnaitre juridiquement comme tel, mais également de voir l’auteur du crime ou du délit dont elle a été victime condamné, il semble indispensable de rappeler que la justice pénale n’a pas pour objectif de permettre à une victime de faire son deuil ou de se remettre psychologiquement.

Enfin, la dernière cause de ce phénomène a pour origine les différents attentats ayant meurtris la France, et nombreux autres pays du monde. En effet, le climat d’insécurité provoqué par ces attentats a entrainé un besoin sécuritaire et répressif grandissant dans la population française.

Le premier domaine dans lequel le poids de l’émotion de l’opinion publique est d’abord profondément visible est la matière terroriste, en France comme ailleurs. En effet, aucun pays ne semble épargné par la frénésie sécuritaire qui s’est développée après plusieurs attentats.

Pour constater l’intérêt croissant de la justice dans l’opinion publique, il faut se souvenir du climat de tension qui régnait lors du procès en première instance d’Abdelkader Merah à la fin de l’année 2017, frère de Mohammed Merah auteur des attentats terroristes perpétrés en mars 2012. Ce procès était le premier procès en matière terroriste depuis les attentats ayant meurtris la France durant l’année 2015, et réunissait 226 parties civiles. Ses avocats avaient faits l’objet de nombreuses menaces, et de violentes critiques, alors même qu’ils ne faisaient qu’exercer, avec force et dignité, leur profession. Il convient aussi de se rappeler du verdict rendu en appel, le 18 avril 2019, qui a condamné Abdelkader Merah à 30 ans de réclusion criminelle des chefs de complicité d’assassinat et d’association de malfaiteurs terroristes, allant ainsi à l’encontre du verdict de première instance, lequel avait été, lui aussi, mal perçu dans l’opinion, Abdelkader Merah avait été relaxé des faits de complicité des assassinats perpétrés par son frère.

Les ordonnances du Conseil d’Etat, du 23 avril dernier, concernant le rapatriement de plusieurs ressortissantes françaises et de leurs enfants retenus en Syrie permettent également de s’interroger sur le rôle du juge face au poids de l’opinion. En effet, l’opinion publique voit dans le rapatriement des français, enfants comme adultes, retenus en Syrie, un risque pour la sécurité du territoire. Dans cette affaire, le juge des référés du Conseil d’Etat s’est, cette fois, déclaré incompétent, au motif que de telles mesures ne seraient pas détachables de la conduite des relations internationales de la France.

Le poids des décisions en matière de terrorisme est tel que les magistrats peuvent faire l’objet de pressions politiques, mais surtout peuvent être influencés par l’émotion exprimée plus seulement par les victimes, mais par une majorité de la population.

Cependant, la matière terroriste n’est malheureusement pas la seule victime des vives émotions de l’opinion. En effet, alors que les avancées provoquées par le mouvement #metoo sont mises en avant, les dérives de ce phénomène apparaissent progressivement dans nos décisions de justice. Si on ne peut que se réjouir de la volonté des femmes de se faire entendre et d’une certaine "libération de la parole", le recul dans le respect de plusieurs principes fondamentaux du droit pénal doit être dénoncé.

Un tel recul a été l’un des éléments principaux de ce mouvement, avec le #balancetonporc. Ce mouvement a fait de Twitter une salle d’audience où les avocats et les droits de la défense n’existeraient pas. Aucune place n’a d’ailleurs été laissée au principe de la présomption d’innocence. En effet, un "porc balancé" était dès lors considéré comme coupable de crimes sexuels aux yeux de l’opinion publique, avec des conséquences graves pour beaucoup dans leur vie professionnelle et personnelle, et sans qu’il ne puisse à aucun moment se défendre utilement.

C’est ensuite de ce mouvement de l’opinion qu’a été créé, par la loi du 3 août 2018, l’article 621-1 du code pénal qui réprime l’outrage sexiste. Infraction pour laquelle Madame Schiappa, secrétaire d’Etat chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, s’est d’ailleurs récemment réjoui qu’aient été dressées 447 contraventions. Pourtant, il faut le rappeler ces contraventions peuvent être dressées sur le champs au même titre qu’un stationnement gênant par exemple. Or, on ne connaît que trop bien la difficulté pour contester le bien-fondé de telles contraventions, et ce, d’autant plus lorsqu’il s’agit de verbaliser des paroles qui, au demeurant peuvent parfaitement être interprété différemment selon les personnes.

Et ce, d’autant plus que si la loi définit l’outrage sexiste comme « le fait d’imposer à une personne tout propos ou comportement à connotation sexuelle ou sexiste qui soit porte atteinte à sa dignité en raison de son caractère dégradant ou humiliant, soit crée à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante », aucune définition précise du sexisme n’a été envisagée par le législateur.

Le site du gouvernement sur l’égalité entre les femmes et les hommes définit une remarque sexiste comme « un propos dégradant dirigé contre une personne ou un groupe de personnes à raison de leur sexe qui ont pour objet, parfois avec l’intention d’être drôles, de les rabaisser ou de les dénigrer » et ajoute, très sérieusement, comme exemples : « Les femmes n’ont pas le sens de l’orientation » ou bien encore « Les hommes ne savent pas faire deux choses à la fois ». Or, si ces exemples peuvent effectivement démontrer la misogynie d’une personne, on ne peut que s’indigner face à la volonté de sanctionner pénalement de tels propos. Là encore, on ne peut que constater le poids de l’opinion publique, et notamment du mouvement #metoo.

Il en va de même de cette vidéo d’un homme regardant avec insistance une femme prise dans les couloirs de la gare de Lyon, cette dernière soutenait que cet homme lui avait touché les fesses. L’homme, policier en Moldavie, a été condamné à trois mois de prison avec sursis le 8 novembre 2018, alors que ni la vidéo prise par la jeune femme, ni les caméras de vidéosurveillance de la RATP n’ont montré une quelconque agression. Mais, la vidéo prise par la jeune femme ayant circulé en masse sur les réseaux sociaux, une condamnation semblait inévitable.

Une condamnation par l’opinion, suffirait-elle à entrainer une condamnation en justice… ? Dès lors, le principe selon lequel le doute doit toujours profiter à l’accusé semble perdre toute sa vigueur.

Une quelconque influence de l’opinion publique sur les décisions de justice est regrettable dès lors que l’application du droit ne devrait jamais être animée par les émotions, toutefois, il faut le rappeler, si la justice est rendue par des juges, ce n’est qu’au nom du peuple français…

Justine Bourgeois Avocat à la Cour