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Conformité anticorruption dans le secteur pharmaceutique. Par Mathias Kuhn, Avocat.
Parution : jeudi 27 juin 2019
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Le secteur pharmaceutique est particulièrement exposé au risque de corruption. De nombreuses entreprises de ce secteur ont été ou sont visées par le Department of Justice (DOJ) et la Securities and Exchange Commission (SEC).

Outre les réglementations spécifiques aux relations avec les professionnels de santé (lois anti-cadeaux ou Sunshine Act imposant la transparence), les réglementations anticorruption à portée extraterritoriale poussent les entreprises pharmaceutiques à structurer leur politique de conformité pour prévenir les risques de sanction.

Cette vulnérabilité face aux réglementations anticorruption, préoccupante selon la Commission Européenne [1], est due aux particularités de ce secteur nécessairement en lien direct avec les autorités sanitaires, fonctionnaires et professionnels de santé (médecins, pharmaciens, direction des hôpitaux, agence de santé, etc.) pour obtenir l’autorisation de commercialiser leurs produits, les promouvoir et encourager leur prescription.

Les établissements de santé étant dans certains pays gérés par l’Etat, les fonctionnaires et professionnels de santé sont susceptibles d’être considérés comme fonctionnaires étrangers au titre du Foreign Corrupt Practice Act américain (FCPA). Cela d’autant plus que les pratiques marketing sont basées sur des rétributions.

Certaines pratiques ont même des incidences politiques, comme le démontre une récente affaire en Grèce ayant conduit, à ce stade, à la levée de l’immunité d’un ancien ministre de la santé soupçonné d’avoir accepté des pots de vins d’une entreprise pharmaceutique.

I. Les pratiques à risque.

L’analyse des affaires récentes ayant donné lieu à des sanctions des autorités de poursuite permet de distinguer deux types d’actes de corruption :

Ceux impliquant des professionnels de santé visant à promouvoir et vendre des produits pharmaceutiques, tels que :
- Offre de cadeaux, voyages, repas, sponsors et argent à des médecins ou leur famille pour encourager à la prescription [2] ou l’utilisation [3] de produits ;
- Versement d’importantes sommes d’argent à des revues qui, par la suite, reversent une partie de ces sommes à des médecins afin qu’ils rédigent des articles ou participent à des séminaires et promeuvent certains produits [4] ;
- Versement de sommes d’argent à des pharmacies pour qu’elles encouragent les patients à prendre certains médicaments pour des plus longues durées [5] ;
- Recours à des intermédiaires (représentants commerciaux, agents et distributeurs) pour offrir des pots-de-vin à des médecins et les encourager à utiliser certains produits [6].

Ceux impliquant des fonctionnaires dans le but de faciliter l’homologation et la certification de produits ou l’obtention de marchés, tels que :
- Cadeaux [7], paiements directs ou via des intermédiaires [8] ou des sociétés offshores [9] à des hauts-fonctionnaires pour obtenir ou sécuriser des marchés ;
- Paiements corruptifs effectués par l’intermédiaire de consultants, pour ajouter certains médicaments à la liste des produits autorisés à la prescription dans les hôpitaux publics et obtenir un changement de nom du médicament évitant une baisse du prix du produit dans d’autres pays [10] ;
- Embauche d’un haut-fonctionnaire du Ministère de la Santé en tant que consultant, pour qu’il influence le gouvernement ukrainien dans le processus d’homologation de certains produits [11] ;
- Signature d’un contrat avec une entreprise spécialisée dans le reconditionnement et la redistribution de médicaments, détenue par un haut fonctionnaire du Ministère de la Santé russe, dans le but de vendre certains produits au gouvernement russe [12] ;
- Offre de cadeaux et voyages à un dirigeant d’un fonds pour la santé pour appuyer la vente d’un produit [13].

En plus des pratiques visées ci-dessus, les entreprises faisant l’objet de sanctions se voient également reprocher le fait d’avoir cautionné ou encouragé ces paiements corruptifs, de n’avoir pas effectué les contrôles comptables et audits suffisants pour détecter et prévenir de tels comportements et surtout de n’avoir pas mis en place une politique de conformité.

Ces affaires mettent en lumière trois principaux facteurs de risque qu’il importe de garder à l’esprit lors de la commercialisation des produits dans certains pays et lors de l’analyse de l’efficacité des politiques de conformité :
- La culture locale de l’intégrité au sein de pays peu familier avec les exigences des réglementations anticorruption ;
- Le recours à des intermédiaires ou distributeurs n’ayant pas, au préalable fait l’objet d’un audit de conformité ; et
- La fixation d’objectifs de vente individuels pour les forces de vente encourageant uniquement à la performance commerciale.

II. Les sanctions.

Dans le cadre du FCPA, les autorités américaines ont la possibilité d’appréhender toutes les entreprises ayant un lien avec les Etats-Unis. Même si le comportement fautif provient d’une filiale étrangère, la société mère pourra être sanctionnée. C’est le cas de la majorité des entreprises pharmaceutiques visées plus haut et dont les comportements des filiales ou intermédiaires étrangers ont entraîné des sanctions aux Etats-Unis.

Le Royaume-Uni par l’intermédiaire du UK Bribery Act de 2010 et désormais la France avec la Loi Sapin 2 adoptée en décembre 2016, ont également adopté des réglementations anticorruption à portée extraterritoriale. Les entreprises de ce secteur doivent donc renforcer leur conformité et leur vigilance.

Dans la majorité des cas, après enquête et reconnaissance de culpabilité de l’entreprise, le DOJ et la SEC transigent avec cette dernière dans le cadre d’un Deferred Prosecution Agreement. Au regard des dernières transactions, le montant des amendes négociées peut aller de 25 millions de dollars à 519 millions de dollars.

Dans le cadre de cette transaction, les entreprises se voient également imposer pendant plusieurs années la mise en place d’une politique de conformité et la surveillance du respect de cette politique par un comité indépendant. C’est ce que prévoit également la Loi Sapin 2, qui a introduit la possibilité pour les entreprises de transiger via la conclusion d’une Convention Judiciaire d’Intérêt Public.

Il importe aussi de prendre en compte les sanctions non financières qui peuvent également toucher l’entreprise, telle que l’atteinte à la réputation ou l’image de l’entreprise, ou encore la possible suspension de la vente du produit concerné.

III. Nécessité d’intégrer le risque de corruption.

Face à ce risque, les entreprises du secteur pharmaceutique doivent redoubler de vigilance, tant en amont dans le processus d’homologation de leurs produits, qu’en aval lors de la promotion et la commercialisation des produits (business model, objectifs de vente).

Cette vigilance doit être renforcée au regard des récents développements législatifs et notamment de l’adoption de la Loi Sapin 2 [14] dont les dispositions portant sur la lutte contre la corruption sont entrées en vigueur en juin 2017. Cette loi oblige notamment les entreprises à :
- prévenir et détecter le risque de corruption ;
- mettre en place une politique de conformité effective.

Les premiers contrôles réalisés par l’Agence Française Anticorruption (AFA) sont intervenus dès fin 2017.

La multiplication des sanctions et les nouvelles exigences légales obligent les entreprises à avoir une attitude proactive dans la détection et la prévention de pratiques illicites ainsi qu’à mettre à jour leur politique de conformité par :
- L’évaluation et l’amélioration des programmes et procédures anticorruption en place, incluant notamment une formation adaptée des employés et dirigeants, l’établissement d’une cartographie des risques, ainsi que la mise en place de processus d’actualisation et de contrôle de ces programmes ;
- La restructuration de l’organisation de l’entreprise au niveau mondial et notamment l’audit des relations avec les parties tierces (intermédiaires) et la cessation des relations à risque avec les tiers.

Mathias Kuhn, Avocat au Barreau de Paris

[1Rapport anticorruption de l’Union Européenne, Commission Européenne, 3 février 2014, p. 19.

[2Novartis, AstraZeneca, SciClone, BMS et GSK en Chine (2014 et 2016), Teva au Mexique.

[3Johnson & Johnson en Grèce, Roumanie et Pologne (2011).

[4Novartis en Corée du Sud (2016).

[5Novartis aux Etats-Unis (2015).

[6Orthofix au Mexique (2017), Zimmer Biomet au Brésil (2017).

[7Sanofi au Moyen-Orient et Afrique de l’est (2014).

[8Sanofi au Moyen-Orient et Kazakhstan (2018).

[9Eli Lilly en Russie et Moyen-Orient (2012), Pfizer en Europe de l’est et Eurasie (2012), Zimmer Biomet au Mexique (2017).

[10Novartis en Turquie (2014).

[11Teva en Ukraine (2016).

[12Teva en Russie (2016).

[13Novartis en Pologne (2014).

[14Loi n°2016-1691 du 8 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.