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Renvoi devant le Tribunal des conflits dans l’affaire Lévothyrox : l’interminable casse-tête juridictionnel. Par Aude Vidal et Christophe Henin, Avocats.
Parution : vendredi 28 juin 2019
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Par décision du 5 juin 2019, la Cour de cassation vient de renvoyer l’affaire Lévothyrox devant le Tribunal des conflits afin de déterminer la juridiction compétente pour trancher le litige opposant les patients demandant le retour de l’ancienne formule au laboratoire commercialisant le Lévothyrox.

Que ce soit sous l’angle de la responsabilité ou de la remise à disposition de l’ancienne formule, le Lévothyrox ne cesse d’animer le débat juridictionnel, tant du côté administratif que judiciaire.

Cette nouvelle décision rendue par la Cour de cassation vient illustrer toute la difficulté de cette affaire, mais surtout la complexité inhérente à la mise sur le marché des produits de santé, entre droit des patients, liberté économique et police sanitaire.

En effet, la question ici posée par la Cour de cassation oppose, d’une part, l’exercice de la police sanitaire par les autorités compétentes, qu’est, en l’espèce, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (« ANSM »), chargée de prendre, notamment en application des dispositions de l’article L. 5311-1 du Code de la santé publique (« CSP »), des décisions relatives à la mise sur le marché des médicaments (« AMM »), dont la délivrance, le maintien ou la modification relève du contrôle du juge administratif.
D’autre part, les titulaires et exploitants de ces AMM, responsables de la mise sur le marché des produits ainsi autorisés, et étant avant tout des opérateurs économiques régis par les principes de liberté du commerce et d’industrie et de la liberté d’entreprendre, répondent à la compétence du juge judiciaire.

L’immixtion des patients dans cette opposition marque ici, en outre, un changement de paradigme, dont les conséquences impactent autant les fondements du système de santé, que les pouvoirs et la compétence des juridictions nationales, en ce qu’elle lui confère une composante tripartite.
Dans ce contexte, la Cour de cassation relève ainsi toute la complexité du nœud gordien.

En effet, après avoir relevé que l’action, bien qu’opposant des personnes privées, tendait in fine à remettre en cause les décisions de l’ANSM et à s’immiscer dans l’exercice de ses prérogatives de police sanitaire et devrait dès lors relever de la compétence du juge administratif, la Cour constate que l’injonction de commercialiser un produit n’est pas une prérogative de l’ANSM bien que la mise en œuvre d’une telle mesure nécessite nécessairement des prérogatives de puissance publique.

La problématique n’est toutefois pas complètement nouvelle s’agissant de la demande des patients à voir le maintien de l’ancienne formule du Lévothyrox, puisque le Conseil d’État, dans une décision du 13 décembre 2017 [1], a précédemment rejeté une requête dans le cadre d’un référé liberté, estimant qu’il n’existait aucune carence caractérisée de la Ministre de la santé portant une atteinte grave et illégale à la liberté fondamentale de recevoir les traitements et soins jugés médicalement les plus appropriés. Dans le même sens, le Tribunal administratif de Paris, décision confirmée par le Conseil d’État le 26 juillet 2018 [2], a également rejeté, faute d’urgence, une requête en référé liberté visant à obtenir le maintien de la fabrication et de la commercialisation de l’ancienne formule du Lévothyrox, aucune carence caractérisée n’ayant pu être reprochée aux autorités sanitaires.

Ces décisions étaient toutefois intervenues dans le cadre d’un référé liberté, les juges ayant en outre constaté l’existence d’alternatives disponibles, dont la mise à disposition de la spécialité Euthyrox dans le cadre d’importations.

Éternelle opposition qui n’est pas sans rappeler celle des ruptures de stocks et des arrêts de commercialisation des produits de santé et les pouvoirs limités des autorités à enjoindre aux titulaires des AMM concernés de maintenir leur produit sur le marché.

Alors, comment imposer à un laboratoire pharmaceutique la mise sur le marché d’un produit ? C’est la question dont aura à répondre le Tribunal des conflits, surtout sur le fondement des dispositions de l’article L. 5121-9-1 du CSP, invoqué par les requérants, qui prévoit que lorsqu’un médicament est autorisé dans un autre État membre de l’Union européenne mais qu’il ne fait l’objet en France ni d’une AMM, ni d’une demande en cours d’instruction en vue d’une telle autorisation, l’ANSM peut, pour des raisons de santé publique justifiées, autoriser la mise sur le marché de ce médicament, autorisation qui suppose toutefois un demandeur et dont l’instruction appelle un décret d’application, qui n’est à ce jour jamais paru !

A mi-chemin entre prérogatives de puissance publique et équilibre des libertés individuelles, bien aisé sera celui qui prédira la décision à venir du Tribunal des conflits.

Avocat Associée, ELSI Avocats www.elsi.legal

[1Conseil d’État, 1ère - 6ème chambres réunies, 13/12/2017, 415207.

[2Conseil d’État, Juge des référés, formation collégiale, 26/07/2018, 422237.

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