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Où en est l’enseignement du droit du numérique en France ? Témoignage de Nathalie Devillier.
Parution : lundi 8 juillet 2019
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Alors que l’on parle de plus en plus régulièrement de legaltech, blockchain, de protection des données, de cybersécurité,... Le Village de la Justice a souhaité connaître la place donnée au droit du numérique et des NTIC dans les études de droits.
Nous avons eu la chance de nous entretenir avec une "fan" de la matière numérique et de ces incidences sur notre société, Nathalie Devillier. Cette juriste passionnée de recherche et de partage de connaissances enseigne le droit du numérique au sein de l’Ecole de management de Grenoble.

Le Village de la Justice : Voudriez-vous nous présenter brièvement votre parcours ?

Nathalie Devillier : "Je suis passionnée par le droit et par la recherche aussi ai-je entrepris une carrière de chercheuse en droit de la télésanté [1]. J’ai également effectué un doctorat en droit international économique à la suite de quoi je suis devenue juriste en droit européen. Puis, je me suis orientée dans le domaine privé de la télésanté et ai été lobbyiste pour élaborer des règles en vue de lutter contre le cancer.
Docteur en droit international et titulaire du certificat des Professionnels de la Vie privée CIPP/E, je fais partie du Groupe d’Experts de la Commission européenne sur la Responsabilité et les Nouvelles Technologies.
Actuellement professeur Associé à GEM (Ecole de management de Grenoble), j’ai mis en place la formation "Manager, Numérique et Droit" et créé un SPOC (Small Private Online Course) sur le RGPD."

Pourquoi avoir choisi d’enseigner le droit du numérique et notamment au sein d’une école de management ?

"Je suis curieuse de nouveautés, aussi le numérique, les nouvelles technologies et les règles de droit qui accompagnent ces domaines m’intéressent fortement et en 2009, j’ai créé la spécialisation en droit du numérique au sein de l’Ecole de management de Grenoble (GEM).

Enseigner en école de commerce permet plus de liberté quant à la création du contenu des cours et des supports pour le diffuser.

Enseigner en école de commerce est intéressant car l’enseignement du droit du numérique n’y est que très peu théorique, il se fait principalement par une mise en pratique des règles de droit en la matière associée à un usage régulier des outils numériques (smartphone, tablette, ordinateur portable...). Cette façon concrète d’enseigner permet aux étudiants de prendre conscience de l’importance et de l’incidence du numérique dans notre vie quotidienne que ce soit dans la sphère privée ou sur le plan professionnel.
A titre d’exemple, les étudiants ont réalisé des audits juridiques de sites concernant leurs usages des données qu’ils collectaient.

De plus, enseigner dans un tel établissement permet plus de liberté quant à la création du contenu des cours et les supports pour le diffuser. J’ai pu ainsi aborder les thématiques suivantes : droit des salariés et surveillance sur le lieu de travail, le droit des robots, la cyber-sécurité, le e-commerce, le e-marketing et bien sûr le RGPD. Ont été également enseignés la thématique sur le cycle de vie des données, la blockchain, le « big data » et la santé.
L’objectif étant que les étudiants intègrent la philosophie de la règle de droit du numérique dans leur quotidien professionnel et de la faire entrer dans le conseil administratif de toute entreprise."

L’enseignement du droit du numérique et les formations sont-ils adaptés ?

"Le droit des NTIC devrait être enseigné dès la première année d’étude."

"Aujourd’hui, l’enseignement de cette matière n’est pas toujours adapté. Le droit du numérique intervient comme une matière spécifique et souvent optionnelle. Qui plus est, c’est une matière transversale qui touche plusieurs domaines du droit ce qui peut expliquer la complexité de son enseignement.
Idéalement, il faudrait que chaque professeur de droit intègre les problématiques du numérique à sa matière afin que cela fasse partie intégrante du tronc commun. Ou alors que chaque enseignant fasse la mise à jour du droit du numérique de sa matière et les transmette à un autre enseignant qui serait le spécialiste droit du numérique de la faculté. Peut-être les délégués à la protection des données (DPD) des facultés pourraient-ils remplir cette fonction ?"

Comment développer cette matière au sein des facultés de droit en France ? Cette matière est souvent une spécialisation, cela représente t-il une exception française ?

"Vaste question... Aussi, il faudrait tout d’abord permettre à des intervenants extérieurs à la faculté et spécialistes du droit du numérique de venir enseigner leur matière dans les différents cours impactés par ce dernier. Mais ces interventions extérieures sont difficiles à mettre en place car il existe une certaine résistance exercée par les professeurs d’université.
Ensuite, il faudrait que les auteurs de manuel de droit intègrent régulièrement le droit numérique dans les cours.
Autre méthode d’enseignement, organiser un TD spécifique qui regrouperait les thématiques d’une matière en droit du numérique.

Il faudrait digitaliser plus largement les cours et manuels, faire des contenus libres et accessibles par tous.

Il faudrait également digitaliser plus largement les cours et manuels ; mon souhait serait de faire des contenus en droit du numérique libres et accessibles par tous.

Autre difficulté, le droit des NTIC apparaît tard dans le cursus des étudiants en droit alors qu’il devrait être enseigné dès la première année d’étude en lien avec les domaines du droit abordés au cours des semestres. Cela nécessite une auto-formation des enseignants sur les problématiques du droit du numérique qui touchent leur matière (droit civil, droit social, droit des affaires...). Il serait utile qu’il y ait plus d’interaction entre les chercheurs de la faculté et les enseignants. Les chaires sont un bon moyen pour transférer les résultats d’une recherche dans un cours."

Comment faire naître des vocations d’enseignement en droit du numérique ?

"Tout enseignant qui possède un smartphone devrait naturellement vouloir enseigner cette matière."

"Je suis surprise que ces vocations ne naissent pas spontanément. Tout enseignant qui possède un smartphone devrait naturellement vouloir enseigner cette matière. Face à l’omniprésence du numérique qui nous entoure, il faut se questionner, s’immerger dans les problématiques liées au numériques, écouter des conférences...
D’autant qu’il est fondamental d’enseigner cette matière le plus tôt possible à nos étudiants en droit tant les débouchés en lien avec le numérique et le droit dans les entreprises, les cabinets, les études, etc. sont grands."

Le droit du numérique est-il en adéquation avec l’évolution à venir de la société en ce domaine ?

"Cela dépend des aspects. Concernant la protection des données, oui ; concernant les aspects internationaux, non pas encore. A titre d’exemple, en matière de « smart contract » et blockchain, le droit est naissant, il est en construction."

En tant qu’enseignante en droit du numérique souhaitez-vous faire passer un message particulier ?

Tout étudiant doit avoir intégré les bonnes pratiques face au numérique avant de partir en stage ou en entreprise.

"Il est nécessaire que les étudiants français (quel que soit leur cursus), en tant que futurs professionnels, bénéficient de cours d’informatique avant que ne leur soit enseigné le droit du numérique. Ainsi en se servant de l’outil informatique, on peut leur transmettre plus facilement la philosophie de la sécurité en matière de donnée.

Il est fondamental de mettre en garde tout un chacun sur la cyber-sécurité et de transmettre le plus tôt possible les bons réflexes à avoir face au numérique afin que chaque étudiant ait intégré ces bonnes pratiques avant de partir en stage ou en entreprise."

Propos recueillis par Marie Depay, Rédaction du Village de la Justice.

[1Télésanté : « C’est l’ensemble des technologies, des réseaux et des services de soins basés sur la télécommunication et comprenant les programmes d’éducation, de recherche collaborative, de consultation ainsi que d’autres services offerts dans le but d’améliorer la santé du patient » (définition wikipédia).

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