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L’affaire des présumés faux meubles de Jean Prouvé : un marchand d’art renvoyé devant le Tribunal. Par Béatrice Cohen, Avocate.
Parution : vendredi 19 juillet 2019
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Après dix ans d’enquête et plusieurs expertises diligentées dans l’affaire des meubles Prouvé, la juge d’instruction vient de rendre une ordonnance de renvoi devant le Tribunal Correctionnel du marchand d’art Eric Touchaleaume et d’un intermédiaire algérien, Abdelhakim Bouadi.

Il sont renvoyés pour trois motifs : « Contrefaçon d’œuvres » ; « usage de faux en écriture privée » ; « tromperie sur la nature, l’origine, les qualités substantielles d’une marchandise, en l’espèce du mobilier faussement attribué à Jean Prouvé ».

Eric Touchaleaume est un marchand d’art spécialiste du mobilier des années 1950. Il se passionne pour le designer nancéien Jean Prouvé, icône de l’habitat industriel dont le mobilier se reconnaît notamment avec le piètement en compas, dit en « V ». Touchaleaume décide de lui dédier sa galerie. Il sillonne ainsi le monde pour se constituer un stock très important et contrôler la cote du designer. Ses réseaux en Afrique, avec l’entremise notamment du brocanteur algérien Abdelhakim Bouadi, lui permettent d’acquérir de nombreuses pièces de Prouvé.

En avril 2008, Eric Touchaleaume décide de mettre aux enchères chez Artcurial une partie de sa collection qui lui rapporte 2,72 millions d’euros.

Trois de ses confrères, François Laffanur, Patrick Seguin et Philippe Jousse, doutant de l’authenticité des œuvres vendues par Touchaleaume, donnent mandat au galeriste Enrico Navarra d’acquérir plusieurs pièces lors de cette vente Artcurial.
Le siège « Kangourou », un fauteuil en aluminium ainsi qu’une table du designer nancéien sont acquis pour la structure créee spécialement par ces trois derniers, la société JLS Design, pour la somme totale de 214.142 euros.

Ces meubles sont expertisés. Les conclusions du sachant renforceront leur soupçon et ils décident de déposer plainte en 2009, alléguant que les meubles qu’ils ont achetés chez Artcurial sont des faux grossiers.
Le galeriste Larry Gagosian, qui a acheté une table « trapèze » pour la somme de 229.000 €, les rejoint dans la procédure.

Cinq mois plus tard, une information judiciaire est ouverte. Les meubles sont saisis. S’engage alors une procédure longue d’une dizaine d’années. Le marchand est dans un premier temps placé sous le statut de témoin assisté.

Un premier expert conclura en 2011 que les meubles achetés à la vente Artcurial sont de fabrication récente au regard notamment de l’analyse du métal, du bois et de la visserie. Les meubles litigieux n’auraient pas été fabriqués à partir de l’acier lorrain. Des produits chimiques auraient en outre été utilisés pour vieillir artificiellement le métal.

Toutefois, quand bien même les premières investigations ont fini par conclure à l’inauthenticité de certaines pièces, le juge requiert un non lieu en faveur d’ Eric Touchaleaume, estimant que rien ne prouvait qu’il avait pu en avoir connaissance.

Après huit ans d’enquête et trois expertises, Eric Touchaleaume est mis en examen en mai 2017 pour « contrefaçons d’œuvres », « usage de faux en écriture privée » et « tromperie sur la nature, l’origine, les qualités substantielles d’une marchandise, en l’espèce du mobilier faussement attribué à Jean Prouvé ».

Une nouvelle expertise diligentée en 2016 sous l’impulsion du nouveau juge d’instruction nommé dans cette affaire aboutira aux mêmes conclusions et à l’inauthenticité des meubles litigieux après analyse de la composition des métaux utilisés et des recherches dans les archives du designer.
Les experts mettent en doute l’authenticité de la dizaine de pièces saisies.

Des documents présentés dans le catalogue de vente Artcurial auraient en outre une origine douteuse à l’instar d’une lettre dactylographiée de 1958, supposée avoir été adressée par Jean Prouvé à l’un de ses amis architectes et qui aurait été en réalité fabriquée dans les années 2000. Ou encore une photographie supposée prise à Alger en 1958 (où Prouvé a équipé l’administration coloniale en mobilier administratif) sur laquelle est reproduit un modèle de la table en aluminium, qui ne serait en réalité qu’un montage ; photomontage qui sera retrouvé dans l’ordinateur de Bouadi.

Le magistrat instructeur sera en outre surpris que le marchand ait acquis cet important mobilier rapporté d’Algérie sans documents les authentifiant ou autorisant leur exportation.
Elle s’étonnera également de la légèreté de l’expert de la maison Artcurial, Félix Marcilhac qui ne s’était pas inquiété outre mesure de la provenance du mobilier et des documents alors que certaines pièces avaient été retoquées par Christie’s. Il affirmera devant le juge s’agissant de la photographie « Et l’ayant entre les mains, j’ai remarqué le montage, j’ai demandé au vendeur de se justifier, mais le catalogue était à l’impression ».

La juge d’instruction Aude Buresi qui a repris l’enquête en 2014 et au vu de ces dernières investigations vient de rendre une ordonnance de renvoi devant le Tribunal correctionnel d’Eric Touchaleaume et du brocanteur algérien Bouadi pour trois motifs : « Contrefaçon d’œuvres » ; « usage de faux en écriture privée » ; « tromperie sur la nature, l’origine, les qualités substantielles d’une marchandise, en l’espèce du mobilier faussement attribué à Jean Prouvé ».
Redouane Faraji, proche de Bouadi, est quant à lui renvoyé pour complicité et soupçon de blanchiment des meubles allégués de faux.

Le marchand qui clame son innocence, accuse ses confrères d’avoir commencé cette procédure dans le but de l’évincer du marché et le dénigrer…

S’agit il d’une guerre commerciale entre ces quatre galeristes qui détiennent un quasi monopole sur le marché Prouvé ? ou d’un réseau d’écoulement de faux ? La question de l’authenticité des meubles Prouvé sera débattue lors du procès.

Cette affaire, dont l’audience se tiendra d’ici plusieurs mois, risque encore d’ébranler le marché de l’art et de renforcer la méfiance des collectionneurs.

Béatrice Cohen Avocate au Barreau de Paris www.bbcavocats.com