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Les crimes de guerre et le crime culturel au Yémen. Par Ali Bounjoua, Etudiant.
Parution : mardi 6 août 2019
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Ce présent article aura pour objectif, dans un premier temps, de qualifier juridiquement le conflit au Yémen ainsi que la légalité de l’intervention militaire de l’Arabie saoudite et, dans un second temps, de voir s’il est juridiquement correct de qualifier les actes de la coalition arabe de crimes de guerre tant à l’égard des civils qu’à l’égard du patrimoine culturel yéménite.

Introduction

Le conflit armé au Yémen a suscité de vifs émois depuis son commencement au vu de l’extrême violence qui y règne. Cependant, il fallut un certain temps à la communauté internationale et plus particulièrement à l’ONU pour commenter la situation. La coalition arabe, menée par l’Arabie saoudite, a décidé d’intervenir en mars 2015 pour venir en aide au gouvernement yéménite en place mais surtout pour stopper l’influence iranienne dans la région. La guerre aurait fait plus de 10.000 morts, dont 9.500 civils, et plus de 55.000 blessés, selon l’Organisation mondiale de la santé [1]. Sachant que plus de 2.200 autres personnes sont mortes du choléra, et certaines régions du pays sont au bord de la famine. Ainsi, le 28 août 2018, une mission d’experts mandatée par le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU a dénoncé des crimes de guerre commis par l’Arabie saoudite et ses alliés au Yémen.

1. Qualification du conflit à la lumière du droit international.

Tout d’abord, avant d’analyser les potentiels crimes de guerre commis au Yémen, il est primordial d’établir l’existence d’un conflit armé ainsi que sa qualification en droit international. Selon la définition du conflit armé donnée par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) dans son arrêt du 2 octobre 1995 : « un conflit armé existe chaque fois qu’il y a un recours à la force armée entre États ou un conflit armé prolongé entre les autorités gouvernementales et des groupes armés organisés ou entre de tels groupes au sein d’un État ».

Ainsi il est aisé, en l’espèce, de conclure à un conflit armé au Yémen au sens du droit international. Cependant, une autre question doit être soulevée dans le cadre de cette qualification juridique : le caractère international ou non du conflit. Cette distinction est importante à établir dans le sens où les règles à appliquer vont différer.

Le conflit armé au Yémen oppose le gouvernement en place et les rebelles Houthis. Ceci caractérise le conflit armé non-international. De plus, il convient de garder à l’esprit que l’intervention militaire de l’Arabie saoudite et de ses alliés au Yémen, pour combattre les rebelles Houthis, n’a pas pour effet « d’internationaliser » le conflit. En effet, le conflit oppose toujours les États aux rebelles et non les États entre eux. Par conséquent les seules règles qui sont applicables sont l’article 3 commun aux Conventions de Genève et le deuxième Protocole de ces Conventions [2] qui sont de nature coutumière [3].

2. Critique de l’intervention militaire de l’Arabie saoudite et de ses alliés sur base du droit international.

Plusieurs arguments ont été invoqués par la coalition arabe afin de justifier l’intervention militaire au Yémen. Mais les deux grands arguments invoqués par l’Arabie saoudite, meneuse de la coalition, furent la légitime défense préventive sur base de l’article 51 de la Charte des Nations unies et l’invitation par le gouvernement du Yémen formulée par le président Hadi le 24 mars 2015. Néanmoins on se posera la question de la licéité de ces arguments aux yeux du droit international.

Concernant l’intervention sur invitation du président yéménite, la Cour internationale de Justice dans son arrêt sur les Activités militaires a validé le principe en droit international selon lequel un État tiers pouvait intervenir militairement sur invitation d’un gouvernement [4]. Ceci est valable pour autant que le gouvernement ayant invité l’État tiers à intervenir soit reconnu internationalement, le consentement doit être donné antérieurement à l’opération militaire, le consentement doit être clair et enfin l’État tiers se doit de respecter le mandat donné [5].

Cependant, la complexité du conflit se situe au niveau du fait qu’il s’agisse d’une intervention par invitation dans une guerre civile (entre le gouvernement et les rebelles Houthis). Nous sommes d’avis, au même titre que le professeur Olivier Corten de l’Université Libre de Bruxelles [6] et du professeur Pierre-Emmanuel Dupont de la Faculté Libre de droit et d’économie de Paris [7], qu’une action militaire destinée à aider un gouvernement à gagner une guerre civile serait en réalité contraire au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (article 1er des Pactes des Nations unies de 1966) et au principe de non-intervention.

Ainsi le droit des peuples à disposer d’eux même, tel que prévu à l’article 1er des Pactes des Nations unies de 1966, recouvre le droit des peuples à s’opposer à toute ingérence extérieure de la part d’un autre État ainsi que du droit de choisir son gouvernement [8].

De plus en vertu de la Déclaration sur les relations amicales de 1970, étant du droit coutumier [9], « aucun État ni groupe d’États n’a le droit d’intervenir, directement ou indirectement, pour quelque raison que ce soit, dans les affaires intérieures ou extérieures d’un autre État. En conséquence, non seulement l’intervention armée (…) contre ses éléments politiques, économiques et culturels, sont contraires au droit international (…). Tout État a le droit inaliénable de choisir son système politique, économique, social et culturel sans aucune forme d’ingérence de la part d’un autre État » [10].

Ceci a également été soutenu par l’Institut de droit international dans sa résolution de 1975 en se positionnant sur un « principe de non-intervention dans les guerres civiles ». Notamment en son article 2 qui dispose que « les États tiers s’abstiendront d’assister les parties à une guerre civile sévissant sur le territoire d’un autre État ».

Le professeur Pierre-Emmanuel Dupont ajoute dans son article que « lorsqu’on se trouve dans le cas où le gouvernement donnant une autorisation d’intervention immédiate se trouve déjà face à un contre-gouvernement rival, se pose la question de l’effectivité du gouvernement et celle de sa légitimité. La question de savoir si le droit de faire appel à une intervention étrangère bénéficie au gouvernement « effectif » (ce qui pose à son tour la question des critères de l’effectivité) ou au gouvernement « légitime », demeure une question controversée en droit international. On peut dire au regard de l’invitation lancée par le président Hadi qu’il existe au moins un doute sérieux, en droit, sur le fait qu’il représentait bien l’autorité gouvernementale légitime disposant du droit de faire appel à une puissance extérieure » [11].

Ensuite, concernant l’argument de la légitime défense préventive clamée par l’Arabie saoudite, il faut noter qu’une grande partie de la doctrine considère la légitime défense préventive comme illicite en droit international, bien que la Cour internationale de Justice n’eût pas encore à se prononcer sur le sujet. En effet, «  l’existence d’une présomption d’illégalité à l’endroit de la légitime défense préventive tient dans les réactions des États aux emplois préventifs de la force et, plus précisément, les condamnations très larges dont ont généralement fait l’objet de tels emplois, en particulier celui à l’occasion duquel la légitime défense préventive a été explicitement invoquée et discutée, à savoir, l’attaque par Israël du réacteur irakien en 1981 » [12]. De même on peut lire dans l’ouvrage « une introduction critique au droit international » que « il est donc difficile d’établir un accord sur la légitime défense préventive, même en cas de menace imminente » [13].

Ainsi nous voyons que l’intervention militaire de l’Arabie saoudite et de ses alliés au Yémen est très critiquable au vu des règles applicables en droit international. Il semble donc, selon nous, que l’Arabie saoudite, en intervenant militairement au Yémen, ait violé plusieurs règles coutumières de droit international (voir ci-dessus) et notamment l’article 2 §4 de la Charte des Nations unies qui prohibe tout recours à la force.

3. Crimes de guerres à l’encontre des civils et crime culturel.

Une mission d’experts mandatée par le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, dans son rapport couvrant la période datant de septembre 2014 à juin 2018, a indiqué que « des crimes de guerre » ont potentiellement été commis par la coalition arabe au Yémen [14].

L’incrimination des violations du droit des conflits armés s’est construite sur base du droit international coutumier notamment l’incrimination de crimes de guerre [15]. De plus le TPIY a énoncé que « les principes et règles du droit humanitaire reflètent les considérations élémentaires d’humanité largement reconnus comme le minimum obligatoire pour la conduite des conflits armés de toute sorte » (s’agissant de la poursuite pénale pour crimes de guerre). Ainsi malgré le caractère non-international du conflit armé, une responsabilité pénale individuelle pour crimes de guerre des soldats saoudiens et le cas échéant une responsabilitéinternationale de l’Arabie saoudite (sur base de l’article 4 du projet sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite de 2001) pourront être mises en œuvre.

Les faits érigés en crimes de guerre constituent des violations graves du droit de Genève et du droit de La Haye [16]. Ainsi l’article 3 commun aux quatre conventions de Genève applicable aux conflits armés non internationaux en son article 1-a incrimine « les atteintes portées à la vie et à l’intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices » à l’encontre des personnes ne participant pas directement aux hostilités.
Notons que pour qu’il y ait « meurtre » au sens de l’article 3 commun, l’auteur devait savoir que la victime était une personne ne participant pas ou ne participant plus au conflit armé [17].

Sachant que le conflit a fait 6 631 victimes dont 2.112 civiles [18], la qualification de crime de guerre pour meurtre semble plausible comme l’a indiqué la mission d’experts mandatée par le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU.

Concernant ensuite le crime culturel, rappelons que pour protéger son patrimoine culturel, le Yémen a ratifié en 1980 la Convention du Patrimoine mondial et voit trois de ses sites culturels inscrits sur la liste de l’UNESCO : Zabid, Sanaa et Shibam. Une partie des bâtiments de Sanaa ont été détruits dès les premiers bombardements en mars 2015 ainsi que le musée régional de Dhamar qui rassemblait des milliers d’objets de sites environnants [19].

Certains bombardements ne semblent pas répondre à l’impératif militaire (comme par exemple la destruction du musée de Dhamar, du barrage de Marib, de mosquées chiites, ou le ciblage de quartiers d’habitation de l’antique cité de Sanaa qui relèverait davantage d’une stratégie de guerre psychologique) [20]. Comme l’a indiqué la professeure Von Der Decken de l’Université de Kiel lors de la session 2019 se déroulant à l’Académie de droit international de La Haye : « la destruction délibérée ou ciblée d’un bien culturel vise à faire du mal à son ennemi, on veut lui arracher son âme, ce qu’il aime le plus, son identité ».

Le Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 aout 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II) adopté le 8 juin 1977 dispose en son article 16, s’agissant de « la protection des biens culturels et des lieux de culte », que « sous réserve des dispositions de la Convention de La Haye du 14 mai 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, il est interdit de commettre tout acte d’hostilité dirigé contre les monuments historiques, les œuvres d’art ou les lieux de culte qui constituent le patrimoine culturel ou spirituel des peuples et de les utiliser à l’appui de l’effort militaire ». Sachant que l’Arabie saoudite a adhéré à cette Convention le 28 novembre 2001 et le Yémen le 17 avril 1990.

De plus la résolution du Conseil de sécurité 2347 (2017) a mis en lumière l’importance de poursuivre les responsables de crimes de guerre contre le patrimoine culturel en disposant que la destruction de biens culturels représente une menace contre la paix et la sécurité international.

Enfin rappelons que l’article 8, e-iv) du Statut de Rome qualifie en tant que crimes de guerre « les autres violations graves des lois et coutumes applicables aux conflits armés ne présentant pas un caractère international », notamment « le fait de diriger intentionnellement des attaques contre des bâtiments consacrés à la religion, (…) des monuments historiques, pour autant que ces bâtiments ne soient pas des objectifs militaires ».

Ainsi on y voit clairement qu’une attaque intentionnelle à l’encontre du patrimoine culturel d’un État constitue un crime de guerre au sens du droit international pénal et du droit international humanitaire. Cependant ni l’Arabie Saoudite, ni le Yémen ne sont partis au Statut de Rome pour donner compétence à la Cour pénal internationale. Néanmoins la responsabilité internationale de l’Arabie saoudite pourrait être mise en œuvre, le cas échéant, sur base de l’article 16 du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 aout 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II) adopté le 8 juin 1977.

Conclusion

En conclusion, l’intervention militaire au Yémen par la coalition arabe menée par l’Arabie saoudite serait contraire aux règles applicables et aux règles coutumières du droit international. Notamment aux principes de non intervention, du droit à l’auto-détermination des peuples et du non-recours à la force. Ensuite, les bombardements des forces armées de la coalition, ne respectant pas le principe de proportionnalité et de distinction, seraient susceptibles d’être qualifiés de crimes de guerres tant à l’égard de la population civile yéménite qu’à l’égard du patrimoine culturel de ce pays.

Ali Bounjoua, chercheur doctorant au Centre de droit européen de l\\\'ULB

[1Article La Croix à lire ici.

[2O. Corten, F. Dubuisson, V. Koutroulis, A. Lagerwall, Une introduction critique au droit international, Bruxelles, Éditions de l’Université Libre de Bruxelles, 2017, pp. 462 et 463.

[3Ibid. p. 279.

[4CIJ, Recueil 1986.

[5O. Corten, F. Dubuisson, V. Koutroulis, A. Lagerwall, op.cit., pp. 434 et 435.

[6Ibidem.

[7P.-E. Dupont, « L’intervention saoudienne au Yémen et le droit international », sur Moyen-Orient-Publications [En ligne], publié le 26 janvier 2016.

[8O. Corten, F. Dubuisson, V. Koutroulis, A. Lagerwall, op.cit., p.74.

[9CIJ, Recueil 1986, p. 106, §202.

[10AG, résolution 2625 (XXV) du 24 octobre 1970.

[11P.-E. Dupont, « L’intervention saoudienne au Yémen et le droit international », sur Moyen-Orient-Publications [En ligne], publié le 26 janvier 2016.

[12R. Van Steenberghe, « B.- Analyse de la pratique » in La légitime défense en droit international public, Bruxelles, Editions Larcier, 2012, p. 400.

[13O. Corten, F. Dubuisson, V. Koutroulis, A. Lagerwall, op.cit., p. 452.

[14Article Le Figaro à lire ici.

[15Article 6 (b) du Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg adopté en 1945.

[16David, E., « II.- Les crimes de guerre » in Principes de droit des conflits armés, Bruxelles, Bruylant, 2019, p. 961.

[17TPIY, affaire IT-01-48-T, Halilovic, 16 November 2015, § 36.

[18Article The Conversation à lire ici.

[19Selon l’archéologue Lamya Khalidi (CNRS).

[20Article The Conversation à lire ici.