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Professionnels de la construction : connaissez-vous (vraiment) la norme Afnor NF P 03-001 ? (II) Par Jean Billemont, Avocat.
Parution : vendredi 30 août 2019
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La norme Afnor NF P 03-001 est bien connue des architectes, entrepreneurs et autres professionnels du bâtiment : il s’agit du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés de travaux privés. Si l’on sait ce que c’est, on ne sait pourtant pas toujours bien ce qu’il y a dedans.
Petit tour d’horizon des surprises qu’elle réserve.
Suite de la première partie.

II. L’application de la norme.

Si l’étude de l’adoption de la norme conduit à la distinguer d’une loi, l’examen de l’application de la norme amène au contraire à l’en rapprocher. La norme n’est pas une loi, mais elle lui emprunte ses effets. Une fois adoptée par les parties, elle s’applique à leurs relations avec la même force obligatoire.
Tout comme la loi, les différentes règles énoncées par la norme se ramènent au schéma logique suivant : « Si… tel évènement survient, alors... les conséquences seront impérativement les suivantes ». Lorsque l’évènement visé se produit, la solution prévue s’impose, non seulement aux parties, mais aussi au juge ou à l’arbitre qui serait saisi d’un litige.

La rigueur de ce mécanisme d’application se retrouve à chaque étape de l’opération de construction décrite par la norme. Sans reprendre ici l’intégralité des vingt-trois articles et des quatre annexes d’un document de soixante-dix pages, on se contentera d’en tirer deux exemples significatifs, dont l’un touche au déroulement du chantier, et l’autre à son dénouement.

On ajoutera un troisième exemple transversal, lié aux modalités de règlement des litiges pouvant survenir à tout moment de l’opération.

L’exemple relatif au déroulement du chantier concerne le délai de réalisation des travaux. Il montre une fois de plus que la prévisibilité offerte par la norme ne profite qu’à ceux qui la maîtrisent parfaitement. On sait qu’en droit commun, si rien n’a été convenu sur ce point, les travaux doivent être exécutés dans un délai raisonnable, apprécié par le juge en cas de litige [1]. Le dépassement du délai raisonnable est sanctionné par l’indemnisation du préjudice causé au maître d’ouvrage et, si le retard est jugé suffisamment grave, par la résiliation du contrat.

La norme offre un système bien plus prévisible, donc plus efficace, mais pour obtenir le résultat escompté et ne pas retomber dans le droit commun, il faut se conformer strictement au dispositif prévu. Le délai de réalisation des travaux confiés à chaque corps d’état est fixé par le maître d’ouvrage dans le calendrier général [2], et à l’intérieur de ce délai, l’entreprise peut préciser les différentes étapes de son intervention dans un calendrier d’exécution [3].
Le point de départ du délai ainsi déterminé est fixé au lendemain de la notification à l’entrepreneur de la conclusion du marché [4], la notification devant être faite par le maître d’ouvrage par courrier recommandé [5], avec copie au maître d’œuvre [6]. Sauf cause légitime de suspension du délai [7], tout retard entraîne l’application de pénalités journalières, à condition qu’il y ait eu mise en demeure au préalable [8].

Tout manquement au strict formalisme imposé par la norme pour le jeu des pénalités de retard doit conduire à l’absence d’exigibilité des sommes réclamées à l’entrepreneur à ce titre [9]. La rigueur est une arme à double tranchant.

Quant à l’exemple lié au dénouement du chantier, il est tiré des dispositions relatives à l’établissement du décompte général et définitif. En l’absence de toute prévision contractuelle, l’établissement d’un compte entre des parties en désaccord suppose de saisir le juge, lequel, en pratique, ordonnera d’abord une expertise pour l’éclairer sur les aspects techniques du litige [10]. Ici encore, la norme offre un système plus efficace que le droit commun, car bien plus rapide. Les articles 19.5 et 19.6, respectivement consacrés au projet de décompte final et à sa vérification ainsi qu’à l’établissement du décompte général, prévoient que le projet de décompte final est établi par l’entrepreneur dans les quarante-cinq jours de la réception, puis adressé au maître d’œuvre pour vérification. De ce projet de décompte final, le maître d’œuvre tire un projet de décompte général qu’il remet au maître d’ouvrage, lequel dispose de trente jours, à compter de cette remise, pour le valider et le notifier à l’entrepreneur. À défaut, le projet de décompte final transmis par l’entrepreneur devient définitif, donc incontestable. À son tour, l’entrepreneur a trente jours, après notification du décompte général, pour le contester, faute de quoi la sanction est la même : intangibilité du décompte. Le bénéfice de ces délais-couperet, très efficaces, est toutefois réservé à ceux qui se sont strictement conformés à la procédure définie par la norme.
Malheur à l’étourdi, car alors le couperet se retourne contre lui. C’est ainsi que la notification du décompte général par le maître d’œuvre n’est pas valable, la norme réservant la notification au maître d’ouvrage. Conséquence ? Le projet de décompte de l’entrepreneur devient définitif [11].

Un autre exemple. La faculté offerte à l’entrepreneur de contester le décompte général notifié par le maître d’ouvrage suppose une réelle contestation de sa part. Les observations de pure forme sont insuffisantes, et si une réclamation argumentée et étayée n’est pas présentée dans les trente jours de la notification du décompte général, on l’aura deviné : il devient définitif [12].
Décidément, les pièges recelés par l’application de la norme sont nombreux. La sécurité juridique passe par une parfaite connaissance de ses dispositions.

Terminons ce petit aperçu de la question de l’application de la norme, en évoquant les modalités de règlement des litiges. Ici, contrairement aux deux exemples précédents, la norme ne brille pas par excès de rigueur. Elle paraît même se départir de la force obligatoire habituellement reconnue à la loi et aux contrats. Jusqu’à la réforme d’octobre 2017, il était seulement prévu qu’en cas de litige, les parties devaient se consulter pour examiner l’opportunité de recourir à l’arbitrage. Bref, du « droit mou ».

Sans surprise, la jurisprudence a retenu que sur ce point, la norme n’avait aucun effet contraignant [13].
Dans la nouvelle version, le ton est un peu plus ferme. En son article 21.2, la norme prévoit désormais que « Les différends relatifs à la validité́, à l’interprétation, l’exécution, l’inexécution ou la résiliation du marché, seront soumis, préalablement à toute action en justice, à une médiation ou conciliation. »
Moins de mou, plus de muscle, la nouvelle disposition entraînera-t-elle l’irrecevabilité de l’action en justice, au cas où celle-ci n’aurait pas été précédée d’une tentative de conciliation [14] ? On peut se poser la question.

Un certain courant jurisprudentiel limite l’effet contraignant des clauses de conciliation à celles qui précisent les modalités de désignation du conciliateur [15], point sur lequel la norme reste silencieuse. Aux parties prévoyantes, et désireuses de recourir à un mode alternatif de règlement des litiges, on conseillera donc de modifier l’article 21.2 de la norme, soit pour le compléter, soit pour prévoir un recours obligatoire à l’arbitrage.

En conclusion.

Que retenir de ce tour d’horizon consacré à la norme Afnor NF P 03-001 ? Le moins qu’on puisse dire qu’elle offrira bien des surprises à l’utilisateur peu averti. Ils en seront pour leurs frais, ceux qui croyaient parer à toutes les éventualités en se contentant de signer un marché faisant référence à la norme.

Son adoption comme son application peuvent se solder par des solutions bien différentes de ce qu’on avait pu imaginer au moment de conclure le contrat. Ne perdons pas de vue que la norme n’est pas seulement un instrument destiné à compléter les blancs du contrat de construction.

Il s’agit aussi d’une feuille de route, d’un vademecum du comportement des parties, tout au long des différentes étapes de l’opération. On ne se lance pas dans un long voyage sans avoir étudié la carte avant. Pour chacune des étapes du chantier, il faudrait connaître précisément les diligences attendues de chacun, et les sanctions encourues à défaut.

Seule une lecture document par document, article par article, faite par un œil exercé, permet d’anticiper les difficultés et de déjouer les pièges. Les meilleurs contract managers le savent bien : pas de saine gestion contractuelle, sans au préalable un solide audit contractuel.

Jean BILLEMONT Avocat au Barreau de Lille – Cabinet Billemont Associés

[1Cour de cassation, 3e ch. Civile, 16 mars 2011, n°010-14.051, Bull. Civ. III, n°35 ; Cour de cassation, 3e ch. Civile, 10 février 2009, n°07-21.656, et les autres arrêts cités par A. Caston, F.-X. Ajaccio, M. Cabouche, L. de Gabrielli, M. Huet : Traité des marchés privés de travaux, ouvrage précité, p. 482.

[2Norme NF P 03-001, version octobre 2017, art. 3.7.

[3Ibid., art. 3.6.

[4Ibid., art. 10.1.

[5Ibid., art. 6.3.2.

[6Ibid., art. 6.3.1.

[7Ibid., art. 10.3.

[8Ibid., art. 9.5.

[9V. par exemple, en cas de défaut d’envoi de la mise en demeure prévue à l’article 9.5 de la norme : Cour de cassation, 3e ch. Civile, 1er décembre 2009, n°08-20.161 (arrêt rendu en application de la version de la norme de décembre 2000, comportant sur ce point des dispositions identiques à la version actuelle).

[10De ce point de vue d’ailleurs, le recours à l’arbitrage est un premier facteur d’efficacité, les parties ayant la possibilité de choisir un ou des arbitres ayant les connaissances techniques leur permettant de régler directement le litige sans avoir à recours aux lumières d’un expert.

[11Cour de cassation, 3e ch. Civile, 5 octobre 1994, n°92-18.941 (solution rendue sous l’empire d’une ancienne version de la norme, mais transposable).

[12Cour de cassation, 3e ch. Civile, 4 décembre 1991, n°90-13.335, Bull. Civ. III, n°303 (solution rendue sous l’empire d’une ancienne version de la norme, mais transposable).

[13Cour de cassation, 3e ch. Civile, 29 janvier 2014, n°13-10.833.

[14Telle est la sanction attachée à la méconnaissance de la clause de conciliation ou de médiation préalable obligatoire : Cour de cassation, ch. Mixte, 14 février 2003, n°00-19.423 et 00-19.424, Bull. Ch. Mixte n°1.

[15Cour de cassation, ch. Commerciale, 29 avril 2014, n°12-27.004, Bull. Civ. IV, n°76.

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