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Réforme des retraites : compte-rendu du conflit opposant les professions libérales au gouvernement.
Parution : lundi 9 mars 2020
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En réaction au projet de réforme des retraites porté par le gouvernement d’Édouard Philippe, et initialement conduit par le Haut-commissaire Jean-Paul Delevoye, les avocats se mobilisent depuis le mois de septembre 2019. Le début d’un (long) conflit que nous vous présentons par épisode.
(A lire également sur le sujet l’interview de Viviane Schmitzberger-Hoffer, Présidente de la Caisse Nationale des Barreaux Français)

Episode 7

Retraites des avocats : Un épilogue malheureux et inévitable ?

Le conflit se poursuit entre les avocats et le gouvernement. Du côté de ce dernier, la garde des Sceaux a pris l’initiative le vendredi 28 février 2020, après une réunion avec les représentants de la profession d’avocat, de confier une mission à l’ancien ministre de la Justice Dominique Perben, lequel est chargé de réfléchir et faire des propositions concrètes sur l’équilibre économique des cabinets d’avocats. Ce rapport devrait être publié fin avril.

La nouvelle est tombée le lendemain, le 29 février, après un conseil des ministres extraordinaire : une nouvelle fois, l’article 49 alinéa 3 a été utilisé pour passer outre les débats à l’Assemblée nationale sur le projet de loi. Cet article prévoit que "le Premier ministre peut, après délibération du Conseil des ministres, engager la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un projet de loi de finances ou de financement de la Sécurité sociale. (...) Le Premier ministre peut, en outre, recourir à cette procédure pour un autre projet ou une proposition de loi par session." Une annonce que chacun voyait venir, mais que le front de contestation redoutait tout de même.

Face à cette manoeuvre de l’exécutif, le CNB, par un communiqué publié le 2 mars 2020, a fait plusieurs annonces, toutes allant dans le sens d’une poursuite de la mobilisation jusqu’au 25 mars 2020, espérant surfer sur la période électorale : « Le 14 mars, la veille du premier tour des élections municipales, le CNB tiendra sa prochaine assemblée générale. » L’occasion de de nouveau définir les conditions du mouvement « tout en préservant l’équilibre économique des cabinets. »

Par ailleurs, le 12 mai, avec les magistrats et les fonctionnaires de justice, les avocats organiseront la première « Journée nationale pour la justice » qui servira à faire « remonter les doléances de chacun pour dégager des propositions de réforme communes pour faire cesser les graves dysfonctionnements de la justice. »

Du côté de la mobilisation, d’après nos informations, les barreaux restent en action en ayant une certaine « autonomie » pour organiser des actions « diversifiées ». Un tableau recensant l’ensemble de ceux-ci devrait être bientôt en ligne.

A suivre...

Episode 6

Entre mobilisations et échanges de communiqués, une voie sans issue ?

Le 4 février, pour la deuxième fois en deux semaines, le Premier ministre et la ministre de la Justice ont reçu les représentants de la profession pour de nouveau discuter de la réforme des retraites. A l’issue de cette rencontre, le CNB a publié un communiqué faisant état de l’engagement pris par le gouvernement de « formuler des propositions d’ici le 6 février 2020 ». Et c’est le 5 février qu’elles ont finalement été reçues. Celles-ci reviennent sur trois points : le montant des pensions, le montant des cotisations, la conservation de la CNBF qui pourra gérer les « dossiers de retraite de l’ensemble des avocats y compris, en délégation de la caisse universelle, pour ceux qui entreront dans le système universel. » Le gouvernement confirme que la CNBF gérera les réserves financières de la profession.

Prenant la mesure des déclarations du gouvernement, le CNB a répondu par la négative, et a décidé lors de son Assemblée Générale des 7 et 8 février la poursuite du mouvement. En parallèle, Nicole Belloubet a envoyé une autre lettre au CNB prenant acte de cette décision tout en la regrettant.

Piqué, le CNB a répondu par une lettre ouverte le 11 février à la garde des Sceaux pour critiquer les nouvelles propositions et renouveler sa motivation pour la mobilisation. Il pointe du doigt le gouvernement qui « porte seul la responsabilité de ce mouvement de grève, et c’est donc à lui de trouver les solutions pour en sortir aujourd’hui, en suspendant, ou mieux, en retirant son projet de désintégration de notre régime autonome de retraite ». « Grève ou pas grève, la justice est au bord de l’implosion », s’alarment les membres du bureau du CNB pour qui les « récentes réformes ne sont pas étrangères à cet état historiquement alarmant ». « Notre système judiciaire tient aujourd’hui grâce au dévouement et à la conscience citoyenne et professionnelle des magistrats, des greffiers et des avocats, trois professions à bout de souffle ».

Une nouvelle disposition avait attisé également la colère des avocats : l’article 45 de la loi accélération et simplification de l’action publique que les avocats considéraient comme étant une « provocation qui empêche toute reprise de contact sérieuse ». Il permettait aux assureurs d’interférer entre l’avocat et son client lorsque celui-ci bénéficie d’un contrat de protection juridique.

Le CNB a expliqué avoir reçu « un projet d’amendement de suppression de l’article 45 déposé par le président du groupe LREM du Sénat, accompagné d’un courrier de la Garde des Sceaux s’engageant à soutenir cet amendement. »

Le 12 février, pour la première fois depuis 1990, le Barreau de Paris a organisé une Assemblée Générale Extraordinaire lançant une nouvelle série de modalités d’action avec notamment l’opération "Défense massive" vendredi 14 février. En quoi cela consiste-t-il ? « On arrive à plusieurs avocats pour déposer des demandes de nullité, on vérifie les procédures, on dépose des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC). Et, si tous ces éléments de procédure sont rejetés, alors on plaide sur le fond. » explique une avocate. [1]

Selon les avocats, il ne s’agit plus seulement d’une question de retraites, mais bien de la garantie d’une justice qui fonctionne sur la durée. Pour le 14 février, les robes noires de Chartres ont ainsi clamé leur amour aux magistrats et greffiers en offrant des roses. Un geste qui fait écho au communiqué du CNB se désolant d’une "justice qui se dérobe" et devient de moins en moins accessible aux justiciables à cause des réformes du gouvernement...

Épisode 5

Fin janvier 2020 - Début février 2020 : "Non, c’est non !", les avocats en route vers le 3 février.

L’Assemblée Générale Extraordinaire qui a eu lieu le 25 janvier 2020 semble être une nouvelle étape dans la contestation. En appelant à la poursuite du mouvement de grève contre la réforme des retraites, les avocats entament lundi 27 janvier, leur 4ème semaine de mobilisation. Une longévité que la présidente du Conseil National des Barreaux a loué, rappelant lors de l’AG "le pouvoir des avocats à faire bouger les lignes."

Avec 100% de barreaux en grève, il est certain que la mobilisation ne faiblit pas. Elle se renforce même compte tenu de la publication vendredi 24 janvier de l’avis du Conseil d’Etat qui, selon Christiane Féral-Schuhl, est "un élément qui change la donne." La plus haute juridiction administrative française émet en effet là un avis sévère sur le texte de la réforme, considérant plusieurs points, rappelés dans un document synthétique sur le site du CNB :
- des projections financières "lacunaires"
- une impatience du gouvernement sur la réception de son avis qui ne lui a pas permis de "mener sa mission avec la sérénité et les délais de réflexion nécessaires pour
garantir au mieux la sécurité juridique de l’examen auquel il a procédé.
"
- une utilisation des ordonnances qui fait "perdre la visibilité d’ensemble nécessaire à l’appréciation de la constitutionnalité et de la conventionnalité de la réforme."
- "l’objectif selon lequel « chaque euro cotisé ouvre les mêmes droits pour tous » reflète imparfaitement la complexité et la diversité des règles de cotisation ou d’ouverture de droits définies par le projet de loi."

Le contexte politique est donc bouleversé, même si le gouvernement maintient ses mots d’ordre notamment par la voix de la ministre de la Justice qui redit que la réforme "n’est pas négociable" car "tous les Français doivent l’intégrer."

A l’occasion de l’Assemblée générale de la Conférence des bâtonniers qui s’est déroulée vendredi 31 janvier, Hélène Fontaine a prononcé un discours d’une grande fermeté à l’attention de la garde des Sceaux, grande absente de ce rendez-vous. Cette allocution a été faite en compagnie des autres représentants de la profession : Christiane Féral-Schuhl, Nathalie Roret et Olivier Cousi.

Une photo de famille qui s’est retrouvée ensuite le 3 février lors de la manifestation du collectif "SOS Retraites" à Paris. Selon le CNB, ce sont 15 000 avocats qui ont de nouveau foulé le pavé parisien 5 mois après la première mobilisation qui comptabilisait alors 20 000 robes noires, selon l’institution représentative des avocats.





Une démonstration de force partie de Bastille et qui s’est terminée place de l’Opéra. Une minorité d’avocats a cependant souhaité continuer à manifester en se rendant place Vendôme, devant le ministère de la Justice.

Épisode 4

D’octobre 2019 à Janvier 2020, une colère qui monte crescendo.

Fin octobre, c’est un nouveau bras de fer qui a opposé la profession au gouvernement. Le point de discorde : l’article 52 du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour l’année 2020, qui venait modifier le code de la sécurité sociale « pour retirer à la CNBF la capacité de délibérer pour fixer et revaloriser les pensions du régime de base qui seraient désormais indexées sur l’inflation comme pour le régime général ». Un article qui traduisait aux yeux du CNB, « un passage en force sans concertation ».

Le CNB demande alors un retrait pur et simple de cet amendement et l’érige en préalable à toute concertation avec la profession, ce qu’il obtiendra finalement quelques jours plus tard. Une réunion avec le Garde des sceaux et le Haut-commissaire aux retraites a alors lieu, mais aucune négociation n’est alors proposée, et la mobilisation reste donc entière.

Lors de l’Assemblée générale qui s’est tenue au mois de novembre, le CNB appelle d’ailleurs à une journée Justice morte le 5 décembre.

Le CNB poursuit également ses actions avec le Collectif SOS Retraites qui compte dans ses rangs des syndicats d’autres professions libérales de la santé et du transport aérien, que rejoint en octobre - l’IFEC – Institut français des experts comptables et Commissaires aux comptes.

Lors d’une nouvelle assemblée générale en décembre, le CNB redouble son mouvement et appelle à finalement à la grève dès le 6 janvier (tout en maintenant la date initialement décidée du 3 février).

Fin décembre, le ton se durcit. Le CNB annonce : « En refusant tout dialogue, le gouvernement porte seul la responsabilité des conséquences de ce mouvement sur le fonctionnement de la justice et sur les droits des justiciables. La grève commencera le lundi 6 janvier et durera une semaine. Elle pourra être reconduite »

Les 70.000 avocats sont alors appelés à cesser durant toute la semaine et systématiquement toute activité judiciaire.

Janvier 2020 : la grande offensive !

C’est une semaine de rentrée placée sous le signe de l’exaspération et de la mobilisation totale pour les avocats qui s’est déroulée depuis le 6 janvier. Grève générale, rassemblement avec de symboliques et spectaculaires tas de robes noires, qui à Caen ont été jetées « sur les pieds » de la Ministre de la Justice Nicole Belloubet, jusqu’à des "affrontements" à Paris avec les forces de l’ordre devant la Cour de cassation qui tenait son audience solennelle de rentrée.

La dernière assemblée générale (qui s’est tenue les 10 et 11 janvier) ne va pas dans le sens d’un apaisement, au contraire. Le CNB salue la mobilisation des avocats, "s’insurge contre la suppression du régime autonome des avocats", et appelle à une nouvelle semaine de "grève dure" à compter du 13 janvier. La Garde des Sceaux rencontrera les représentants de la profession ce même lundi.

15 janvier 2020 : Un communiqué qui tente l’apaisement...sans succès.

Suite à la réunion entre les principaux représentants de la profession et la ministre Nicole Belloubet qui s’est tenue lundi 13 janvier 2020, la chancellerie a publié un communiqué de presse. Les représentants du gouvernement estiment ainsi apporter "des garanties sur l’incidence de la réforme sur les avocats" :

"Les avocats continueront à bénéficier, dans le cadre du régime universel de retraite, d’une caisse propre à leur profession qui pourra gérer les dossiers de retraite de l’ensemble des avocats et pas seulement des avocats qui ne seront pas concernés par la réforme, à savoir les avocats nés avant 1975. La CNBF pourra également mettre en œuvre des dispositifs de solidarité entre les avocats dans le domaine de la retraite par la prise en charge partielle de cotisation et la garantie d’un minimum de pension à un niveau équivalent à celui qui existe dans le système actuel. Cette caisse conservera également la gestion des réserves constituées par le régime actuel pour assurer la retraite des avocats.

Les ministres ont indiqué qu’ils souhaitaient examiner avec les avocats les incidences concrètes de la réforme pour s’assurer qu’elle n’aura pas d’impact négatif pour les avocats et leurs cabinets. Les simulations effectuées révèlent une augmentation des pensions de l’ordre de 20% pour les avocats percevant le revenu médian de la profession soit 40.000 annuels. Mais il convient de continuer de travailler, avec les experts des avocats, pour évaluer les impacts de la réforme pour les avocats qui touchent 32 000 euros, ce qui correspond au revenu de nombreux avocats.

Les ministres ont redit leur attachement à ce que la réforme ne remette pas en cause l’équilibre économique des cabinets, notamment les plus petits. Pour cela, ils se sont engagés à envisager avec la profession les mesures qui pourraient accompagner la mise en œuvre de la réforme quand celle-ci interviendra à partir de 2025."

Ces propositions seront-elles du goût des avocats ? Les première réactions vont plutôt dans le sens d’une exaspération des robes noires, qui pointent du doigt un "leurre" du gouvernement. De son coté, le CNB convoque une Assemblée Générale extraordinaire vendredi 17 janvier, suite à laquelle est adoptée à l’unanimité une motion pour poursuivre le mouvement pour la semaine du 20 janvier.

Sur les plateaux de télévision, sa présidente, Christiane Féral-Schuhl réagit en mettant en avant l’absence de "nouveauté" du courrier et surtout la volonté cachée de faire in fine payer plus de cotisations aux avocats. Elle critique l’objectif du gouvernement d’enlever aux caisses de retraites leur autonomie et le fait qu’elles soient "vidées de leur substance".

La deuxième moitié de janvier prend une tournure plus explosive encore, notamment avec l’arrestation le 20 janvier du bâtonnier de Dunkerque. En réaction, Christiane Féral-Schuhl met en garde le gouvernement contre toute atteinte à l’exercice du droit de manifester, sous peine de voir se rompre les échanges entre les deux parties.

Concernant la communication du CNB, on remarque que les représentants des avocats ont à se battre contre le préjugé, répandu dans la population, selon lequel les avocats sont des nantis. Ce qu’ils réfutent, expliquant que pour une majorité d’entre eux "Il y a l’avocat de proximité, celui qui fait des permanences de nuit, le week-end, parfois avec 3h de route pour faire une audition dans un commissariat. Nous ne sommes pas dans une situation d’opulence comme on le pense : un avocat qui débute gagne environ 30 000€ brut/an. La moitié de la profession gagne moins de 40 000€ brut par an" revenus dont il faut encore enlever 50% de charges."

Le 21 janvier, le Conseil de l’Ordre du barreau de Paris vote la reconduction de la grève totale jusqu’au 29 janvier 2020 inclus : "tous les avocats du barreau de Paris sont invités à en informer leurs clients et à demander le renvoi de leurs audiences dans le respect de l’intérêt des justiciables."

La date du 3 février 2020, initialement prévue pour la grande manifestation de la profession, se rapproche, et les signaux gouvernementaux ne laissent pas de place au doute sur sa volonté d’aller au bout de la réforme. A suivre...

(Source : CNB)

Crédit-photo : UJA de Paris
Crédit-photo : UJA de Paris

Épisode 3

Vendredi 11 octobre 2019.

Un dialogue difficile tandis que la contestation se poursuit.

Les professions membres du collectif SOS Retraites ont tenu une conférence de presse vendredi 11 octobre pour « présenter les prochaines actions communes pour lutter contre le projet de réforme. » La principale annonce, « historique et grave » dixit Christine Féral-Schuhl, a été de planifier une grève le 3 février 2020.

Une date bien lointaine, que les contestataires justifient par un sens de la responsabilité : « Nous ne sommes pas irresponsables, nous laissons le temps nécessaire au gouvernement de reprendre son dossier et d’abandonner sa position dogmatique. Le pragmatisme impose qu’on ne supprime pas ce qui marche. Que nos régimes qui fonctionnent perdurent. De plus nous allons profiter pleinement du débat des municipales. Ce qui est en jeu avec la réforme c’est aussi l’accès au droit, l’accès aux soins et plus généralement la capacité de ce pays à faire vivre des professionnels hyper qualifiés et hyper utiles. »

La conférence de presse était suivie d’un débat « en présence des organisations membres du Collectif SOS Retraites, des avocats élus au Conseil national des barreaux et des parlementaires, députés et sénateurs, représentants de tous les groupes de l’Assemblée Nationale et du Sénat. » En réalité, seulement quatre groupes Assemblée Nationale et Sénat étaient représentés : la France Insoumise, l’UDI, le groupe En Marche ! et Les Républicains. Tous contre un, puisque le débat a vite tourné à la critique contre le député du parti majoritaire, lequel tentait tant bien que mal de défendre le projet de réforme. Est notamment intervenue la présidente de la Caisse Nationale des Barreaux Français, laquelle a révélé, en dénonçant le procédé, que les bâtonniers avaient reçu une lettre type des députés de la majorité pour vanter la réforme, et surtout les informer de leur mauvaise lecture du dispositif.

Le discours du député LREM, Laurent Pietraszewski, n’a jamais varié, plaidant la bonne foi : « Je veux vous donner des éléments de confiance. » Il a de plus assuré, en réponse à la dénonciation de la présidente de la CNBF de n’avoir jamais été reçue par le haut-commissaire Delevoye, de la volonté d’ouverture de celui-ci. Une réponse soutenue autrement par les autres parlementaires, lesquels ont promis d’écrire directement en ce sens au porteur du projet de réforme.

Épisode 2

Septembre - Octobre 2019.

Le Président Macron tente de désamorcer le conflit.

Par médias interposés, les déclarations post-manifestation des deux parties au conflit ont montré que le dialogue ne s’apaisait pas. En réaction à la manifestation, le haut-commissaire aux retraites Jean-Paul Delevoye, délégué auprès de la ministre Agnès Buzyn, a soufflé le chaud et le froid le 23 septembre. Il a d’abord affirmé que « les avocats ont mobilisé sur des arguments qui sont faux avec des chiffres qui sont vrais », tempérant ensuite ses propos pour assurer avoir sur la table « une solution pour chaque profession » et ainsi « respecter les équilibres de la profession » des avocats. [2]

Lors de son premier grand débat à Rodez jeudi 3 octobre, le Président de la République a répondu à une question d’Annabel Montels-Estève, bâtonnier de l’Aveyron sur les retraites des avocats. Il a ainsi tenté de rassurer les robes noires en disant très bien comprendre l’angoisse. Néanmoins, « le but n’est pas de supprimer une profession ou de la déséquilibrer. Je tiens à l’accès au droit, à l’accès au droit dans nos territoires. » Il a ajouté : « On ne prendra à aucune caisse particulière les ressources qu’elle a emmagasinées. C’est impossible juridiquement. Ces réserves seront utilisées par les professionnels jusqu’à extinction des droits de ces professionnels. »

Emmanuel Macron a toutefois mis en garde la profession des avocats sur l’évolution démographique qui se profile, et ses conséquences en termes de retraites. « Aujourd’hui, 25 % des avocats quittent la profession avant dix ans d’exercice. C’est vrai que votre régime est encore équilibré mais les avocats d’aujourd’hui vont devenir les agriculteurs de demain. Il y a quinze ans, dans votre profession, il y avait neuf cotisants pour un retraité. Aujourd’hui, il y a cinq cotisants pour un retraité. Dans quelques années, il y aura un cotisant par retraité et après, il y en aura moins. » [3]

Épisode 1

Lundi 16 septembre 2019.

Les avocats en ordre de bataille.

Déterminés, ils l’étaient. Lundi 16 septembre, les avocats ont foulé le pavé parisien sous la chaleur de la fin d’été, habillés de leurs habits de travail. 20.000 manifestants (selon les organisateurs, 10.500 selon la police) dont une très grande majorité d’avocats, venus de toute la France, jeunes et moins jeunes, ont rejoint la capitale pour défendre leur régime de retraite et appeler à la mobilisation la plus large qui soit.
D’autres mobilisations avaient été également prévues partout en France, comme à Toulouse ou Bordeaux, ou encore en Guadeloupe. De nombreux barreaux, de Métropole et d’Outre-Mer, avaient d’ailleurs envoyé une délégation dans la capitale.

Le cortège a suivi un itinéraire partant de la place de l’Opéra en direction de la Bastille en passant par la place de la République. Au soleil, en robes, avec peu d’ombre et de vent, ils ont reçu le soutien de triporteurs, mis à leur disposition par le Barreau de Paris, transportant des sacs de nourriture avec de l’eau. L’ambiance était électrique : sono à fond, sifflets, slogans accrocheurs sur des banderoles (« Retraite plus chère = justice précaire » ou « Avocats surtaxés, retraites sacrifiées, avenir en danger »), tout était en place pour se faire entendre. Cela n’a pas manqué car sur les trottoirs, de nombreux badauds sortaient leurs téléphones pour immortaliser le moment ; les autres, curieux, se contentaient de regarder la marche des robes noires.

Des élèves-avocats aux avocats collaborateurs ou associés en passant par les représentants des principaux syndicats et institutions de la profession, tous se sont alarmés du contenu de la réforme et, pire, de l’absence de volonté de dialogue de la part de l’exécutif.

Rachel Saada, administratrice de la Caisse Nationale des Barreaux de France, a critiqué l’exécutif sur sa méthode en pointant « l’absence de concertation » et le cérémonial entourant ces rendez-vous sociaux : des « grandes messes sur fond de power-points pendant lesquelles [les avocats] n’ont pas le droit de parler ou de faire des propositions. ». Une réforme qu’elle a qualifié d’« intolérable » alors que la caisse de retraite des avocats est « juste, solidaire et bien gérée » ; preuve en est l’existence « de réserves jusqu’en 2050 pour notre régime de base, et jusqu’en 2080 pour notre retraite complémentaire. » Elle a souligné le fait qu’« avec ce projet de loi, ils vont punir nos confrères qui n’ont pas eu une carrière lucrative. »

Christiane Feral Schuhl, présidente du Conseil National des Barreaux a intimé le gouvernement de « se rendre compte qu’il créée des déserts judiciaires ». Là est la question pour l’institution qu’elle représente : « y-a-t’il un avenir pour l’exercice libéral dans ce pays ? »

Deux avocats collaborateurs, tous deux du barreau de Paris, nous ont confié leurs craintes pour les petits cabinets sur qui « il va y avoir un gros impact » en raison de la hausse des cotisations ; au contraire des « gros cabinets qui auront la possibilité de prendre en compte ces hausses de cotisation et vont permettre à leurs collaborateurs de ne pas être trop impactés. » Ils ont mis également en avant « l’équivalent de 500 euros par mois perdus » par avocat et le danger que cela ferait peser à court terme sur la rétro-cession.

Une autre avocate collaboratrice, Marion Couffignal, présidente de l’Union des Jeunes Avocats de Paris, est revenue sur le nombre très important de confrères qui « sont en difficultés financièrement ». Une situation qui les oblige à sortir dans la rue et à manifester...ce que la population ne comprend pas forcément. Une réaction qu’a déploré l’avocate : « On nous voit comme des nantis alors que notre profession connait une énorme disparité de revenus selon les spécialités. C’est pour cela qu’on a à coeur d’expliquer notre situation. La moitié de la profession d’avocat va être touchée par la hausse des cotisations. Il faut rappeler que dans l’état actuel des choses, ils ne pourront pas la supporter et sont donc sous la menace d’une disparition. Par ailleurs, les cabinets d’avocats sont aussi des acteurs économiques qui emploient des salariés qui ne sont pas avocats. De plus, c’est un des débouchés majeurs de la filière du droit ce qui pose un problème pour les générations futures. Enfin, pensons aux justiciables qui seront les premières victimes de la hausse des cotisations et donc des honoraires. »

En tant que présidente de l’UJA, elle a souhaité tout particulièrement parler des élèves-avocats qui sont « extrêmement inquiets ». Elle a déploré le fait que cette réforme vienne « restreindre leurs perspectives d’embauches et d’intégration sur un marché du travail qui va inévitablement se tendre. Finalement, c’est leur niveau de vie qui va plonger. »

Nous avons d’ailleurs rencontré deux d’entre eux, venues spécialement de Marseille où elles font leur Projet Pédagogique Individuel. Elles ont expliqué que le contexte économique de la réforme leur « fait peur », notamment la perspective de « commencer à 2000 euros par mois, avec les charges... ça va être impossible ». Une des conséquences majeures de cette nouvelle donne sera la difficulté accrue « pour trouver une collaboration et ensuite pour s’installer. » La communication autour de leur profession ne les aide pas non plus à garder confiance car elles constatent que tout le monde leur parle d’une « profession très difficile » avec des « difficultés pour bien gagner sa vie dans certaines spécialités. » Mais il s’agit de leur vocation et elles regrettent notamment les répercussions que cela pourrait avoir sur les justiciables car « il faudra augmenter les honoraires pour pouvoir absorber la hausse des cotisations. Les avocats qui auront déjà de petits honoraires devront les augmenter et auront moins de clients. Mécaniquement, c’est l’accès au droit qui sera rendu plus problématique. »

Arrivés place de la Bastille, terminus de cette marche des indépendants, chaque responsable de la profession a pris une dernière fois la parole pour féliciter les manifestants. Christiane Féral-Schuhl a remercié l’ensemble des personnes présentes, venues de 161 barreaux sur les 164 que compte la France, en rappelant que « l’union fait la force ! ». Marie-Aymée Peyron, bâtonnier de Paris, a félicité, elle aussi, les participants en qualifiant cette journée de « succès sans précédent pour la profession. » Pour conclure, Viviane Schmitzberger-Hoffer, présidente de la CNBF, a prévenu le gouvernement que « le combat ne fait que commencer. »

Simon Brenot Rédaction du Village de la Justice