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Les moyens d’action d’un tiers à l’encontre d’un marché de substitution. Par Laurent Frölich et Justine Deubel, Avocats.
Parution : vendredi 20 septembre 2019
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L’apport de l’arrêt de la CAA de Nancy du 23 juillet 2019. En cas de difficultés rencontrées dans l’exécution d’un marché public, l’entreprise titulaire peut voir son marché résilié à ses frais et risques et se voir substituée par une autre entreprise pour la durée d’exécution du marché restant à courir.
Elle dispose d’un droit de suivi du marché de substitution mais également d’une possibilité de recours contre le marché de substitution.

En cas de difficultés rencontrées dans l’exécution d’un marché public, l’entreprise titulaire peut voir son marché résilié à ses frais et risques et se voir substituée par une autre entreprise pour la durée d’exécution du marché restant à courir.

Dans ces conditions, l’entreprise du marché initial devient tiers au nouveau marché de substitution. Elle n’est toutefois pas dépourvue de moyens d’action. Elle dispose d’un droit de suivi du marché de substitution (I) mais également d’une possibilité de recours contre le marché de substitution (II) ; les moyens invocables dans le cadre de ce recours sont réduits (III).

I. Le droit de suivre l’exécution du marché de substitution.

Tout d’abord, dans le cadre d’un marché public de travaux, l’entreprise du marché initial conserve le droit d’en suivre l’exécution, conformément à l’article 48.5 du CCAG-Travaux. Il se concrétise notamment par la participation aux réunions de chantier avec le maître de l’ouvrage, le maître d’œuvre, la nouvelle entreprise, ainsi que les autres intervenants sur le chantier.

Le droit de suivi dont bénéficie l’entreprise tierce au marché de substitution est destiné à lui permettre de sauvegarder ses intérêts, les montants découlant des surcoûts supportés par le maître d’ouvrage en raison de l’achèvement des travaux par un nouvel entrepreneur étant à sa charge.

Toutefois, cette entreprise perd le bénéfice de ce droit de suivi dès lors qu’elle n’a pas exécuté les mesures de conservation et de sécurité prescrites par le pouvoir adjudicateur dans les conditions fixées par les stipulations de l’article 46 du CCAG travaux, mesures qui peuvent comprendre la démolition des ouvrages réalisés (CE, 9 juin 2017 Sté Entreprise Morillon Corvol Courbot, n°399382).

Ce droit de suivi n’est effectif que si le titulaire du marché résilié se voit notifier le marché de substitution, en application de l’article 48.4 du CCAG Travaux. A défaut, il ne saurait être tenu des conséquences onéreuses qui ont résulté de la résiliation du marché initial telles que les surcoûts liés à la passation du marché de substitution ou les retards d’exécution des travaux réalisés par d’autres intervenants sur le chantier (CAA Lyon, 4e ch., 30 janv. 2014, n° 13LY00760 TA Dijon, 3e ch., 3 mai 2007, n° 0502448).

A noter que dans les autres types de marchés publics, tels que les marchés publics de fournitures courantes et services, le titulaire du marché résilié ne bénéficie pas ce droit de suivi dans l’exécution des prestations réalisées à ses frais et risques par le nouveau titulaire (article 36.3 du CCAG-FCS). Il doit néanmoins transmettre toutes les informations recueillies et moyens mis en œuvre dans le cadre du marché initial qui seraient nécessaires au nouveau titulaire.

Par ailleurs, le titulaire du marché résilié, en qualité de tiers au marché de substitution, est fondé à en contester la validité devant le juge du contrat, comme l’a récemment affirmé la Cour administrative d’appel de Nancy, dans un arrêt en date du 23 juillet 2019 (CAA Nancy, 4e ch., 23 juillet 2019, n°18NC01517).

Dans cette affaire, l’office public de l’habitat « Mulhouse Habitat » a conclu avec une société deux marchés à bons de commande, l’un relatif à l’entretien des chauffe-eau et chauffe-bains individuels à gaz de son parc locatif et l’autre relatif à l’entretien des chaudières individuelles à gaz. Le 30 juin 2016, les deux marchés ont été résiliés aux torts exclusifs de la société titulaire, avec effet au 10 juillet 2016. Par lettre du 1er août 2016, l’office public de l’habitat a informé cette société de l’attribution de deux marchés de substitution, conclus le 5 juillet 2016, pour une durée de six mois.

La société dont les deux marchés ont été résiliés a saisi le Tribunal administratif de Strasbourg d’une demande d’annulation de ces deux marchés. Par un jugement du 14 mars 2018, le Tribunal a rejeté ses demandes comme irrecevables. La société a donc interjeté appel de ce jugement devant la Cour administrative d’appel de Nantes.

Par cet arrêt, la Cour invalide le raisonnement des premiers juges ayant conclu à l’irrecevabilité du recours et ouvre la voie de recours en contestation de validité du marché de substitution au titulaire du marché résilié et ce, quand bien même celui-ci n’aurait engagé aucun recours à l’encontre d’une mesure de résiliation des marchés qui lui ont été précédemment attribués.

Faisant une application littérale de la jurisprudence « Tarn-et-Garonne », la Cour précise que pour que son action soit recevable, le tiers dont le marché a été résilié doit démontrer qu’il est susceptible d’avoir été lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par la passation du marché public de substitution ou ses clauses (CE, 4 avril 2014, n°358994) (II).

Enfin, il donne une grille d’analyse des moyens invocables dans ce recours pour le tiers dont le marché a été résilié (III).

II. La recevabilité du recours en contestation de validité du marché de substitution.

La Cour apporte une première précision qui se veut rassurante pour le titulaire du marché résilié. L’absence de recours à l’encontre du marché résilié ne fait pas obstacle à une action en contestation de validité du marché de substitution au marché qui lui a été initialement attribué.

Plus précisément, la Cour affirme que le défaut de recours contre la décision de résiliation par une action tendant à la reprise des relations contractuelles, introduit par l’arrêt « Béziers II » (CE, 21 mars 2011, n° 304806) ne fait pas échec à l’action du titulaire du marché résilié en contestation de validité du marché de substitution, en qualité de tiers à ce contrat.

De même, l’absence de saisine du juge du contrat afin de l’indemniser des préjudices subis imputables à une résiliation fautive du marché n’est pas de nature à empêcher l’introduction d’une telle action.

En d’autres termes, le juge refuse de voir ces recours comme des recours parallèles obligatoires au recours en contestation de validité du marché résilié et est conforme à l’esprit de la jurisprudence « Tarn et Garonne » (CE, 4 avril 2014, n°358994), par laquelle le Conseil d’Etat a affirmé l’indépendance de cette voie de recours par rapport aux autres recours dont disposent les parties à l’encontre d’un contrat administratif.

Toutefois, pour que son action soit recevable, le tiers au marché de substitution doit justifier d’un « intérêt lui donnant qualité pour contester la validité du marché litigieux » qui se traduit par la preuve de « l’existence d’irrégularités susceptibles d’avoir lésé de façon suffisamment directe et certaine ses intérêts ».

La Cour applique ainsi strictement la jurisprudence « Tarn et Garonne » dans lequel le Conseil d’État a posé le principe selon lequel « tout tiers à un contrat administratif susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles » (CE, 4 avril 2014, n°358994), récemment étendue au tiers à un contrat administratif désormais autorisé à introduire devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction tendant à ce qu’il soit mis fin à l’exécution du contrat (CE, 30 juin 2017, SMPAT, n°398445).

Dans cette affaire, la Cour rejette le premier moyen soulevé par la requérante tiré d’une atteinte à sa réputation commerciale, faute pour celle-ci de démontrer concrètement que la procédure de passation ou les marchés de substitution ont porté une atteinte à sa réputation commerciale.

La société requérante invoquait comme second moyen l’absence de publicité et de mise en concurrence préalable dans la procédure de passation du marché de substitution en ce que le marché a été passé sur le fondement du I de l’article 30 du décret n°2016-360 qui permet aux acheteurs publics de passer un marché public négocié sans publicité ni mise en concurrence « lorsqu’une urgence impérieuse résultant de circonstances imprévisibles pour l’acheteur et n’étant pas de son fait ne permet pas de respecter les délais minimaux exigés par les procédures formalisée ».

La Cour indique que faute pour cette société de pouvoir se prévaloir de la qualité de candidat évincé, en raison de la résiliation à ses torts et exclusifs du marché initial l’excluant de candidater au marché qui s’y est substitué, celle-ci a en revanche pu démontrer son intérêt à agir en alléguant que l’absence de procédure de publicité et de mise en concurrence a conduit le pouvoir adjudicateur à choisir une offre de prix plus élevée que celle qu’elle a formulée dans le marché résilié.

De même, le moyen tiré de l’irrégularité d’un prix de l’un des marchés de substitution constitue une irrégularité susceptible d’avoir lésé les intérêts de la requérante de manière suffisamment directe et certaine.

III. Les moyens invocables dans le cadre du recours en contestation de validité du marché de substitution par le titulaire du marché résilié.

La société requérante se prévalait d’une irrégularité dans la procédure de passation des marchés de substitution en ce que le pouvoir adjudicateur a utilisé la procédure négociée sans publicité ni mise en concurrence prévue à l’article 30 I 1° du décret n°2016-360 du 25 mars 2016, désormais codifiée à l’article R.2122-1 du Code de la commande publique.

La Cour rejette le moyen soulevé par la société en précisant que le pouvoir adjudicateur était confronté à une situation d’urgence impérieuse justifiant que les deux marchés de substitution soient passés par une procédure négociée sans publicité ni mise en concurrence préalables.

En effet, pour caractériser cette situation d’urgence impérieuse, le juge relève que les deux marchés initiaux ont été résiliés aux torts exclusifs de la société requérante en raison du non-respect des délais contractuels et un comportement frauduleux de celle-ci, au vu également de la courte durée du marché restant à exécuter qui était de six mois, et la nécessité de garantir la sécurité des locataires et des logements.

Ce n’est toutefois qu’à titre exceptionnel et dans les cas prévus par le Code de la commande publique que le pouvoir adjudicateur peut déroger à la procédure applicable au marché public initial.

En dehors du cas prévu à l’article R.2122-1 du Code de la commande publique, l’article R.2123-1 du Code de la commande publique permet à l’acheteur public de recourir à la procédure adaptée pour un marché dont le montant total est égal ou excède les seuils de procédure formalisée pour les lots de faible valeur ; inférieurs à 80.000 euros HT pour les marchés de fourniture et de services, et inférieurs à 1.000.000 d’euros HT pour les marchés de travaux et que le montant cumulé de ces lots ne dépasse pas 20 % de la valeur totale estimée de ces lots.

Le moyen tiré d’une irrégularité dans la procédure de passation du marché de substitution a donc des chances de prospérer si le pouvoir adjudicateur n’a pas suffisamment pris le soin de justifier qu’il s’inscrivait dans un cas dérogatoire prévu dans le Code de la commande publique.

Le second moyen soulevé par la requérante n’a pas retenu longuement l’attention de la Cour qui a considéré que le fait que le devis quantitatif et estimatif des prestations annuelles figurant en annexe à l’acte d’engagement renvoie au prix d’une prestation de l’autre marché de substitution passé simultanément ne constitue pas une irrégularité entachant la validité du premier marché de substitution, le prix étant suffisamment déterminable.

Enfin, la société requérante alléguait également que les prix unitaires relevés dans chacun des marchés de substitution excédaient largement ceux des marchés initiaux.

Toutefois, la Cour relève que le simple constat d’une différence de prix n’est pas suffisant à faire regarder comme illégale l’attribution du marché de substitution, ni comme illicites les prix convenus et constate également que le pouvoir adjudicateur a justifié ces surcoûts par le mauvais entretien des installations par la société requérante, entraînant ainsi une évaluation à la hausse des prix d’entretien et de renouvellement.

La Cour relève aussi qu’aucun des moyens soulevés par la société titulaire du marché résiliés n’était de nature à fonder sa demande d’annulation des marchés de substitution.

Ainsi, l’entreprise dont le marché a été résilié, a intérêt à contester la validité du marché de substitution en sa qualité de tiers à ce marché, mais doit veiller à démontrer concrètement que la procédure de passation ou l’une des clauses de ce marché de substitution a lésé ses intérêts de manière suffisamment directe et certaine afin de disposer d’une chance d’obtenir l’annulation de ce marché par le juge du contrat.

Laurent FRÖLICH et Justine DEUBEL Cabinet Laurent FRÖLICH [->www.clfavocats.fr]