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Artistes de la musique : Qui détient les droits sur les enregistrements ? Par Johanna Bacouelle, Docteur en droit.
Parution : lundi 23 septembre 2019
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Dans l’industrie musicale, les rapports entre les artistes et les labels sont parfois conflictuels. Au fur et à mesure de la relation, les artistes-interprètes qui ont cédé leurs droits de propriété intellectuelle peuvent se sentir dépossédés de leur travail, de surcroît lorsqu’ils sont également auteurs-compositeurs.
L’objet de cet article est de revenir sur les pratiques contractuelles du secteur musical en France et sur les différentes affaires qui ont opposé des artistes à leurs maisons de disques.

Aux États-Unis, de nombreux auteurs ont justement manifesté le souhait de récupérer leurs droits en invoquant notamment la possibilité de résilier leur contrat au bout de 35 ans d’exploitation.
Dernièrement c’est la chanteuse Taylor Swift, opposée à son ancien label Big Machine, qui a mis en lumière les difficultés rencontrées par les artistes.
Cette affaire est l’occasion de revenir sur certaines pratiques contractuelles du secteur musical en France et sur les différentes affaires qui ont opposé des artistes à leurs maisons de disques.

Un cadre contractuel particulier : entre droit du travail et droit de la propriété intellectuelle.

Dans notre système juridique, la question se pose sous un angle différent car les artistes sont assimilés à des salariés par la loi. Le contrat d’enregistrement conclu entre l’artiste-interprète et le producteur est présumé être un contrat de travail [1]. Il s’agit toutefois d’un contrat de travail particulier, car, parallèlement, l’artiste conclut une cession de droits voisins. Par cette clause, l’artiste autorise le producteur à fixer son interprétation et à la communiquer au public. Il faut donc bien prendre soin de distinguer les deux aspects du contrat qui sont indépendants [2] . La seule conclusion du contrat de travail ne permet pas au producteur d’exploiter les enregistrements. C’est uniquement en vertu de la cession de droits et selon les règles prévues par le Code de la propriété intellectuelle qu’il est autorisé à le faire [3].

La question de la propriété des masters.

Dans plusieurs affaires, des artistes ont demandé la rupture de leurs contrats d’enregistrement. L’affaire qui avait opposé Johnny Hallyday à Universal Music avait été très commentée. L’artiste demandait la rupture du contrat qui le liait à sa maison de disques depuis plus de 40 ans [4].
À cette occasion, la Cour de cassation devait répondre à deux questions principales : à qui appartiennent les masters une fois que le contrat est rompu ? Le producteur peut-il poursuivre l’exploitation des enregistrements ?

Le master ou bande-mère désigne l’enregistrement original à partir duquel une œuvre est dupliquée. Lorsque l’on parle de propriété du master, il faut distinguer deux choses. Si l’on vise le master en tant qu’objet matériel (bien meuble), on parle de propriété corporelle et dans ce cas ce sont les règles du Code civil qui s’appliquent. Il ne faut pas confondre cela avec la question des droits d’exploitation dont le producteur dispose sur les enregistrements et qui relève de la propriété incorporelle.
Les deux types de propriété sont indépendantes [5]. Cela signifie que détenir la propriété matérielle des masters ne permet pas pour autant de les exploiter. Pour cela, il faut avoir la qualité de producteur au sens de l’article L. 213-1 du CPI et être cessionnaire des droits voisins de l’artiste.

Sans surprise, le producteur est généralement désigné dans le contrat comme le propriétaire des masters. Cela est légitime dans la mesure où il est celui qui a pris l’initiative, la responsabilité des enregistrements et les a financés [6]. Lorsqu’il n’assume aucun risque financier, ledit producteur ne devrait donc pas s’attribuer la propriété des masters.
Nous soulignons que dans les rapports entre l’auteur et l’éditeur, la question de la propriété du support matériel de l’œuvre est en partie réglée par différentes sources. La loi prévoit tout d’abord que sauf disposition contraire, « l’objet de l’édition fournie par l’auteur reste la propriété de celui-ci » [7]. Le code des usages et bonnes pratiques de l’édition musicale précise également que la cession du support matériel éventuellement consentie par l’auteur peut être accordée gratuitement ou moyennant une rémunération, « notamment lorsque le support matériel cédé permet l’exploitation de l’œuvre sans autre investissement de l’éditeur pour utiliser le master fourni » [8].

Exemples de clauses contractuelles qui s’appliquent au terme du contrat.

Au terme du contrat d’enregistrement, l’artiste n’est plus lié par la clause d’exclusivité généralement prévue. Il n’est donc plus tenu d’enregistrer auprès du producteur avec lequel il s’était engagé. Pour autant, il n’est pas totalement libéré. Certaines clauses vont continuer à s’appliquer [9].

La clause relative à la propriété des masters et la clause back-catalogue.

Le contrat prévoit généralement que le producteur reste propriétaire des masters à l’expiration du contrat.
Parallèlement, il est prévu dans ce que l’on appelle « la clause back-catalogue » que le producteur demeure cessionnaire exclusif des droits d’exploitation sur les enregistrements (pour la durée des droits voisins). À ce titre, il peut continuer d’exploiter les enregistrements par exemple dans des best-of, compilations et sous réserve bien entendu de respecter le droit moral de l’artiste. Si la question de la propriété des masters et la clause back-catalogue sont généralement appréhendées dans une même clause, il faut bien les distinguer.
Comme nous l’avons vu précédemment, il ne faut pas confondre propriété corporelle et incorporelle.

La clause catalogue.

La plupart des contrats prévoit une clause catalogue qui interdit à l’artiste de réenregistrer les titres (publiés ou non) pour son propre compte ou le compte d’un autre producteur et pendant une certaine période (entre 5 et 7 ans) après la fin de la période d’exclusivité ou à compter de la publication de chaque enregistrement. Cela est justifié dans la mesure où le producteur protège un investissement (qui doit donc être établi). Il a pu aussi accorder des avances à l’artiste. Il faut donc qu’il puisse exploiter paisiblement les enregistrements. Si l’on considère que la clause catalogue s’apparente à une clause de non-concurrence (ce qui est discuté), il faudrait admettre qu’elle remplisse les mêmes conditions de validité et notamment qu’elle soit assortie d’une contrepartie financière [10].
Au terme de la clause catalogue, il arrive que certains artistes réenregistrent leurs titres qui viennent d’une certaine façon « concurrencer » les premières versions. Enfin, comme tout se négocie (sauf le droit moral), les parties peuvent convenir de ne pas appliquer la clause. L’artiste peut être autorisé à réenregistrer les titres en contrepartie du paiement par le nouveau producteur d’une redevance compensatrice (dite « override ») et généralement après un certain délai.

Rupture du contrat : résolution ou résiliation.

Le contentieux qui a opposé les artistes aux maisons de disques a mis en relief la double nature du contrat de l’artiste, à la fois contrat de travail et contrat de cession de droits voisins. Surtout, la jurisprudence a précisé les conséquences de la rupture du contrat d’enregistrement sur le contrat de cession de droits voisins.

Il faut distinguer deux situations aux effets radicalement opposés. Dans l’hypothèse où l’artiste demande la résiliation (amiable ou judiciaire [11]) du contrat, la jurisprudence considère que cela n’a d’effets que pour l’avenir de sorte que la cession de droits consentie antérieurement n’est pas remise en cause, sauf si les parties en avaient convenu différemment. Autrement dit, même si le contrat d’enregistrement est rompu (y compris aux torts du producteur), la cession de droits continue de produire des effets. Le producteur reste cessionnaire des droits patrimoniaux de l’artiste et peut continuer d’exploiter les enregistrements anciens.

À l’inverse, la jurisprudence a considéré, dans l’affaire qui opposait MC Solaar à Universal Music, que dans l’hypothèse où l’artiste demande la résolution du contrat, cela a des effets rétroactifs. Dans ce cas, on fait comme si aucune relation contractuelle n’avait existé entre les parties. Le producteur ne dispose plus des droits de l’artiste et doit lui remettre les masters. Toutefois, même s’il récupère les masters, l’artiste n’est pas autorisé à les exploiter. Il n’en devient pas propriétaire pour autant. En revanche, on pourrait considérer, mais cela est discuté, que puisque le contrat est censé n’avoir jamais existé, la clause catalogue ne peut s’appliquer. Ainsi, l’artiste serait libre de réenregistrer les titres.

Ces différentes affaires montrent l’importance pour les artistes de bien mesurer la portée des clauses contractuelles, d’autant qu’elles sont susceptibles de les engager sur le long terme. Évidemment, les artistes, surtout en début de carrière, ne disposent pas toujours de la faculté de négocier les termes du contrat. Compte-tenu de ce rapport de force déséquilibré, le législateur intervient pour protéger les artistes, notamment en encadrant davantage les contrats [12].
Des mécanismes spécifiques de résiliation du contrat sont également prévus par le CPI mais, comme nous l’avons vu, la résiliation présente des limites [13].

D’autres modèles contractuels ont été envisagés mais il est apparemment difficile de concilier en pratique les intérêts des producteurs et la liberté des artistes. Quoi qu’il en soit, le modèle du contrat d’artiste tend à disparaître. La question de la propriété des masters est amenée à moins se poser. Le streaming a modifié la donne et les artistes aspirent à plus d’indépendance en s’auto-produisant. Dans ce cas, les artistes sont propriétaires des masters des enregistrements et ils les exploitent en signant un contrat de licence avec un label ou un contrat de distribution. Cela présente certes un intérêt financier mais c’est aussi et surtout le moyen pour les artistes de la musique de rester libres et maîtres de leur travail.

Johanna Bacouelle Docteur en droit & Artiste Auteur : Les droits du musiciens, éd. La lettre du Musicien Pour me suivre: [->https://twitter.com/johannabackwell]

[1Art. L. 7121-3 du Code du travail.

[2Art. L. 212-10 du CPI.

[3Art. L. 212-3 et s. du CPI.

[4Cass. Soc., 20 déc. 2006, Juris-Data n° 2006-036667, n°05-43.057, J. Ph. Smet dit Johnny Hallyday c/ Sté
Universal Music.

[5Art. L. 111-3 du CPI.

[6Art. L. 213-1 du CPI.

[7Art. L. 132-9 du CPI.

[8(art 3-2 du code des usages de l’édition musicale)

[9Voir aussi lorsque l’artiste est également auteur-compositeur, d’autres dispositions peuvent venir limiter sa liberté dans le cadre du contrat d’édition (art. L. 132-4 du CPI).

[10La clause doit être indispensable à la protection des intérêts légitimes de l’entreprise, limitée dans le temps et l’espace, tenir compte des spécificités de l’emploi du salarié et être assortie d’une contrepartie financière (Cass. soc., 10 juill. 2002, n° 00-45.135, Bull. civ. V, n° 239).

[11Cass. 1re civ., 5 juill. 2006, pourvoi n° 05-10463, aff. Guesh Patti, JurisData n° 2006-034429.

[12Voir par ex. les art. L. 212-10 et s. du CPI introduits par la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016.

[13Les mécanismes sont insuffisants et leur mise en œuvre n’est pas non plus évidente lorsque plusieurs artistes ont participé à l’enregistrement : par ex. l’art. L. 212-3-1 du CPI prévoit que l’artiste peut notifier son intention de résilier le contrat de cession mais cela n’est possible qu’au bout de 50 ans en cas d’inaction du producteur ou l’art. L. 212-12 du CPI prévoit que le juge peut prendre toute mesure appropriée (et donc prononcer la résiliation) en cas d’abus notoire dans le non usage par un producteur des droits qui lui ont été cédés. La transposition de la directive « DANUM » du 17 avril 2019 qui prévoit un droit de révocation ( art. 22) pourraient être l’occasion d’améliorer ces mécanismes ?

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