Village de la Justice www.village-justice.com

Plateforme de jeux vidéo en ligne et droit de revente des utilisateurs : l’affaire Steam. Par Yann Aouidef, Chercheur en droit.
Parution : mardi 24 septembre 2019
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/plateforme-jeux-video-ligne-droit-revente-des-utilisateurs-affaire-steam,32518.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

Le 18 septembre 2019, le Tribunal de grande instance de Paris a annulé l’interdiction de revente des jeux vidéo par les utilisateurs de la plateforme Steam, en s’appuyant sur le droit européen. Au-delà du débat juridique, cette décision remet en cause le modèle d’affaire de ce type de plateforme et annonce l’évolution du secteur vers le cloud gaming.

Steam, la fameuse plateforme de jeux vidéo en ligne du studio Valve Corporation (Half-Life, Counter-Strike, etc.) vient de faire les frais d’une décision de justice interdisant la limitation de la revente des jeux ou des comptes par ses utilisateurs.

Celle-ci, qui ne s’est pas diversifiée dans la fourniture de service ou la revente de données personnelles, a interdit le développement d’un marché de l’occasion synonyme de remise en question de son modèle économique. Charles-Louis Planade [1], un analyste financier spécialisé en la matière, évoque même « l’effondrement de son monopole ». Steam, où gravitent plus de 125 millions d’utilisateurs et plus de 28.000 jeux, se rémunère majoritairement par une commission de 30% prélevée sur les ventes de copies de ces jeux.

Le juge français est cependant venu bouleverser ce modèle en déclarant cette interdiction abusive au profit des gamers qui pourront désormais revendre leur compte ou leurs achats.

A l’origine de ce bouleversement, l’association UFC-Que choisir qui, le 28 décembre 2015, a assigné la société Valve Corporation aux fins d’annulation des clauses abusives contenues dans les Conditions Générales de sa plateforme Steam [2]. Aux termes d’une décision du 17 septembre 2019, le TGI de Paris a considéré que la clause d’interdiction de revente était abusive dans la mesure où l’acquisition d’un jeu via Steam constitue un achat, « réalisé moyennant un prix déterminé à l’avance et versé en une seule fois par l’utilisateur », et non une « souscription » à une licence d’utilisation, comme le soutenait Valve Corporation, permettant l’application du principe d’épuisement des droits de distribution.

Ce principe d’épuisement du droit de distribution, consacré par le juge européen en 1971, limite le pouvoir de contrôle du titulaire des droits sur une œuvre à l’issue de sa mise sur le marché, et vise à concilier protection de la propriété intellectuelle et libre circulation des marchandises. En revanche, il ne s’applique ni à la location, ni aux services accessibles en ligne.

La jurisprudence et les directives EUCD et Computer Programs ont d’abord appliqué ce principe aux seuls supports matériels des oeuvres - cartouches de jeux, disquettes, CD - avant d’étendre en 2012 la notion aux supports immatériels, incluant le téléchargement de jeux vidéo. C’est donc dans la lumière du droit européen que le juge français a considéré que « le titulaire du droit concerné (Steam) ne peut plus s’opposer à la revente de cette copie (ou exemplaire) même si l’achat initial est réalisé par voie de téléchargement ».

Cette jurisprudence est applicable à toutes les plateformes de distribution de jeux en ligne, avec trois conséquences :
- la mise en conformité juridique des conditions générales au regard du droit européen et du code de la consommation et ;
- la mise en conformité technique du service permettant aux utilisateurs de revendre effectivement leurs achats sans devoir céder leurs comptes, avec les désagréments associés (transmission de données personnelles ou bancaires, etc.) ;
- la refonte à plus long terme de leur modèle d’affaire fondée sur la vente, pour basculer vers la fourniture de services ou l’abonnement qui - rappelons le - échappent au principe de l’épuisement des droits.

Dos au mur, Valve Corporation n’a pas manqué d’interjeter appel de cette décision, renvoyant l’épilogue de l’affaire à 2020 ou 2021. Dans le même temps, certains développeurs indépendants [3] se sont insurgés, invoquant le risque de faillite de l’ensemble de l’écosystème des plateformes de contenus en ligne au profit des nouvelles plateformes de streaming de jeux vidéo (Google Stadia, Apple Arcade, Xbox Game Pass, PlayStation Now…).

Au-delà du débat juridique, cette décision s’inscrit dans l’évolution du secteur de la vente (téléchargement) à la location (cloud gaming) des jeux vidéo, comparable à l’irruption de Netflix dans le secteur audiovisuel.

Yann Aouidef Chercheur en Droit et Economie (Paris 2 Panthéon Assas) Collaborateur chez ORWL Avocats Membre de l'association Les Maîtres du Game (Barreau de Paris) www.orwl.fr www.lesmaitresdugame.io

[2Lien vers le site ici.

[3Accéder aux échanges ici.