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Intermittents : requalification de 14 ans de CDDU en CDI à temps complet d’un ingénieur du son. Par Frédéric Chhum, Avocat.
Parution : mardi 1er octobre 2019
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Le salarié, intermittent du spectacle avait été employé 14 ans de CDDU en qualité d’ingénieur du son au sein d’une société de production.
Le recours au CDDU est-il justifié lorsqu’une société de production emploie un intermittent du spectacle pendant 14 années ?
L’emploi d’ingénieur du son relève t’il de l’activité normale et permanente de l’entreprise ou est ce un emploi par nature temporaire ?
Telle était la question que la Cour d’appel de Versailles devait trancher.

Le 30 décembre 2015, le Conseil de prud’hommes en départage avait débouté le salarié de sa demande de requalification des 14 ans de contrats successifs d’ingénieur du son en CDI.

Dans un arrêt du 11 septembre 2019, la Cour d’appel de Versailles, infirme le jugement du conseil de prud’hommes et requalifie les CDDU en CDI à temps complet et considère que la rupture s’analyse en un licenciement sans cause.

1) Faits et procédure.

Depuis le mois de décembre 2000, M. X a été embauché en qualité de chef opérateur prise de son par de multiples contrats à durée déterminée d’usage qui se sont succédé jusqu’en juin 2015, soit au profit de la société Elephant et cie, soit au profit de la société Elephant adventures,

A compter de la création de cette société en 2011, travaillant de manière quasi exclusive sur les reportages de l’émission 7 à 8 diffusée par la chaîne de télévision TF1.

Le 21 juillet 2014, il a saisi le conseil de prud’hommes de Boulogne-Billancourt pour demander essentiellement la requalification des contrats à durée déterminée en contrat à durée indéterminée, faire reconnaître le co-emploi, obtenir la résiliation judiciaire du contrat de travail et obtenir diverses indemnités au titre de l’exécution et de la rupture du contrat de travail.

La société Elephant et cie comme la société Elephant adventures employaient au moins onze salariés au moment des faits et appliquaient la convention collective nationale de la production audiovisuelle du 13 décembre 2006.

Par jugement de départage du 30 décembre 2015 auquel il convient de se reporter pour l’exposé des faits, prétentions et moyens antérieurs des parties, le conseil de prud’hommes de Boulogne-Billancourt, section encadrement, a :
- dit qu’il n’y a pas de situation de co-emploi entre M. X d’une part, et, d’autre part, la société Elephant et cie et la société Elephant adventures,
- mis la société Elephant adventures hors de cause,
- dit n’y avoir lieu à requalification en CDI de la relation contractuelle de M. X avec la société Elephant et cie,
- dit que la société Elephant et cie a commis des manquements en matière de repos hebdomadaire et de durée maximale hebdomadaire du travail,
- condamné la société Elephant et cie à verser à M. X, avec intérêts au taux légal à compter du jugement, les sommes de :
2 500 euros à titre de dommages-intérêts pour manquement à l’obligation de repos hebdomadaire,
2 500 euros à titre de dommages-intérêts pour dépassement de la durée maximale hebdomadaire du travail,
- débouté les parties du surplus de leurs demandes,
- condamné la société Elephant et cie à verser à M. X la somme de 1.200 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
- ordonné l’exécution provisoire sur le fondement de l’article 515 du code de procédure civile,
- condamné la société Elephant et cie aux dépens.

M. X a régulièrement relevé appel du jugement le 16 février 2016.

2) Arrêt de la Cour d’appel de Versailles du 11 septembre 2019.

La Cour d’appel de Versailles :

. Infirme le jugement sauf en ce qu’il a débouté M. X de sa demande en nullité du licenciement et des demandes en découlant : réintégration, indemnité pour licenciement nul, rappel de salaire et congés payés y afférents, de ses demandes de rappel des heures supplémentaires et congés payés y afférents, indemnité pour travail dissimulé, rappel de salaire en raison de la diminution fautive du nombre de jours de travail et en ce qu’il a mis hors de cause la société Elephant adventures, et statué sur l’article 700 du code de procédure civile et les dépens ;

. Requalifie les contrats à durée déterminée d’usage conclu entre M. X et la société
Elephant et cie en contrat à durée indéterminée à effet au 20 décembre 2000 ;

. Dit que le contrat de travail est à temps complet à compter du mois de novembre 2009 ;

. Condamne la société Elephant et cie à payer à M. X la somme de 25 112,95 euros brut outre 2 511,29 euros brut au titre des congés payés y afférents à titre de rappel de salaire sur temps plein pour la période comprise entre les mois de novembre 2009 et le 6 juin 2015 ;

. Condamne la société Elephant et cie à payer à M. X la somme de 2 344,13 euros net à titre d’indemnité de requalification ;

. Dit que la rupture de la relation contractuelle s’analyse comme un licenciement sans cause réelle et sérieuse au 6 juin 2015 ;

Condamne la société Elephant et cie à payer à M. X les sommes de :
- 4.688,26 euros brut au titre de l’indemnité compensatrice de préavis outre 468,82 euros
brut au titre des congés payés y afférents,
- 8.399,70 euros au titre de l’indemnité conventionnelle de licenciement,
- 25.000 euros net à titre d’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

2.1) Sur l’exécution de la relation de travail.

2.1.1) Sur la requalification des contrats à durée déterminée en contrat à durée indéterminée.

La Cour d’appel rappelle que s’il résulte de la combinaison des articles L.1242-1, L.1242-2, L.1245-1 et D. 1242-1 du code du travail que, dans les secteurs d’activité définis par décret ou par voie de convention ou d’accord collectif étendu, certains des emplois en relevant peuvent être pourvus par des contrats à durée déterminée lorsqu’il est d’usage constant de ne pas recourir à un contrat à durée indéterminée en raison de la nature de l’activité exercée et du caractère par nature temporaire de ces emplois et que des contrats à durée déterminée successifs peuvent, en ce cas, être conclus avec le même salarié, l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée conclu le 18 mars 1999, mis en œuvre par la directive n° 1999/70/CE du 28 juin 1999, en ses clauses 1 et 5, qui a pour objet de prévenir les abus résultant de l’utilisation de contrats à durée déterminée successifs, impose de vérifier que le recours à l’utilisation de ces contrats est justifié par des raisons objectives qui s’entendent de l’existence d’éléments concrets établissant le caractère par nature temporaire de l’emploi.

Ainsi, la détermination par accord collectif de la liste précise des emplois pour lesquels il peut être recouru au contrat de travail à durée déterminée d’usage ne dispense pas le juge, en cas de litige, de vérifier concrètement l’existence de ces raisons objectives, contrairement à ce que soutiennent les intimées.

En l’espèce, la Cour relève qu’il n’est pas contesté que les sociétés Elephant et cie et Elephant adventures ont une activité dans le secteur de l’audiovisuel qui relève des dispositions des articles L.1242-2 et D.1242-1 mentionnés ci-dessus et que la convention collective de l’audiovisuel permet le recours aux contrats à durée déterminée d’usage pour les fonctions de chef opérateur son exercées par M. X.

Par ailleurs, il ressort des pièces versées aux débats et notamment des dizaines de contrats à durée déterminée d’usage conclus entre les parties ainsi que des fiches de paie de M. X que ce dernier a été engagé dans le même emploi de chef opérateur son de façon régulière entre le 20 décembre 2000 et le 5 juin 2015 à hauteur de plus de 800 jours de travail sur cette période, avec des périodes intercalaires, que son travail consistait à assurer la prise de son à l’occasion d’un tournage, et principalement mais non exclusivement, pour l’émission 7 à 8 diffusée hebdomadairement depuis 18 ans sur TF1, que cette activité de chef opérateur son était ainsi rattachée à une activité pérenne de l’entreprise qui, s’agissant de la société Elephant et cie produit des émissions de télévision pour un diffuseur ou éditeur de programmes sur ses antennes.

Dans ces conditions, l’ensemble des contrats en cause avait bien pour objet de pourvoir durablement un poste lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise et l’employeur ne justifie pas de l’existence d’éléments concrets établissant le caractère par nature temporaire de l’emploi de chef opérateur son en litige ;

En conséquence, la Cour conclut que M. X est fondé à demander la requalification de sa relation de travail en contrat à durée indéterminée et le jugement qui rejette cette prétention sera infirmé.

Par l’effet de la requalification des contrats à durée déterminée, le salarié est réputé avoir occupé un emploi à durée indéterminée depuis le jour de son engagement par un contrat à durée déterminée depuis le 20 décembre 2000.

2.1.2) Sur le co-emploi.

M. X soutenait que la société et Elephant et cie et la société Elephant adeventures étaient ses coemployeurs dans la mesure où elles agissaient comme son unique employeur, qu’elles étaient totalement confondues (mêmes dirigeants, même activité, même adresse, même locaux) et qu’il travaillait indifféremment pour l’une ou l’autre d’entre elles, les 2 sociétés bénéficiant d’un effectif commun de salariés et partageant le même service de comptabilité.

Les sociétés intimées concluent au débouté et à la confirmation du jugement de ce chef.

Une société faisant partie d’un groupe ne peut être considérée comme un co-employeur à l’égard du personnel employé par une autre, hors l’existence d’un lien de subordination, que s’il existe entre elles, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l’état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une confusion d’intérêts, d’activités et de direction se manifestant par une immixtion dans la gestion économique et sociale de cette dernière.

En l’espèce, le partage de moyens matériels ou administratifs allégué et non contredit par les
sociétés intimées qui répond à une communauté d’intérêts économiques et financiers ne suffit pas à caractériser l’immixtion dans la gestion économique et sociale de l’une des sociétés vis-à-vis de l’autre.
La cour confirmera le jugement en ce qu’il n’a pas retenu le co-emploi et retiendra donc que M.

2.1.3) Sur l’indemnité de requalification.

La Cour fait droit à la demande d’indemnité de requalification présentée par M. X, à hauteur de la somme de 2 344,13 euros net sur la base du salaire mensuel brut retenu par la cour comme il sera dit ci-après. Le jugement sera infirmé sur ce point et la société Elephant et cie condamnée au versement de cette somme

2.1.4) Sur la durée du travail.

M. X sollicite également la requalification de son contrat à temps partiel en temps plein en faisant valoir que la durée légale de travail a été dépassée en novembre 2009 à hauteur de 152 heures comme cela ressort effectivement des bulletins de salaire émis par la société Elephant et cie qui font apparaître pour le mois une durée totale de travail de 152,5 heures de travail.

Dans ce cas, en application de l’article L. 3123-17 du code du travail, lorsque le recours par un employeur à des heures complémentaires a pour effet de porter fut-ce pour une période limitée à un mois la durée de travail d’un salarié au-delà de la durée légale du contrat de travail, le contrat est réputé conclu à temps complet.

La cour requalifiera donc le contrat à durée indéterminée à temps partiel de M. X en contrat à temps complet à compter du mois de novembre 2009.

Pour les périodes antérieures, la demande de requalification sera rejetée dès lors que M. X était engagé pour des durées de 8 heures par jour correspondant donc un temps complet de sorte qu’il ne peut se prévaloir des dispositions relatives à l’absence de mention de la répartition de ses horaires de travail étant rappelé que la cour a retenu qu’il ne justifiait pas se tenir à la disposition de l’employeur pour les périodes d’inter-contrat.

2.2) Sur les demandes de rappel de salaire.

M. X sollicite des rappels de salaire pour un temps complet sur la base d’un salaire reconstitué de 4 000 euros brut qu’il estime équitable.

La Cour fixe sont salaire à temps plein à 2 298,17 euros brut pour un CDI de 35 heures,
- à compter du mois de juillet 2012.

Dès lors, compte tenu des sommes déjà perçues telles qu’évaluées par le salarié dans ses conclusions, bulletins de salaire à l’appui, la société Elephant et cie sera condamnée à lui payer la somme totale de 25 112,95 euros brut se décomposant de la façon suivante :
- 2015 et jusqu’au 6 juin 2015 : 7.982,59 euros brut ;
- 2014 : 17 130,36 euros brut ;
- 2013, 2012, 2011, 2010, 2009 : aucune somme n’est due, M. X, ayant perçu en travaillant en contrat à durée déterminée d’usage, plus que ce qu’il aurait perçu dans le cadre d’un contrat à durée indéterminée, étant rappelé que la convention collective prévoit une rémunération majorée au titre du contrat à durée déterminée d’usage afin de compenser la précarité d’emploi du travailleur.

La société Elephant et cie sera également condamnée à payer à M. X la somme de 2 511,29 euros brut au titre des congés payés y afférents, le jugement est donc infirmé de ces chefs de demande.

2.3) Sur la rupture du contrat de travail : nullité de la rupture ou licenciement sans cause ?

Compte tenu de la requalification ordonnée par la cour le terme du dernier contrat déterminé s’analyse comme un licenciement, à défaut d’écrit notifiant les motifs de la rupture de la relation du travail, la rupture du contrat de travail est donc intervenue à la date d’expiration de ce contrat le 6 juin 2015.

2.3.1) Sur la demande de nullité du licenciement et les demandes en découlant .

M. X soutient que le licenciement est nul pour violation de sa liberté fondamentale d’ester en justice, faisant valoir qu’il n’a plus été engagé après le 6 juin 2015 parce qu’il avait saisi en juillet 2014 le conseil de prud’hommes afin d’obtenir la requalification de ses contrats de travail.

Cette demande sera rejetée dès lors que le lien entre la saisine du conseil de prud’hommes et le licenciement survenu près d’un an plus tard n’est pas établi d’autant que M. X n’établit pas qu’il se tenait à disposition de l’employeur après le 6 juin 2015 comme il a été dit plus haut et que celui- ci communique d’ailleurs aux débats un article de presse faisant état du nouveau métier de cuisinier de M. X.

La cour confirme donc le jugement en ce qu’il a débouté M. X de sa demande de nullité du licenciement et des demandes en découlant (indemnité pour licenciement nul, réintégration et rappels de salaire et les congés payés afférents).

2.3.2) Sur les conséquences du licenciement sans cause réelle et sérieuse.

La cour dira donc le licenciement sans cause réelle et sérieuse et infirmera le jugement de ce chef.

Sur la base d’un salaire à temps complet de 2 344,13 euros brut, la société Elephant et cie sera condamnée à verser à M. X les sommes suivantes :
- 4.688,26 euros brut au titre de l’indemnité compensatrice de préavis outre 468,82 euros brut au titre des congés payés y afférents, le délai-congé étant fixé à deux mois en application de l’article V1 de la convention collective.
- 8.399,70 euros au titre de l’indemnité conventionnelle de licenciement sur la base d’une ancienneté de 14 ans et 8 mois, préavis inclus et d’un salaire de référence de 2 344,13 euros brut.

2.3.3) S’agissant de l’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Elle est due en application de l’article L. 1235-3 du code du travail dans sa version applicable au litige et ne peut être inférieure aux salaires des 6 derniers mois.

Eu égard à l’ancienneté du salarié, à son âge au moment du licenciement (né en 1973), au montant de la rémunération des 6 derniers mois, à ce qu’il justifie de sa situation postérieure au licenciement, son préjudice sera pleinement réparé par l’allocation d’une somme de 25.000 euros net. La société Elephant et cie est condamnée au paiement de cette somme et le jugement est infirmé de ce chef.

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l\'ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021) CHHUM AVOCATS (Paris, Nantes, Lille) [->chhum@chhum-avocats.com] www.chhum-avocats.fr http://twitter.com/#!/fchhum