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Droit boursier : la technique de la bouilloire. Par Alexandre Peron, Avocat.
Parution : mercredi 2 octobre 2019
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L’Autorité des marchés financiers (AMF) à publier le 6 septembre 2019, un nouveau communiqué visant à alerter d’un phénomène de fraude de grande ampleur dénommé « Technique de la bouilloire ».
Le gendarme de la bourse n’en est pas à sa première alerte puisque le 1er juin 2018, elle avait déjà lancé une alerte suite à des signalements lui indiquant que des recommandations d’achat suspectes étaient émises sur des actions côtés sur Euronext Access.

En réalité, la fraude, car il s’agit bien d’une fraude, existe depuis des années car déjà dans son rapport annuel de 2017, l’AMF en faisait état. Toutefois, le phénomène semble à nouveau s’intensifier ces derniers mois.

I. La « technique de la bouilloire », qu’est que c’est ?

La notion est multi-facette dans la mesure où elle fait à la fois référence à un délit relevant du droit pénal boursier, à savoir la manipulation de cours et à une technique punie par l’article L.132-11 du Code de la consommation d’une peine d’amende d’un montant de 300.000 euros et d’une peine d’emprisonnement de 2 ans, à savoir « les pratiques commerciales agressives ».
Il est néanmoins possible de définir la notion comme étant une « technique de manipulation des cours, ayant pour objectif de faire augmenter artificiellement une valeur peu liquide, et ce dans le but de la revendre à un prix plus élevé en escroquant des investisseurs attirés par la hausse artificielle de la valeur leur ayant été présentée de manière très oppressante comme une valeur sur laquelle il faut investir au plus vite. Ces derniers, convaincus qu’un processus de hausse durable est en marche, investissent en masse, créant une bulle financière fictive qui lorsqu’elle craque, amènent les escrocs à revendre leurs titres au prix fort et disparaître »

Il convient donc d’étudier trois éléments constitutifs de cette technique.

1) La manipulation de cours.

Par définition, spéculer en bourse, consiste à agir sur le marché au regard des fluctuations possibles de cours. Ainsi, la spéculation et « jouer » avec la volatilité des cours de bourse n’est pas intrinsèquement illicite dans la mesure où ceci représente l’esprit même de la bourse.
En ce sens, la Cour d’appel de Paris en 1984 (CA Paris, 28 juin 1984 : RTD com. 1985, p. 203), s’était prononcée de la manière suivante : « la spéculation n’est pas en elle-même constitutive d’un délit, sauf en cas de manipulation de cours ».
Il faut noter que le délit de manipulation des cours est historiquement le plus ancien délit boursier, celui-ci remontant au XIXème siècle et notamment aux dispositions du Code napoléonien qui prévoyait déjà la répression des actes se trouvant en violation des « règlements relatifs aux manufactures, au commerce et aux arts ».

Malgré son encrage certain dans l’histoire, le délit ne va pas connaître la même évolution que d’autres délits du droit pénal boursier. Ce n’est qu’à partir de 2003 et sous l’impulsion de l’AMF s’imposant comme autorité de régulation travaillant désormais en lien étroit avec le juge pénal, que le délit de manipulation de cours va être considéré et globalement se diversifier en plusieurs délits dits de « manipulation de marché », et ce notamment après la réforme du système relatif aux abus de marché issue de la loi du 21 juin 2016.

Dès lors, lorsqu’il est fait référence à la manipulation de cours, il faut se référer plus largement aux manipulations de marché résultant de la diffusion d’informations fausses ou trompeuses, délit prévu à l’article L. 465-3-2 du Code monétaire et financier qui dispose :
« Est puni des peines prévues au A du I de l’article L. 465-1 le fait, par toute personne, de diffuser, par tout moyen, des informations qui donnent des indications fausses ou trompeuses sur la situation ou les perspectives d’un émetteur ou sur l’offre, la demande ou le cours d’un instrument financier ou qui fixent ou sont susceptibles de fixer le cours d’un instrument financier à un niveau anormal ou artificiel ».

Il y a donc deux éléments à retenir :
- La diffusion d’informations fausses ou trompeuses, ceci constituant l’acte matériel du délit ;
- Impacter anormalement ou artificiellement, par la diffusion de ces informations, le cours d’un instrument financier, ceci constituant la conséquence de l’acte matériel caractérisant aussi le lieu où le délit doit avoir été consommé pour pouvoir relever de la qualification d’abus de marché.

La première décision de la Commission des sanctions de l’AMF, en matière de manipulation de cours date du 7 avril 2005 avec l’affaire « Naf-Naf ».

Les techniques utilisées pour fausser la véracité des informations diffusées au sujet du cours d’un instrument sont multiples dont notamment la technique dite de la « bouilloire ». Ainsi, la manipulation de cours n’est qu’un élément de la technique qui associe deux autres éléments.

2) Les pratiques commerciales agressives.

Par nature, une pratique commerciale peut se révéler insistante sans pour autant être qualifiée d’agressive ou de déloyale. La notion de « pratiques commerciales agressives » est définie aux articles L 121-6 et L 121-7 du Code de la consommation.

Ainsi, toute pratique sera qualifiée « d’agressive » au sens légal du terme lorsqu’en raison de sollicitations multiples et répétées avec une insistante particulièrement étouffante ou même en faisant usage d’une contrainte physique ou morale :

1° Elle altère ou est de nature à altérer de manière significative la liberté de choix d’un consommateur ;
2° Elle vicie ou est de nature à vicier le consentement d’un consommateur ;
3° Elle entrave l’exercice des droits contractuels d’un consommateur (par exemple, celui de mettre fin au contrat ou de changer de produit ou de fournisseur).

L’investisseur qui se trouve dès lors démarché ou approché par une société d’investissement mal intentionnée, peut très rapidement et malgré lui, se trouver dans une situation confinant au harcèlement, le poussant de manière violente et oppressante à investir dans des produits financiers et cela dans un laps de temps très court. Il n’est pas rare que des faits de manipulation psychologique soient constatés dans certains cas.

La DGCCRF livre également une définition de la notion dans sa note de service n° 2009-07 en date du 29 janvier 2009. Il y est indiqué « qu’une pratique commerciale agressive suppose le recours à certains moyens et les effets produits par ces moyens sur le consommateur.
Elle est caractérisée par la pression exercée sur le consommateur afin de le faire céder ou d’orienter ses choix
 ».

A titre d’exemples, les pressions pouvant être subies par les consommateurs et donc les investisseurs, peuvent prendre la forme de sollicitations téléphoniques, de visites à domicile, de messages électroniques, de courriers etc.
Il peut parfois s’agir d’une contrainte physique et/ou morale (chantage, intimidation, menace, séquestration etc).

Dès lors, l’investisseur qui se trouve dans une telle situation et qui se voit présenter une opportunité d’investissement tronquée, en raison du cours fictif de l’instrument financier, peut voir sa liberté de choix et de discernement altérée, son consentement vicié, ses droits contractuels bafoués, son droit à l’information altérée etc.

Ainsi, le fait de se voir proposer un investissement concernant des instruments dont le cours a été manipulé, dans un contexte oppressant et avec des pratiques très agressives, constitue le diptyque déclencheur conduisant l’investisseur à s’en remettre à l’apparente confiance que peut inspirer le professionnel et donc à investir. Et c’est à cet instant que le délit d’escroquerie peut être constaté et boucler la boucle de la « technique de la bouilloire ».

3) L’escroquerie.

Dans le cadre de la "technique de la bouilloire", l’escroquerie est à la fois un élément constitutif et la conséquence finale du point de vue strictement répressif.

En droit pénal français, l’escroquerie est qualifiée d’infraction de commission, c’est-à-dire un délit qui nécessite une action positive.

Dès lors et a contrario, un acte négatif comme une abstention, une omission ou encore un silence, ne saurait constituer des manœuvres frauduleuses, celles-ci requérant l’accomplissement d’un acte positif.

Le Code pénal définit l’escroquerie en son article 313-1 qui dispose que : « l’escroquerie est le fait, soit par l’usage d’un faux nom ou d’une fausse qualité, soit par l’abus d’une qualité vraie, soit par l’emploi de manœuvres frauduleuses, de tromper une personne physique ou morale et de la déterminer ainsi, à son préjudice ou au préjudice d’un tiers, à remettre des fonds, des valeurs ou un bien quelconque, à fournir un service ou à consentir un acte opérant obligation ou décharge ».

Dans le cas de la « technique de la bouilloire », le simple fait pour l’escroc de dissimuler le montant exact du cours des instruments financiers ne saurait constituer le délit d’escroquerie. C’est donc véritablement les actes positifs de manipulation de cours et de pratiques agressives qui constituent l’escroquerie.

Néanmoins, l’escroquerie peut être constituée par un cas « d’abstention dans l’action ». Tel serait le cas dans notre situation, du fait pour l’escroc de ne pas signaler aux investisseurs que le cours des instruments financiers baisse de jour en jour alors que ses manœuvres (actes positifs) consistent notamment à manipuler ce cours pour le gonfler artificiellement.

Enfin, il faut noter que l’escroquerie est une infraction intentionnelle, et ce au même titre que le délit de manipulation de cours et des pratiques commerciales agressives.

II. La « technique de la bouilloire », quelles sanctions ?

La « technique de la bouilloire » est comme nous l’avons vu supra, une technique multifacettes et en ce sens, les sanctions doivent être successivement présentées.
D’une part, concernant le délit boursier de manipulation de cours, il faut se référer aux dispositions de l’article L. 465-1 du Code monétaire et financier au terme desquelles il est indiqué que le délit en question en puni d’une peine d’emprisonnement de 5 ans et d’une amende d’un montant de 100 millions d’euros ou jusqu’à 10 fois le montant de l’avantage retiré sans que l’amende ne puisse être inférieure à cet avantage.

D’autre part, la sanction du délit de pratique commerciale agressive se trouve aux articles L. 121-6, L. 121-7, L. 132-11 et L. 132-12 du Code de la consommation. Ainsi, le fait de mettre en œuvre une pratique commerciale agressive est puni d’une peine d’emprisonnement de deux ans et d’une amende d’un montant 300.000 €. Le montant de l’amende peut être porté, de manière proportionnée aux avantages tirés du manquement, à 10 % du chiffre d’affaires. Le professionnel encoure également une interdiction d’exercer une activité commerciale, et lorsqu’une pratique commerciale agressive a permis la conclusion d’un contrat, celui-ci est nul et non avenu.

Enfin, concernant le délit d’escroquerie, l’article 313-1 du Code pénal dispose en son second alinéa que « l’escroquerie est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 375.000 euros d’amende ».
Notons que malgré l’existence de trois types de sanctions afférentes à chaque délit composant la technique, il ne peut, en droit français, être envisagé d’appliquer ces trois sanctions de manière cumulative. En effet, en raison du principe de non cumul des peines, à la différence du système américain, lorsqu’une personne est reconnue coupable de plusieurs infractions à l’occasion d’une même procédure il ne peut être prononcée que la peine afférente à l’infraction la plus grave, comme en dispose l’article 132-3 du Codé pénal.

Il faut également souligner, comme nous l’avons précisé précédemment, que l’AMF travaille aujourd’hui « main dans la main » avec le juge répressif. Toutefois, en matière boursière, et ce en vertu d’une décision du Conseil constitutionnel en date du 18 mars 2015, le cumul des sanctions administratives et pénales sont interdites. Ce principe de partage des poursuites et non de cumul, a été codifié à l’article L. 465-3-6 du Code monétaire et financier.

En ce sens, et malgré le principe de non partage des poursuites, la France se fait régulièrement épinglée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) comme ce fut le cas dernièrement dans un arrêt rendu le 6 juin 2019, dans lequel la Cour a estimé qu’un analyste financier avait subi un préjudice disproportionné en conséquence de la double poursuite et de la double condamnation, par l’AMF et par les juridictions pénales, pour les mêmes faits. La France a ainsi été condamnée pour violation de l’article 4 du protocole n° 7 de la Convention européenne des droits de l’homme et du principe non bis in idem.

III. Les conseils pratiques.

Nous ne le répèterons jamais assez : « vigilance est mère de sûreté ». Toute personne, qu’elle soit investisseur averti ou non, se doit de ne pas agir à la hâte, de ne pas prendre de décisions irréfléchies et de s’informer.

En ce sens, l’AMF encourage vivement les investisseurs à se rapprocher de son service « épargne infos » permettant d’obtenir tout type d’informations et de mise en garde utiles. Elle précise également qu’il faut toujours :
- vérifier que l’intermédiaire financier qui propose ou conseille des investissements financiers est bien enregistré et/ou autorisé à exercer (vérifier l’identité sociale, le pays d’établissement, l’assurance responsabilité civile, les règles d’organisation, le numéro d’enregistrement de l’AMF…) et dans le cas contraire, ne pas donner suite à leurs sollicitations ;
- en cas d’infraction consommée, un dépôt de plainte auprès du Tribunal de grande instance du lieu de commission de l’infraction est indispensable.

Le bon sens, aussi évident que cela puisse paraitre, doit être considéré comme le « fil d’Ariane » de l’investisseur, en ce sens que toute promesse de rendement élevé sous-entend automatiquement des risques élevés.

De plus, toute société d’investissement qui dans la pratique se livre à des actes « agressifs », en mettant la pression, en étant très insistante voir harcelante, ne livrant aucune explication sur les produits qu’elle propose etc, doit immédiatement être perçue comme suspecte.

Il convient également de s’interroger sur la façon dont est fixée la valeur du produit et sur sa liquidité, c’est-à-dire les modalités de revente du produit et les délais notamment dans le cas où le produit investi est négocié sur un marché où il y a peu de transactions.

Alexandre Peron Avocat à la Cour www.alexandreperonavocat.com
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