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Discrimination et référé article 145 du CPC : une salariée obtient les bulletins de paie de ses 16 collègues. Par Frédéric Chhum, Avocat et Morgane Bocquet, Juriste.
Parution : mardi 5 novembre 2019
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Dans son ordonnance du 17 octobre 2019, le Conseil de prud’hommes de Paris (départage), statuant en référé, ordonne sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile à la société de produire le registre d’entrée et de sortie du personnel (période 2008 à 2018) et les bulletins de paie (période 2016 à 2018) de 16 des collègues de Madame X.

Les parties peuvent interjeter appel de l’ordonnance.

I) Rappel des faits

Madame X a été engagée, à compter du 15 juin 2008, en qualité de Responsable Comptable au sein du service de comptabilité générale de la société Re:Sources France, moyennant un salaire mensuel moyen de 3.667 euros pour un horaire hebdomadaire de 35 heures.

Madame X était placée sous la responsabilité d’un superviseur, Madame Y, elle-même placé sous la responsabilité de Monsieur Z.

A compter de novembre 2009, Madame X était en arrêt maladie pendant 4 mois en raison d’une hospitalisation du fait de la déclaration d’une maladie auto-immune grave et chronique.

A son retour, alors que Madame X reprenait son poste en temps partiel thérapeutique, conformément aux préconisations de son médecin et du médecin du travail, elle découvrait que ses fonctions et son bureau avaient été confiés à un autre salarié.

Aucun avenant de travail à temps partiel n’était régularisé conformément à son temps partiel thérapeutique.

En avril 2013, elle a été classée en invalidité 1ère catégorie et poursuit sa collaboration en « temps partiel invalidité » à compter de juin 2013.

Madame X s’est vue notifier son licenciement pour insuffisances professionnelles le 28 août 2018.

Estimant qu’elle avait été victime d’une discrimination basée sur son état de santé, se manifestant par une absence d’évolution de son salaire depuis plusieurs années, Madame X a saisi le Conseil de prud’hommes de Paris en sa formation de référé le 25 avril 2019 d’une demande communication de pièces par l’employeur.

II) Ordonnance de référé du Conseil de prud’hommes de Paris du 17 octobre 2019 (départage).

Le Conseil de prud’homme de Paris, siégeant en formation de référé, statuant par ordonnance contradictoire et en premier ressort :

Ordonne à la société Re:Sources France de produire les pièces suivantes, dans un délai d’un mois à compter de la notification de la présente décision et sous astreinte globale de 50 euros par jour de retard pendant quatre mois :
- Le registre d’entrée et de sortie du personnel de la société Re:Sources France pour la période 2008/2018 ;
- Les bulletins de paie des années 2016, 2017 et 2018 ainsi que les bulletins de paye des mois de décembre de chaque année depuis leur embauche des 16 salariés visés dans les conclusions de la demanderesse.

Condamne la société Re:Sources France à verser à Madame X une somme de 800 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;

Rappelle que la présente ordonnance est assortie de l’exécution provisoire de plein droit.

1) En droit.

Aux termes de l’article R. 1455-5 du Code du travail, la formation de référé peut, dans la limite de la compétence des conseils de prud’hommes, ordonner toutes les mesures qui ne se heurtent à aucune contestation sérieuse ou qui justifient l’existence d’un différend.

Aux termes de l’article R. 1455-6 du même code, la formation de référé peut toujours, même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ;

Il résultat des dispositions de l’article L. 1132-1 du Code du travail qu’aucun salarié ne peut faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, en raison de son origine, de son sexe, de ses mœurs, de son orientation sexuelle, de son âge, de sa situation de famille ou de sa grossesse, de ses caractéristiques génétiques, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une race, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes.

L’article L. 1142-1 du Code du travail dispose que nul ne peut refuser d’embaucher une personne, prononcer une mutation, résilier ou refuser de renouveler le contrat de travail d’un salarié en considération du sexe, de la situation de famille ou de la grossesse sur la base de critères de choix différents selon le sexe, la situation de famille ou la grossesse.

L’article L. 1144-1 du code du travail dispose que lorsque survient un litige relatif à l’application des dispositions des articles L. 1142-1 et L. 1142-2, le candidat à un emploi ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte fondée sur le sexe, la situation de famille ou la grossesse. Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.

Conformément aux dispositions de l’article 145 du Code de procédure civile, s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de toute intéressé, sur requête ou en référé.

Il est de principe que cette procédure n’est pas limitée à la conservation des preuves et peut aussi tendre à leur établissement.

2) En l’espèce.

Le juge départiteur affirme que :

"En l’espèce, la salariée établit la stagnation de sa rémunération à compter de ses difficultés de santé et justifie avoir formé des réclamations auprès de l’employeur dès l’année 2011, s’étonnant également de l’absence de versement de la prime de bilan qu’elle percevait antérieurement à ses arrêts maladie.

Au vu des éléments versés aux débats, il apparaît que la salariée à une augmentation mensuelle de 40 euros en 2013, à l’occasion de son passage au forfait/jours puis de 50 euros en juin 2018, soit une augmentation mensuelle de 90 euros sur huit ans, dans le cadre d’une augmentation générale.

Cette situation est attestée par la Directrice comptable, Madame Y, qui indique : « Chaque année, les superviseurs évaluaient les collaborateurs de leur équipe et se consultaient annuellement avec Monsieur Z à propos des augmentations de salaires et primes. De 2010 à 2016, j’ai demandé chaque année une augmentation et prime pour Madame X dont j’étais très satisfaite. Monsieur Z rayait systématiquement son nom de la liste (…) et a délibérément bloqué le salaire de Madame X, j’ai constaté qu’il s’acharnait sur elle, c’est la seule salarié que j’ai vue dans l’équipe de la comptabilité générale n’avoir aucune augmentation de salaire pendant de longues années ».

Il apparaît en conséquence que la requérante justifie d’un motif légitime à solliciter la communication de documents afin d’appuyer une éventuelle action sur le fondement de la discrimination, les documents anonymisés produits par l’employeur ne permettant pas de procéder à un examen valable de la situation des salaires".

Le juge départiteur rappelle qu’« il convient de rappeler que le respect de la vie privée des salariés ne saurait constituer en soi un obstacle à l’application des dispositions de l’article 145 dès lors que la mesure sollicitée procède d’un motif légitime et est nécessaire à la préservation des droits de la demanderesse ».

Le Conseil de prud’hommes fait partiellement droit à sa demande et ordonner à la société Re:Sources France de produire les pièces suivantes, dans un délai d’un mois à compter de la notification de la présente décision et sous astreinte globale de 50 euros par jour de retard pendant quatre mois :
- Le registre d’entrée et de sortie du personnel de la société Re:Sources France pour la période 2008/2018 ;
- Les bulletins de paie des années 2016, 2017 et 2018 ainsi que les bulletins de paye des mois de décembre de chaque année depuis leur embauche des 16 salariés visés dans les conclusions de la demanderesse.

Il est alloué à la demanderesse une somme de 800 euros sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile. La société Re:Sources France sera débouté de sa demande à ce titre.

Dans une affaire similaire, dans une ordonnance du 6 avril 2018, le Conseil de prud’hommes de Paris (départage) avait ordonné à France Télévisions de communiquer l’évaluation de carrière de 19 de ses collaborateurs (cf notre article Discrimination : France Télévisions doit communiquer à un journaliste salarié l’évaluation de carrière de ses 19 collègues).

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l\'ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021) CHHUM AVOCATS (Paris, Nantes, Lille) [->chhum@chhum-avocats.com] www.chhum-avocats.fr http://twitter.com/#!/fchhum