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Salariés déguisés : obtenez la reconnaissance de votre contrat de travail. Par Judith Bouhana, Avocat.
Parution : lundi 4 novembre 2019
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Trois millions d’indépendants répertoriés par l’INSEE en 2018, dont 1 sur 5 est économiquement dépendant d’une relation avec un client incluant 4 % d’utilisateurs d’une plateforme numérique (source INSEE : www.insee.fr). Pour ces derniers, le phénomène est d’une telle ampleur que le néologisme « ubérisation » est même rentré dans le langage courant.

De son côté, le législateur tente d’appréhender les prémices d’une protection de ces nouveaux travailleurs (projet de loi d’orientation des mobilités en cours de discussion) dont l’indépendance relative est remise en cause par l’URSSAF qui souhaite redresser Uber considérant les chauffeurs comme des salariés, et par les travailleurs s’estimant victimes d’un salariat déguisé.

L’enjeu est essentiel puisqu’en droit du travail français, le salarié est protégé par des règles d’ordre public dont ne bénéficie pas le travailleur indépendant (temps de travail, salaire minimum, ancienneté, congés payés, procédures disciplinaires, rupture conventionnelle, etc..).
L’employeur d’un salarié doit acquitter toutes les cotisations sociales à l’égard du salarié, alors qu’il ne règlera que des factures au travailleur indépendant.

Si le travailleur indépendant est présumé non salarié, les fraudes des faux indépendants/vrais salariés déguisés sont nombreuses.

Depuis longtemps émerge un contentieux des faux indépendants/vrais salariés déguisés et la construction d’une jurisprudence désormais affirmée selon laquelle les Juges ne s’en tiennent pas à la qualification donnée par les parties aux contrats, mais aux véritables conditions d’exécution de la prestation.

S’il existe un lien de subordination juridique entre le faux salarié et son co-contractant, alors la relation sera requalifiée en contrat de travail avec toutes les conséquences de droit (dont rappels de salaires, règlement des charges sociales, rupture requalifiée en licenciement sans cause réelle ni sérieuse, règlement d’heures supplémentaires, etc…)

En 2018/2019, quasiment aucun secteur n’est épargné par ce salariat déguisé : les mandataires de sociétés, les journalistes, les enseignants, les joueurs professionnels, les assistants de cabinets d’expertises comptables, les prestataires de service de toute sorte, etc…

A la lecture des décisions rendues, la force du contrat de travail est affirmée (A).

Le lien de subordination avec son corollaire - le pouvoir de sanction - est le fil conducteur des requalifications en contrat de travail (B).

A/ La prééminence du contrat de travail révélateur d’une situation de fraude au salariat.

Même en présence d’un contrat de travail initial très ancien, celui-ci constitue un indice fort de salariat déguisé :

1. / Lorsque, après la rupture du contrat de travail, le travailleur exerce son activité dans les mêmes conditions qu’auparavant (Cass. Soc. 9/10/2019 n° 17-26136).

Un salarié avait cumulé pendant 1 an les fonctions de salarié et gérant d’une société filiale d’une société mère.

Son contrat avait été rompu, puis il avait constitué une seconde société dont il était le gérant et facturait des prestations de courtage d’affaires à la même société mère qui avait ensuite rompu son contrat commercial.

La requalification de la relation en contrat de travail ayant été obtenue par le salarié, la société mère forme un pourvoi en cassation rejeté par la Cour de Cassation qui constate :

« Mais attendu que la Cour d’Appel a constaté…que Monsieur X après la fin de son contrat de travail avec la société (mère) avait perçu une rémunération strictement égale et avait continué a exercer les mêmes fonctions en étant soumis aux mêmes règles, qu’il recevait des instructions fréquentes de la société (mère), laquelle organisait son planning, exerçait un contrôle sur son activité et était son unique cliente ; qu’elle a pu en déduire l’existence entre la société mère et Monsieur X d’un lien de subordination caractérisant un contrat de travail… ».

2/ En présence d’un contrat de travail, c’est à l’employeur d’établir que le travailleur n’est pas salarié (Cass. Soc. 25/09/2019 n° 17-31125).

Un Directeur commercial gérant d’une société avait démissionné de ses fonctions de gérant.

Entre temps la société a été mise en liquidation judiciaire et le salarié sollicite en justice le règlement de diverses indemnités contestées par l’assurance de garantie des salaires qui lui dénie la qualité de salarié, suivi par la Cour d’Appel qui considère que le travailleur ne prouve pas sa qualité de salarié et l’existence d’un lien de subordination.

Or, si une présomption de non-salariat existe pour les indépendants, c’est exactement le contraire en droit du travail, protecteur du salarié qui retient que s’il existe un contrat de travail, c’est à celui qui le conteste de l’établir :

« Qu’après avoir constaté que l’intéressé était titulaire d’un contrat de travail écrit…antérieur à sa nomination en qualité de gérant, d’où il résultait que c’était à celui qui soutenait qu’il n’avait pas retrouvé la qualité de salarié, (après la démission de ses fonctions de gérant) d’en rapporter la preuve ».

C’était donc à l’AGS qui contestait au Directeur commercial sa qualité de salarié, de prouver l’absence de lien de subordination et non l’inverse, puisque le Directeur commercial justifiait d’un contrat de travail antérieur à sa nomination comme gérant.

B/ Les indices établissant le lien de subordination en 2018 et 2019.

Pour déceler la fraude des faux indépendants, les Juges utilisent la méthode du faisceau d’indices :

Ils observent les conditions réelles dans lesquelles s’exerce l’activité du travailleur, sans s’arrêter à la dénomination donnée par les parties à leurs relations.

Et en premier lieu, les Juges recherchent l’existence d’un lien de subordination entre le travailleur et son co-contractant.

Quels indices établissent en 2018/2019 ce lien de subordination ?

1/ Le pouvoir de donner des consignes (L’Assistante de Direction de son mari) (Cass. Soc. 27/03/2019 n° 18-10043) :

« Que la Cour d’Appel, qui a relevé que de manière habituelle que Madame X se livrait à des activités liées au fonctionnement courant de l’entreprise que dirigeait son mari, qui sollicitait souvent son assistance et lui donnait des consignes en vue de l’accomplissement de ses tâches et qu’elle assurait sur injonction de celui-ci la communication commerciale de l’entreprise, a légalement justifié sa décision ».

2/ Travailler au sein d’une équipe et d’un service organisé (l’Enseignant d’une école privé) (9/01/2019 n° 17-24023) :

« La direction de l’école déterminait les horaires des cours et des examens, que l’enseignant qui exerçait dans les locaux de la société devait participer à des réunions, le conseil de classe et à la surveillance d’examen, remplir un cahier de texte, communiquer ses plans de cours et que le travail s’effectuait au sein d’une équipe et d’un service organisé, ce dont il résultait que l’intéressé exécutait une prestation de travail dans un lien de subordination ».

3/ La géolocalisation du salarié et le pouvoir de sanction de l’employeur (un livreur à vélos travaillant pour une plateforme) (arrêt du 28/11/2018 n° 17-20079) :

« L’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre de kilomètres parcourus… la société Take Eat Easy disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier… selon il résultait l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation caractérisant un lien de subordination ».
Cet arrêt rendu célèbre comme étant le premier sans doute d’une longue série rendue à l’égard d’une plateforme de commandes en ligne.

4. L’obligation de respecter des directives et un règlement interne (un Joueur Professionnel) (28/11/2019 n°17-20036) :

« Que le joueur était tenu sous peine de sanctions disciplinaires en cas de non-respect du règlement interne du Club…de participer aux compétitions, de s’entraîner, selon les directives du Club, de participer à la politique de formation… qu’elle percevait une indemnité mensuelle de 2.200 € outre les primes de matchs en contrepartie de sa participation, ce dont il résultait que l’intéressé exécutait une prestation de travail dans un lien de subordination, moyennant le paiement d’une rémunération ».

5/ Le respect d’objectifs et des directives de la société (un Professeur de golf) (28/11/2018 n° 17/22670) :

« Examinant les conditions dans lesquelles l’activité était exercée, la Cour d’Appel, qui a relevé que Monsieur X était intégré dans un service organisé et exécutait une prestation de travail sous la direction de la société, laquelle avait le pouvoir de lui donner des directives en fonction des objectifs que celle-ci voulait atteindre et dont il avait à rendre compte, a pu en déduire… l’existence d’un lien de subordination caractérisant un contrat de travail ».

6/ La fourniture des moyens matériels et humains et la fixation des tarifs par la société (un Organisateur de saut en parachute) :

« Les interventions de l’intéressé étaient déterminées par la société qui lui fournissait les moyens matériels et humains, fixait les tarifs, contrôlait le bon déroulement des prestations et encadrait les moniteurs en disposant d’un pouvoir de sanctions, et notamment d’exclusion, à l’égard de ceux qui ne donnaient pas satisfaction, la Cour d’Appel en a exactement déduit… l’existence d’un lien de subordination ».

7/ Le nom du travailleur sur les courriels, le papier à entête et les cartes de visites de la société et le pouvoir de contrôle de la société : (concernant un Agent commercial) (14/02/2018 n°16-16640) :

« Ayant constaté que l’intéressé travaillait dans les locaux de la société, apparaissait sur ses courriers, sont papier à lettres et ses cartes de visite comme appartenant à cette dernière, était intégré dans l’organisation du travail de celle-ci, exerçait son activité sous les ordres et le contrôle du Président auquel il rendait des comptes percevant une rémunération fixe ».

8/ L’accomplissement du même travail sans autonomie que la collègue salariée exerçant les mêmes fonctions (une Journaliste d’un magasine Mode) (17/05/2018 n°16-26103) :

Contrairement aux Pigistes qui assurent des prestations ponctuelles, le Journaliste professionnel est présumé travailler dans une relation de contrat de travail.

La Cour reconnaît la relation de travail de cette collaboratrice au service Mode du magazine qui :
« A collaboré chaque mois au service mode du magazine… en contrepartie d’une rémunération dont elle a tiré l’essentiel de ses ressources… qu’elle était intégrée au sein d’un service organisé, dans lequel elle accomplissait le même travail que la rédactrice mode salariée et, comme cette dernière, suivait les ordres et directives de la Rédactrice en chef sans aucune autonomie dans ses activités ».

9/ La collaboration régulière et permanente en contrepartie d’une rémunération stable (un Journaliste Pigiste) (6/02/2019 n°16-19881) :

« Collaborait de manière régulière et permanente avec la société et percevait une rémunération forfaitaire d’un montant relativement stable et ne correspondant pas nécessairement aux nombres de piges effectuées chaque mois… l’intéressé n’avait pas le choix de ses reportages et devait les réaliser en se conformant aux consignes qui lui étaient données ».

Judith Bouhana Avocat spécialiste en droit du travail www.bouhana-avocats.com