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[Parution] Justice parallèle, justice partiale.
Parution : mercredi 20 novembre 2019
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La question des rapports entre les réseaux sociaux et la Justice semble devenir une réelle épine dans le pied de cette dernière et les auteurs qui réalisent des ouvrages sur ce sujet, insistent sur le fait qu’il est urgent d’y remédier tant pour la Justice que pour la société elle-même.
Frédéric Valandré, écrivain et docteur en Histoire contemporaine partage cet avis et nous en rend compte dans son dernier ouvrage "Justice parallèle, justice partiale" paru aux éditions Coëtquen ; dossier analytique, documenté et argumenté sur cette justice parallèle "véhiculée" par les réseaux sociaux et certains médias qui parfois "vivent" ces jugements comme des spectacles.

Depuis une quinzaine d’années, Frédéric Valandré travaille sur la Justice, son fonctionnement, ses zones d’ombre et son traitement médiatique. Dans son ouvrage "Justice parallèle, justice partiale" en analysant certaines affaires judiciaires ayant eu un retentissement ces dernières années [1], il met l’accent sur deux phénomènes qui l’interpellent voire l’inquiètent.
Le premier est l’implication de plus en plus forte, avec parfois violence et sans nuance, des réseaux sociaux dans le suivi des affaires de justice (principalement en matière pénale) et le fait que ces derniers exercent une pression qui parfois va jusqu’à s’immiscer dans la salle d’audience.
Le second étant "la recherche et l’apparition de suspects de remplacements dans certains dossiers judiciaires" qui parfois peut avoir des conséquences tragiques comme vous pourrez le lire en seconde partie du livre.
Egalement, l’auteur évoque l’usage d’outils numériques tels Anacrim, le logiciel utilisé par la Gendarmerie, qui malgré leur potentiel certain ne peuvent pas être utilisés de façon omnisciente.

Lorsque les juges jugent une affaire, ils ne le font pas de façon manichéenne contrairement aux réseaux sociaux. Ils étudient des faits à la lumière du droit ; ils se doivent d’être au-dessus des émotions que peuvent susciter ces derniers.
Ainsi de l’affaire de Madame Sauvage, un magistrat a pu dire "Lorsqu’une vérité judiciaire (ce qui a été jugé) rejoint une vérité vraie (ce qui s’est passé) mais qu’elle est combattue par un tribunal virtuel, par une "vérité des réseaux sociaux" (ce qui est virtuellement allégué), alors les fondements de notre Démocratie, reposant notamment sur le respect de la Justice et des décisions rendues au terme de son fonctionnement normal, peuvent être remis en cause."
Et d’ajouter que "la vérité des réseaux sociaux quand elle est reconstruite à partir de faits non établis judiciairement, une nouvelle vérité se fait jour au mépris des principes essentiels (...) : respect du contradictoire, égalité des armes, loyauté des arguments, publicité des débats. En ce sens et dans ces conditions (...) [cela peut] alors constituer une menace pour l’institution judiciaire." [2].

Frédéric Valandré avec lequel la rédaction du Village de la Justice a eu le plaisir d’échanger revient sur les motivations qui l’ont incité à écrire son ouvrage.

Quelles sont les raisons qui vous ont incité à écrire ce livre ?

"Depuis quelques années, j’ai pu constater la place sans cesse grandissante des sites Web communautaires tel Facebook ou Twitter dans le suivi des affaires judiciaires ; je songe au dernier procès relatif au dossier « Outreau » (Cour d’assises des mineurs d’Ille-et-Vilaine, mai-juin 2015), à la mort de la petite Fiona au printemps 2013, au dossier Jacqueline Sauvage (condamnée par deux cours d’assises à dix ans de réclusion pour le meurtre de son mari avant d’être graciée par le président Hollande). Et ce qui m’a particulièrement frappé, c’est la violence, l’absence totale de nuance qui se dégageait de nombre d’interventions sur lesdits sites, entre autres : diabolisation de l’institution judiciaire, accusations outrageantes voire appels au meurtre contre des protagonistes de tel ou tel dossier, amalgames en tous genres… ou, à l’inverse, sacralisation d’un personnage judiciaire qui ne le méritait pas tant que cela (le lecteur aura compris de qui je parle).
M’intéressant depuis quinze ans à la relation entre justice et médias, il me paraissait nécessaire d’étudier de près ce phénomène inquiétant.
Ce qui a en grande partie motivé la rédaction du second chapitre (consacré à la recherche et à la traque de suspects de remplacement dans certaines affaires criminelles) c’est la fin tragique du magistrat qui m’avait fait l’honneur de préfacer mon précédent ouvrage [3] : Jean-Michel Lambert, premier juge d’instruction de l’affaire Grégory, qui s’est suicidé le 11 juillet 2017. Magistrat honoraire depuis septembre 2014, il a vu remonter à la surface le torpillage médiatique dont il avait été la cible, suite à la relance du dossier le 14 juin 2017, caractérisée par l’interpellation de nouveaux suspects (dont un grand-oncle et une grand-tante de la victime). Il était de mon devoir d’effectuer une mise au point tant sur mon défunt préfacier que sur ce qu’on a appelé « le dossier maudit », et quelques autres qui ont marqué l’opinion publique."

A qui s’adresse votre ouvrage ?

"A travers le livre j’entends faire œuvre de pédagogie."

"Mon travail s’adresse à celles et ceux qui s’intéressent à la justice, que ce soit son fonctionnement ou les affaires judiciaires elles-mêmes. Mais aussi aux esprits curieux, qui ne sont pas toujours familiarisés avec cet univers.

Je n’ai jamais été enseignant, mais je ne vous cacherai pas qu’à travers le livre j’entends faire œuvre de pédagogie. Montrer que, en vilipendant X ou Y protagoniste d’un dossier judiciaire, bien à l’abri derrière son ordinateur, sa tablette ou son smart phone, cela peut ressembler à une version new age du lynchage. Et qu’il faut éviter de relayer sans précaution les hypothèses pas toujours sérieuses de certains enquêteurs privés et auxiliaires de justice cherchant à relancer un dossier criminel. De manière plus générale, j’entends mettre en garde contre un fléau qui ne date pas d’hier mais qui se porte trop bien : la chasse à l’homme."

S’il ne fallait en retenir qu’un, quel est le point fort de votre livre ?

"Difficile à dire, mais bon… sans trop rentrer dans les détails, j’en retiendrai au moins deux.
Primo : la démonstration, implacable, du pouvoir de nuisance de certains simili-justiciers du Web et autres Zorro version 2.0. Je pense notamment à la campagne sur Twitter qui a contribué à faire dérailler un procès devant la Cour d’assises de Seine-Saint-Denis en décembre 2017 – au bout de quatre jours d’audience ! –, celui d’un certain homme politique et ancien secrétaire d’État poursuivi pour viols et agressions sexuelles.

Secundo : mon décryptage en demi-teinte d’Anacrim, ce logiciel d’analyse criminelle utilisé par la Gendarmerie nationale, et dont on a fait grand bruit puisqu’il a été sollicité dans le cadre de dossiers sensibles, les affaires dites de Montigny-lès-Metz (double meurtre de Cyril Beining et Alexandre Beckrich, huit ans, le 28 septembre 1986) et Grégory (assassinat de Grégory Villemin, quatre ans, le 16 octobre 1984)."

Selon vous, quelles solutions pourraient être apportées à la problématique de la « justice » parallèle et partiale des réseaux sociaux ? Comment améliorer les rapports entre les réseaux sociaux et la Justice ?

"D’après moi, il ne s’agit pas de faire apprendre par cœur le Code pénal aux internautes. Il me paraît plus judicieux de les inviter à s’informer de la meilleure manière possible, tant sur la forme – en se référant à des notions juridiques précises – que sur le fond – en revenir aux faits, à ce qui est avéré.
Exemple : à ceux et celles qui, en toute bonne foi, pensent que Jacqueline Sauvage a tué son mari Norbert Marot au terme de 47 ans d’enfer conjugal, je recommande vivement de se reporter aux comptes-rendus d’audience des deux procès par Philippe Renaud (La République du Centre) et Corinne Audoin (France Inter), consultables en ligne. S’ils retirent leurs œillères, sans doute constateront-ils que la vérité émergeant du dossier n’est pas aussi simple qu’on a bien voulu leur faire croire.

Autre cas de figure : l’avocat aussi talentueux que controversé Me Éric Dupond-Moretti. Plutôt que de se perdre dans des attaques sur son physique ou des amalgames douteux entre ce pénaliste et certains de ses clients, mieux vaut expliquer que le problème se situe ailleurs, à savoir dans son comportement quelque peu excessif lors de certains procès. Songez donc que l’expression « faire une Dupond-Moretti » est devenue synonyme de « bordéliser l’audience » !

Concernant les rapports entre réseaux sociaux et Justice, même si l’indignation devant certains propos glanés sur Twitter ou ailleurs est légitime, instaurer par voie législative une « police numérique de la pensée » serait totalement irréaliste, et absolument pas souhaitable.

"Il y a un énorme défaut de communication de la part de l’institution judiciaire face aux condamnations et acquittements prononcés par le cyber-tribunal.""

Le fait est qu’il y a un énorme défaut de communication de la part de l’institution judiciaire face aux condamnations et acquittements prononcés par le cyber-tribunal, et la différence de timing y est pour beaucoup : la première travaille sur le long terme, le second réagit promptement, « à chaud ».
Je sais que la magistrature réfléchit au problème depuis plusieurs années, mais convenons-en, elle est encore loin de crier « Eurêka ».

"La diffusion de certaines pièces tant aux professionnels de la presse judiciaire qu’au public pourrait contribuer à rectifier le tir."

La diffusion de certaines pièces tant aux professionnels de la presse judiciaire qu’au public pourrait contribuer à rectifier le tir ; je pense aux motivations des verdicts de cours d’assises et jugements de tribunaux correctionnels, dont la lecture permettrait, sinon l’approbation, en tout cas une meilleure compréhension de telle ou telle décision de justice. Tout en reconnaissant, bien sûr, que cela ne sera pas suffisant, et que certains de ces documents laissent à désirer – exemple : des feuilles de motivation trop succinctes ou mal ficelées au terme de procès d’assises, comme j’ai pu le constater."

Pourquoi en tant qu’historien, vous intéressez-vous à la Justice ?

"Disons que ma passion pour les affaires judiciaires coexiste avec ma passion pour l’Histoire depuis des années.
Au départ, je n’étais qu’un lecteur des ouvrages de feu Pierre Bellemare et Frédéric Pottecher, et un téléspectateur de fictions judiciaires comme les séries Tribunal et Cas de divorce, les téléfilms d’Yves Boisset (L’affaire Seznec et L’affaire Dreyfus), ou d’émissions telle "Faites entrer l’accusé".
De fil en aiguille, j’ai souhaité aller plus loin, et découvrir les subtilités qui caractérisent notre justice – les différences entre telle ou telle qualification pénale, entre tel ou tel type de décision juridictionnelle, sa relation particulière avec les médias, etc. Une exploration digne d’intérêt, révélant un monde complexe, et confirmant une chose : il faut absolument rejeter « le vertige du tout ou rien », pour reprendre une expression de feu Alain Peyrefitte, ancien Garde des Sceaux du gouvernement Barre (Les chevaux du lac Ladoga, Paris, Plon, 1981, p. XII).

Et d’une certaine manière, quand je raconte une affaire criminelle, que ce soit dans un livre ou dans une émission de radio, j’éprouve un peu le sentiment de faire œuvre d’historien. Même si, dans mon récit, j’effectue quelques « pauses techniques » (concrètement, des précisions sur des points de droit) nécessaires à une bonne compréhension de l’affaire.

Merci au site Village de la Justice de m’avoir permis de m’exprimer sur ces sujets qui me tiennent à cœur."

Informations techniques :
Titre : Justice parallèle, justice partiale ;
Auteur : Frédéric Valandré ;
Editeur : Coëtquen Editions ;
ISBN : 978-2-84993-353-4
Parution : 3ème trimestre 2019 ;
Prix : 15 euros (livre papier), 6,99 euros (livre numérique).
Nombre de pages : 152.

Marie Depay, Rédaction du Village de la Justice.

[1Le procès de Jacqueline Sauvage, la réouverture du procès Grégory, l’affaire Fiona...

[2Citation du livre "Justice parallèle, justice partiale" pages 31-32.

[3Coulisses judiciaires (Janzé, Coëtquen Editions, 2017).

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