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Plaidoyer pour une action coordonnée et efficace contre les stigmates de la faillite. Par Célia Magras, Docteur en droit.
Parution : jeudi 21 novembre 2019
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"Les fantômes du passé sont encore présents, nous empêchant souvent de voir le monde tel qu’il est ou tel qu’il pourrait être" [1]
Le droit de la faillite, vestige d’un temps où l’on pensait pouvoir supprimer l’échec commercial, n’est plus [2].
La menace qu’il faisait planer sur ceux qui voyaient les difficultés financières les mener tout droit à une incapacité de payer leurs créanciers a laissé sa place à un accompagnement bienveillant de ceux qui succombent, de bonne foi, aux aléas des affaires. Pourtant, son aura demeure particulièrement puissante même trente ans après l’avènement du droit des entreprises en difficulté.

Sans consécration légale, la perception négative de la défaillance reste gravée dans les esprits. Elle nourrit la peur des chefs d’entreprise et le rejet des partenaires commerciaux et financiers. Le législateur ne cesse de créer de nouveaux mécanismes pour faire face au « spectre de la faillite » [3]. Malheureusement, les armes utilisées ne sont pas adaptées. Toute la panoplie thérapeutique déployée est efficace en théorie, mais en pratique elle se heurte au mur érigé par les préjugés qui font obstacle à son utilisation.

Création Celia Magras.

Pour comprendre ce rejet viscéral de l’engrenage législatif, nous devons faire appel à la stigmatisation. Ce phénomène sociologique permet non seulement d’identifier clairement les sources de blocage du droit et d’entrevoir des solutions nouvelles. « Être stigmatisé pourrait être défini ainsi : être pénalisé non pas pour ce que l’on est, mais pour ce à quoi on est associé » [4]. C’est perdre son identité propre, au profit d’une étiquette que l’on nous attribue et qui engendre de nombreux préjugés véhiculés par une société qui voit notre existence comme un danger.

Aux premières heures du droit, le failli était clairement identifié par le bonnet vert que pouvaient lui imposer ses créanciers. Aujourd’hui, cet outil n’est plus nécessaire pour assurer l’ostracisation de celui qui a vécu un échec entrepreneurial. On pourrait rendre la publicité légale responsable de la mise en visibilité de la défaillance. Elle constitue une coupable toute désignée et facilement modifiable de la survivance des stigmates de la faillite. En réalité, la stigmatisation est un processus sociologique qui peut prospérer grâce à une consécration institutionnelle, mais qui n’en a pas besoin pour exister. « N’importe qui peut exercer la stigmatisation et tout le monde peut en subir » [5]. L’information de l’existence de difficultés financières se transmet d’autant plus vite qu’elle est utilisée afin d’évaluer le risque que représente un individu et qu’il s’agit d’une obsession constante dans le droit des affaires.

Pour agir contre la paralysie qui frappe le droit des entreprises en difficulté, il faut au préalable avoir à l’esprit les limites du droit. L’étude historique de ce cadre légal démontre d’ailleurs que le législateur ne peut imposer, mais qu’il doit composer avec une communauté qui répond à ses propres règles. On ne peut réformer les esprits, car « les injonctions normatives sont en fait des interdictions de dire, non des influences sur la pensée » [6]. Néanmoins, des méthodes existent pour changer les mentalités. Elles imposent de changer de perspective pour adopter une action globale sur les croyances erronées qui font écran à la mise en place d’un processus serein de traitement des difficultés économiques [7].

En abordant le traitement de l’entreprise et le rétablissement de l’entrepreneur sous l’angle de stigmate, on constate que c’est la peur qui encourage la dissimulation des difficultés et la recherche d’une aide juridique ou économique. Celle du diagnostic [8], et de l’influence qu’il pourrait avoir sur le regard des autres, mais aussi de la culpabilité, de la honte et de la souffrance qu’il génère puisque l’échec est perçu comme une déviance. Les stigmates de la faillite sont puissants, ils sont anciens, mais ils ne sont pas inaltérables. Les professionnels du droit doivent pour l’heure apprendre à composer avec cet obstacle à la sérénité du processus judiciaire. En changeant de perspective, s’apperçoit que les professionnels du droit ne sont pas les seuls dont l’action est paralysée par la peur et les préjugés.

S’il est impossible de cacher l’information, nous pouvons changer la manière dont elle est interprétée par ceux qui en ont connaissance. Plutôt que d’agir sur les effets de la stigmatisation, nous pourrions agir sur ses fondements idéologiques en tarissant les préjugés qui sont à sa source. Cela nécessite l’élaboration d’une méthode nouvelle afin de créer des outils adaptés pour changer les mentalités. Créer de nouveaux mécanismes, distiller de nouvelles connaissances n’a pas permis pour le moment d’y parvenir, car il est impératif de « commencer par ce que les gens croient savoir et non pas parce que nous voudrions qu’ils pensent » [9]. Le chemin sera long, il dépend de la volonté de chacun de refuser d’être vecteur de la stigmatisation et d’accompagner ceux qui en sont victimes.

La mobilisation des acteurs économiques, juridiques et politiques ne cesse de prendre de l’ampleur. Les professionnels du droit et du chiffre ne peuvent réaliser efficacement leur travail de diagnostic et de traitement des difficultés sans considérer les conséquences humaines de l’échec. Les besoins spécifiques de la matière nécessitent de mettre en œuvre une action adaptée. En étudiant la stigmatisation, nous pourrions mener une action plus efficace à son encontre en identifiant ses faiblesses et en s’inspirant des méthodes qui existent déjà. Parce que le cercle vicieux de la stigmatisation encourage l’isolement, il est avant tout nécessaire de tendre la main à celui qui pense qu’il ne mérite pas d’être aidé. Les nombreuses associations qui agissent sur ce terrain et offrent une réponse aux souffrances et au rejet économique du chef d’entreprise laissent entrevoir la possibilité d’une victoire sur le « spectre de la faillite » qui refuse pour l’heure de disparaître.

Célia Magras, Docteur en droit, Membre du comité scientifique d’APESA et de l’observatoire du rebond.

[1Association québécoise pour la réadaptation psychosociale, Agir ensemble contre la stigmatisation liée aux problèmes de santé mentale, Mars 2016, p. 11.

[2Ces réflexions sont le fruit d’un travail doctoral mené dans le cadre de ma thèse La constance des stigmates de la faillite : De l’Antiquité à nos jours, Thèse de droit, LGDJ, Publication en décembre 2019.

[3Le Monde, 5 juin 2008.

[4Association québécoise pour la réadaptation psychosociale, op. cit., p. 11.

[5Commission de la santé mentale du Canada, Changer les mentalités, Rapport provisoire 18 novembre 2013, p. 4.

[6BENOIST, J., « Logique de la stigmatisation, éthique de la déstigmatisation », L’information psychiatrique, 2007, Vol. 83, p. 649‑654.

[7Cela nécessite une première phase d’étude de terrain que nous sommes en train de mener à la chambre commerciale du TGI de Strasbourg grâce à Madame Konny Derrein, présidente de la chambre commerciale.

[8LACAZE, L., « La théorie de l’étiquetage modifiée, ou l’« analyse stigmatique » revisitée », Nouvelle revue de psychosociologie, vol. 5, n° 1, 2008, p. 183‑199.

[9SMITH, M., « Stigma », Advances in Psychiatric Treatment, 2002, vol. 8, p. 320.