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Le Conseil d’Etat : nouveau juge pénal ? Par Nicolas Pillet, Avocat.
Parution : vendredi 22 novembre 2019
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« I won’t forget you baby, I won’t forget you, Even though I could » [1].
Tel est certainement le titre du groupe de hair-glam-rock Poison qui résonnait au Conseil d’Etat lorsque la septième et deuxième chambre, réunies pour l’occasion, ont jugé qu’était justifiée l’exclusion d’une société candidate à une procédure d’attribution d’un marché public en relevant que son gestionnaire de fait (!) avait été mis en examen pour avoir entrepris d’influer indûment sur le processus décisionnel de l’acheteur lors de la passation d’anciens marchés de travaux.

Selon les Hauts juges mélomanes, les dispositions du 2° de l’article 48 de l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, aujourd’hui codifiées aux articles L. 2147-7 à L. 2141-11 du code de la commande publique :
« permettent aux acheteurs d’exclure de la procédure de passation d’un marché public une personne qui peut être regardée, au vu d’éléments précis et circonstanciés, comme ayant, dans le cadre de la procédure de passation en cause ou dans le cadre d’autres procédures récentes de la commande publique, entrepris d’influencer la prise de décision de l’acheteur et qui n’a pas établi, en réponse à la demande que l’acheteur lui a adressée à cette fin, que son professionnalisme et sa fiabilité ne peuvent plus être mis en cause et que sa participation à la procédure n’est pas de nature à porter atteinte à l’égalité de traitement entre les candidats. » (CE, 24 juin 2019, département des Bouches-du-Rhône, req. n° 428866).

Or, le candidat n’aurait « pas produit d’éléments de nature à établir que son professionnalisme et sa fiabilité ne pourraient être remis en cause ».

L’apparente précision de ce considérant confère, en réalité, de larges pouvoirs d’appréciation tant aux pouvoirs adjudicateurs qu’au juge administratif dans la procédure d’appel d’offre, qui a pour but de normaliser le choix d’un candidat en supprimant toute appréciation discrétionnaire.

En effet :
- tout d’abord, les praticiens connaissent bien l’imprécision de la notion « d’éléments précis et circonstanciés » ! ;
- ensuite, cette imprécision est telle qu’elle devra s’analyser non plus eu égard à la seule procédure litigieuse, mais également « dans le cadre d’autres procédures récentes de la commande publique » (« récentes », c’est-à-dire … ?) ;
- enfin, l’imprécision se précise lorsqu’il s’agira pour le juge et l’acheteur de savoir si ces éléments ont pu « influencer la prise de décision » de ce dernier [2] ;
- pour couronner le tout, le Conseil d’Etat lie le « professionnalisme et la fiabilité » de l’acheteur à sa probité, qui sont des qualifications parfaitement indépendantes les unes des autres.

Mais il y a mieux, si l’on peut dire.

On comprend aisément que les acheteurs publics et le juge administratif pourront, sans attendre que le juge pénal ait statué, décider « au vu d’éléments précis et circonstanciés » qui d’un candidat ou d’un autre est présumé coupable « sans autre forme de procès [3]  » !

Le rapporteur public Gilles Pellissier avait, pour sa part, relevé « qu’il s’agit essentiellement de soupçons [certes] sérieux et concordants [qui] paraissent de nature à justifier l’exclusion d’une société qui avait des liens récents avec des personnes mises en examen dans cette affaire et qui n’avait pas établi avoir pris des mesures garantissant son intégrité ».

Mais en l’espèce, la solution apparaît sévère puisque la personne mise en examen pour avoir entrepris d’influer indûment sur le processus décisionnel de procédures passées (!) ne faisait pas partie des effectifs de la société candidate, (elle en a été qualifiée comme « le gestionnaire de fait »), outre que la société avait indiqué, en réponse à la demande du département, « ne pas connaître l’identité » de cette dernière.

Mais le Conseil d’Etat ne l’avait pas oubliée !

Outre la connaissance des « dix conseils pour réussir » ses achats publics, ne reste donc plus qu’à implorer la clémence, en tout cas, le discernement des acheteurs et du juge administratif à l’heure où les réputations personnelles et professionnelles peuvent, rapidement, être écornées par les réseaux sociaux et, donc souvent, par les médias pour, rapidement, devenir des « éléments précis et circonstanciés » pouvant « influencer la prise de décision »… !

« I won’t forget you baby, I won’t forget you, Even though I should »

Nicolas PILLET, avocat inscrit au barreau de Paris