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Journée du 5 décembre 2019 : peut-on récupérer les heures perdues ? Par Pascal Forzinetti, Avocat.
Parution : jeudi 5 décembre 2019
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Avant même son lancement, la journée de grève générale et nationale le 5 décembre 2019 a déjà suscité un nombre impressionnant d’interrogations et de commentaires, notamment en ce qui concerne ses répercussions sur les divers aspects du droit du travail en entreprise.
Par exemple, les employeurs pourront-ils faire récupérer les heures de travail perdues au titre de cette journée du 5 décembre 2019 ? Si oui, sous quelles conditions et comment ?

1°) La récupération, c’est quoi ?

C’est un mécanisme permettant sous certaines conditions de faire travailler des heures normales de travail perdues en deçà de l’horaire légal de 35 heures, dont l’exécution peut être reportée sur une autre semaine de travail, tout en conservant leur caractère d’heures normales de travail et sans être qualifiées en heures supplémentaires.

2°) Quelles sont les heures récupérables ?

Pour pouvoir donner lieu à récupération des heures perdues, les interruptions de travail doivent :
- Être collectives ;
- Correspondre à des heures perdues en-dessous de la durée légale du travail ;
- Être justifiées par l’un des motifs suivants visés à l’article L. 3122-50 du Code du travail : causes accidentelles, intempéries, cas de force majeure, inventaire, chômage d’un jour ou de deux jours ouvrables compris entre un jour férié et un jour de repos hebdomadaire ou d’un jour précédant les congés annuels.

Cette liste des interruptions collectives d’activité susceptibles de donner lieu à récupération est limitative. Ainsi que le précise le Code du travail, il s’agit d’une disposition d’ordre public : cette liste ne peut donc être allongée par convention collective ou par accord collectif [1].

a. L’interruption de travail doit être collective

L’article L. 3122-50 précité vise expressément « une interruption collective du travail ».
La réglementation exclut du mécanisme de la récupération les heures perdues à titre individuel par le salarié du fait de ses retards, absences (pour maladie ou autre cause individuelle), congés payés, etc.
Par exemple, au regard de la journée du jeudi 5 décembre 2019 et au sens strict, les heures perdues par un salarié au motif qu’il n’aurait pas pu utiliser les transports en commun pour se rendre à son travail, ou qu’il aurait dû rester chez lui pour garder son enfant, ne relèvent pas du régime réglementaire de la récupération.
L’interruption collective est celle…qui vise une « collectivité » de salariés.
Il ne s’agit pas ici de la seule fermeture totale de l’entreprise ou de l’établissement, ni de la cessation de travail de l’ensemble des salariés : la récupération peut concerner seulement une partie seulement de l’établissement (un service, un atelier, une équipe, etc.).

b. Seules sont récupérables les heures perdues en dessous de la durée légale.

Par exemple, dans une entreprise à 35 heures par semaine, si, au cours d’une semaine, 7 heures sont perdues, ces 7 heures sont récupérables.
En revanche, les heures supplémentaires perdues ne sont pas récupérables.
Par exemple, si la durée du travail dans l’entreprise est de 38 heures par semaine et qu’au cours d’une semaine 9 heures sont perdues, seules 6 heures seront récupérables. Les 3 heures effectuées de la 36ème heure à la 38ème heure ne le seront pas.
Au plan économique, le travail dû au titre des heures supplémentaires non accomplies sur une semaine peut être « récupéré » sur une autre semaine. Mais les heures ainsi accomplies suivent alors le régime qui leur est applicable compte tenu de leur place sur la semaine au cours de laquelle elles sont accomplies.
Il ne s’agit plus d’une récupération au sens strict de la réglementation : ces heures obéissent alors au régime de droit commun et doivent, le cas échéant, être rémunérées avec les majorations d’heures supplémentaires y afférentes.

c. Les heures perdues pour cause d’accident, d’intempéries ou cas de force majeure.

La loi ne précise pas ce qu’il faut entendre par cause accidentelle, intempérie ni force majeure.
Selon l’administration du travail, peuvent être considérés comme cas de force majeure l’interruption de la force motrice (grève EDF), les difficultés de courrier (grève des Postes), les pénuries de matières premières, les difficultés collectives en matière de moyens de transport, les sinistres… [2].
Les intempéries visées par l’article L. 3122-50 du Code du travail semblent constituer une simple variante des causes accidentelles ou de la force majeure.
En tout état de cause, la liste donnée par l’administration ne fournit que des exemples non limitatifs de situations dans lesquelles la récupération des heures perdues pourrait être décidée par l’employeur à ce titre.

d. Le chômage d’un ou deux jours ouvrables compris entre un jour férié et un jour de repos hebdomadaire (jour dit « de pont »).

Cette notion de pont s’entend strictement : un employeur qui ferme son entreprise un vendredi 3 janvier pour permettre à ses salariés de prolonger leur 5ème semaine de congés payés ne peut leur imposer la récupération de cette journée.
En effet, cette interruption de travail n’a pas été immédiatement précédée par un jour férié et ne correspond à aucun des cas de récupération limitativement énumérés par ce qui est désormais l’article L. 3122-50 du Code du travail [3].

e. Le chômage d’un jour précédant les congés annuels.

Ceci concerne les entreprises qui décident de fermer de manière anticipée une journée ou une demi-journée à l’occasion des départs en congés annuels ; notamment pour faciliter l’organisation des départs des salariés, sans avoir pour autant l’intention d’allonger la durée des congés payés accordés.

3°) Les heures de grève sont-elles récupérables ?

La jurisprudence opère à ce sujet une distinction importante, selon qu’il s’agit d’une grève dans l’entreprise elle-même ou d’une grève extérieure à l’entreprise, dont l’employeur souhaiterait pallier ou réduire les conséquences.

a. Grève ou lock-out dans l’entreprise elle-même.

Les heures de travail perdues en cas de grève ou lock-out dans sont, en principe, non récupérables. Mais si l’employeur ne peut imposer leur récupération au taux normal, rien ne lui interdit de conclure un accord de fin de conflit prévoyant la récupération des heures perdues [4], ou un accord sur l’accomplissement d’heures supplémentaires, rémunérées comme telles, pour compenser les heures perdues [5].
Il a également été jugé qu’un employeur ne peut « lock-outer » son entreprise le jour d’une grève générale nationale à laquelle les syndicats de ladite entreprise ont appelé le personnel à participer. Ce faisant, en effet, il porte atteinte au droit de grève en privant ceux de ses salariés désireux de se joindre au mouvement national d’un droit qui leur est constitutionnellement reconnu.
Dans de telles conditions, la fermeture de l’entreprise est abusive : les salariés peuvent refuser la récupération de cette journée et bénéficier du paiement du salaire correspondant [6].

b. Grève extérieure à l’entreprise.

La jurisprudence reconnaît à l’employeur le droit de faire récupérer les heures de travail perdues en raison d’une grève extérieure à l’entreprise susceptible d’interagir sérieusement sur son activité (cas des grèves d’EDF).
L’employeur peut également fermer son entreprise en prévision d’un mouvement de grève extérieur touchant notamment les services publics et récupérer les heures correspondantes [7].
Toutefois, les faits sont déterminants aux yeux des juges : leur appréciation ne sera pas la même s’il s’avère que les salariés de l’entreprise se sont associés à ce mouvement et que l’employeur entendait, par la récupération, faire échec au droit de grève [8].
Enfin, au regard de la notion de grève extérieure, la jurisprudence semble se montrer plutôt conciliante à l’égard des employeurs. Au final, peu importe que la grève extérieure n’ait pas eu lieu ou n’ait pas entraîné les perturbations craintes. Il suffit que la décision de fermeture ait été motivée par l’intérêt de l’entreprise et que l’employeur ait pu légitimement craindre une paralysie de son entreprise, ou des dysfonctionnements [9].

3°) Comment l’employeur peut-il mettre en œuvre la récupération ?

a. Sous quel délai récupérer les heures perdues ?

A défaut d’accord prévu à l’art. L. 3121-51 C. travail, les heures perdues ne sont récupérables que dans les 12 mois précédant ou suivant leur perte (art. R. 3121-34, al. 1erC. travail).
Mais ce délai réglementaire des 12 mois ne s’applique pas si la convention collective réduit ce délai à 30 jours (délai plus favorable aux salariés). Par suite, doivent être payées en heures supplémentaires les heures de « récupération » effectuées plus d’un mois après la période de chômage [10].

b. Comment répartir les heures de récupération ?

A défaut d’accord, les heures de récupération ne peuvent être réparties uniformément sur toute l’année (art. R. 3121-35, al. 1er C. travail).
Elles ne peuvent avoir pour effet ni d’augmenter la durée quotidienne du travail de plus d’une heure par jour, ni de plus de 8 heures par semaine (art. R. 3121-35, al. 2 C. travail).

c. L’employeur a-t-il l’obligation de faire récupérer les heures perdues ?

Non. Il lui appartient, dans l’exercice de son pouvoir d’organisation de l’entreprise, d’apprécier l’opportunité d’une modification d’horaire ou d’une fermeture partielle ou totale de l’entreprise et de proposer la récupération des heures de travail perdues [11].

d. Quelles formalités l’employeur doit-il respecter ?

Informer l’Inspecteur du travail.

L’inspecteur du travail est préalablement informé par l’employeur des interruptions collectives de travail et des modalités envisagées pour la récupération ; aucun délai d’information préalable n’étant fixé par les textes.
Toutefois, il appartient à l’employeur de manifester son vœu de récupérer les heures perdues à l’époque où survient cette perte et non plusieurs mois plus tard [12].
Si c’est un évènement imprévu qui vient interrompre le travail, l’employeur doit alors en donner immédiatement l’information à l’inspecteur du travail [13].
Le non-respect par l’employeur de cette obligation d’information se résout par l’octroi de dommages-intérêts aux salariés concernés en réparation du préjudice qui en est résulté pour eux ; à condition que l’existence de ce préjudice soit prouvée [14].

Consulter le CSE.

La fermeture de l’entreprise et la décision de récupérer les heures perdues entraînent modification de l’horaire collectif.
Si l’entreprise est dotée d’un CSE, leur mise en œuvre nécessite donc sa consultation préalable, au risque d’un délit d’entrave ; consultation qui doit porter sur la fermeture de l’entreprise comme sur les modalités de récupération des heures perdues.
Toutefois, sous l’égide de l’ancien comité d’entreprise, il avait été jugé que cette consultation pouvait être omise lorsque l’interruption présentait un caractère d’urgence imprévisible ; telle une cause accidentelle, un cas de force majeure, etc. [15].
On peut supposer que cette jurisprudence serait maintenue dans le cadre de la réglementation du CSE.

Adapter l’affichage des horaires de travail.

S’agissant d’une modification de l’horaire collectif, la décision de récupération doit, avant son application, donner lieu à une rectification dudit horaire [16].

e. L’employeur peut-il déroger aux règles légales ?

Oui. L’art. L. 3121-51 C. travail précise qu’un accord collectif d’entreprise ou d’établissement ou, à défaut, une convention ou un accord de branche, peut fixer les modalités de récupération des heures perdues dans les cas prévus à l’article L. 3121-50 C. travail.

4°) Quels sont les effets de la récupération à l’égard des salariés ?

a. Les principes d’application de la récupération des heures perdues.

Dès lors qu’elle a été régulièrement décidée par l’employeur – c’est-à-dire mise en œuvre dans les formes légales - la récupération constitue une modification de l’horaire de travail qui s’impose aux salariés de l’établissement ou de la partie d’établissement concernée [17] ; y compris à ceux des salariés qui étaient absents lors de l’interruption collective, par exemple pour maladie, ou parce qu’ils auraient été embauchés postérieurement [18].
Les salariés qui refusent la récupération ne peuvent prétendre à indemnisation [19].
Ils peuvent, en outre, être sanctionnés pour inexécution de leurs obligations contractuelles.
Selon la jurisprudence, le refus du salarié peut toutefois être justifié par des raisons personnelles rendant impossible la récupération ; comme des raisons médicales [20].
A noter que le salarié malade le jour de la récupération a droit aux mêmes indemnités de rémunération que les autres salariés [21] ; c’est-à-dire à l’indemnisation maladie correspondant aux heures qui auraient dû être récupérées.
Enfin, quand bien même la récupération serait légalement décidée, l’employeur ne peut imposer aux salariés d’effectuer des tâches étrangères à leur contrat de travail. Le refus de récupération dans de telles conditions ne constitue ni une faute grave, ni une cause réelle et sérieuses de licenciement [22].

b. La rémunération des heures de récupération - articulation avec les heures supplémentaires.

En cas de cumul d’heures de récupération et d’heures supplémentaires au cours de la même semaine, l’employeur est fondé recourir aux heures de récupération dont il peut disposer, avant de recourir aux heures supplémentaires. Elles ne commencent alors à courir qu’après l’accomplissement des heures de récupération [23].
Les heures de récupération accomplies au-delà de la durée légale du travail sont des heures de travail ordinaires, simplement déplacées.
Elles gardent cette nature, même si elles se placent au-delà de l’horaire de 35 heures dans la semaine de récupération ; sauf dispositions conventionnelles plus favorables [24].

Pascal FORZINETTI Avocat au Barreau de Dijon [->www.avocat-forzinetti.fr] [->contact@avocat-forzinetti.fr]

[1Circ. DRT 94-4 du 21/04/94

[2Note de service n° 15/86 du ministère du travail, délégation de l’Emploi du 28/02/87 ; Circ. DRT 94-4 du 21/04/94, n° I-4-1 : BOMT n° 94-9

[3Cass. soc. 28/01/97, n° 92-44976

[4Cass. soc., 09/12/70, n° 69-40554

[5Cass. soc., 25/04/79, n° 78-40058

[6Cass. soc. 27/06/89, n° 86-45096

[7Cass. soc., 08/03/78, n° 76-41286

[8Cass. soc, 30/03/71, n° 69-40333 ; Cass. soc., 21/07/81, n° 79-42429

[9Cass. soc., 27/03/68, n° 67-40143

[10Cass. soc. 03/12/87, n° 86-41249

[11Cass. soc. 25/04/84, n° 81-41580

[12Circ. DRT 94-4 du 21/04/94 n° I-4-2-1 : BOMT 94-9

[13art. R. 3122-4, al. 2 et 3 C. travail

[14Cass. soc. 28/01/97, n° 94-41784 ; Cass. soc. 22/10/85, n° 83-40162

[15Cass. soc. 09/07/86, n° 85-45795

[16art. D. 3171-3 C. travail

[17C. d’appel d’Amiens, 05/11/84, Jurisp. Soc. n° 461 p. 151

[18Cass. soc. 05/07/82, n° 80-40029 ; Cass. soc. 24/04/80, n° 78-40.572

[19Cass. soc. 21/07/81, n° 79-42429 Circ. DRT 94-4 du 21/04/94 n° I-4-2-2 : BOMT 94-9

[20Cass. soc. 11/12/80, n° 79-41155 ; Cass. soc. 11/03/64, n° 63-40151

[21Cass. soc. 24/04/80, n° 78-71572 ; Cass. soc. 14/03/84, n° 82-41124

[22Cass. soc. 05/05/93, Jurisp. Soc. n° 563, p. 259

[23Circ. Min. TR 13/46 du 13/03/46 ; Circ. Min. TR 4/53 du 24/04/53 : BO n° 2450

[24Circ. DRT 94-4 du 21/04/94