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Procès en restitution d’un tableau de Pissaro spolié par les nazis : le musée Thyssen conserve le tableau. Par Béatrice Cohen, Avocat.
Parution : dimanche 8 décembre 2019
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En 1939, Lilly Cassirer Neubauer, petite-fille d’un collectionneur juif allemand, fut contrainte de vendre à un expert nazi une célèbre toile de Pissaro intitulée « Rue Saint-Honoré, Après-midi, Effet de Pluie » (1897) pour la modique somme de 360 dollars.

Pendant près de 40 ans, le tableau a circulé entre la Hollande, l’Allemagne et les Etats-Unis, avant d’être acheté en 1976 par le Baron Hans-Heinrich Thyssen-Bornemisza, célèbre collectionneur suisse, connu pour ne pas être regardant sur la provenance des toiles qu’il achetait.

En 1993, le royaume d’Espagne a acquis la collection du Baron Thyssen exposée depuis lors au musée éponyme à Madrid.

En 2005, le petit-fils de Lilly Cassirer, Claude Cassirer, qui réside en Californie, a décidé de poursuivre le musée espagnol et le royaume d’Espagne devant les juridictions américaines aux fins d’obtenir la restitution de cette toile de Pissaro.

Commence alors le début d’une longue saga judiciaire devant les tribunaux américains qui a duré près de 15 ans.

Les juges américains ont du se prononcer sur plusieurs points : la question de l’immunité juridictionnelle de l’Espagne (I) et la question de la loi applicable au litige, loi espagnole en l’espèce, qui a contraint les juges à considérer le musée Thyssen comme le propriétaire légitime du tableau (II).

I. La question de l’immunité juridictionnelle de l’Espagne soulevée devant les juridictions américaines.

Les héritiers de Lilly Cassierer ont assigné le musée Thyssen et le royaume d’Espagne devant les juridictions américaines, ce qui a soulevé la question de l’immunité de l’Etat espagnol.

En vertu du principe d’immunité juridictionnelle, un Etat ne peut en principe être poursuivi devant les juridictions d’un autre Etat.

Toutefois, le Foreign Sovereign Immunities Act (FSIA), loi qui régit la procédure par laquelle un demandeur agit contre un Etat étranger devant les juridictions américaines, prévoit une exception à cette immunité lorsque la propriété du bien litigieux a été obtenue en violation du droit international et que l’Etat qui revendique l’immunité exerce des activités commerciales aux Etats-Unis.

La propriété de l’œuvre doit avoir été obtenue en violation du droit international.

Les juges ont considéré dans un premier jugement (District Court, California, 2006) que la prise du tableau par l’Etat allemand en 1939 avait été discriminatoire et n’avait pas donné lieu à une compensation adéquate (en l’espèce, la vente du tableau s’était faite à vil prix, 360 dollars, qui n’ont d’ailleurs jamais été versés à Lilly Cassirer), estimant que cela constituait une violation du droit international.
Les juges sont ensuite venus préciser dans une seconde décision (Court of Appeal, 9th circuit, 2009) qu’il n’était pas nécessaire que l’Etat contre lequel l’action était portée, en l’espèce l’Espagne, soit l’Etat qui ait confisqué le bien litigieux, i.e. l’Allemagne, pour qu’ils puissent se saisir du litige.

L’Etat qui se prévaut de l’immunité doit exercer des activités commerciales aux Etats-Unis.

Les juges ont estimé dans le premier jugement précité (District Court, California, 2006) que le musée Thyssen avait des activités commerciales sur le sol américain, notant qu’il avait conclu des accords de licence avec des médias américains, qu’il faisait des campagnes publicitaires pour ses expositions dans des magazines distribués à l’international et qu’il avait vendu des reproductions du tableau litigieux à des résidents américains.
Il ne faisait dès lors aucun doute que l’Espagne exerçait des activités commerciales aux Etats-Unis.

Ainsi, selon les juges américains, l’exception d’expropriation était applicable au litige et faisait alors obstacle à l’immunité juridictionnelle dont se prévalait l’Espagne.

La question de la propriété légitime du tableau litigieux de Pissaro par le musée Thyssen pouvait donc être débattue devant les juridictions américaines.

II. Le musée, propriétaire légitime de l’œuvre au regard du droit espagnol.

Près de dix ans plus tard, la question de la loi applicable au litige s’est posée devant les juges américains (Court of Appeal, 9th Circuit, 2015).

Appliquant la méthode de résolution des conflits de loi américaine dite aussi « Second Restatement of Conflits », les juges ont considéré dans cette décision que l’Espagne entretenait les liens les plus étroits avec l’objet du litige dans la mesure où le tableau litigieux se trouvait sur le sol espagnol, devant en conclure que le droit espagnol devait s’appliquer en l’espèce pour trancher ce litige.

La question était donc de savoir si, au regard du droit espagnol, le musée avait acquis la propriété du tableau par le jeu de la prescription acquisitive.

Contrairement au droit français, il n’existe pas de régime spécifique en Espagne pour les biens ayant été spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est donc le régime général du droit civil espagnol qui avait vocation à s’appliquer en l’espèce.
Selon les dispositions du code civil espagnol (article 1931 et suivants. dudit code), trois conditions sont requises pour que le possesseur d’un bien en devienne le légitime propriétaire par le jeu de la prescription acquisitive :
- le possesseur doit posséder la chose depuis au moins 3 ans s’il est de bonne foi et 6 ans s’il est de mauvaise foi,
- il doit se comporter comme le véritable propriétaire de la chose ;
- le possesseur doit détenir la chose publiquement, paisiblement et de manière ininterrompue.

Dans la décision finale rendue en avril dernier (Central District Court of California, April 30th 2019), les juges ont estimé que les trois conditions requises pour bénéficier de la prescription acquisitive étaient remplies par le musée Thyssen qui détenait le tableau de Pissaro depuis 1993, soit depuis 26 années. Les juges ont en outre considéré que le musée se comportait comme le véritable propriétaire du tableau depuis son acquisition, l’exposant sans interruption depuis sn acquisition.

Aussi, le musée Thyssen-Bornemizsa devait être regardé comme le propriétaire légitime du tableau.

Le juge américain a été contraint de faire application du droit commun espagnol qui ne dispose pas de législation spécifique aux biens spoliés durant la seconde guerre mondiale : The Court has no alternative but to apply spanish law and cannot force the kingdom of Spain or TBC to comply with is moral commitments » under Washington Principles.

Le juge ajouta dans cette décision très motivée qu’il était en outre patent que le tableau de Pissaro avait été volé et que le Baron n’avait certainement pas acquis ce tableau de bonne foi (observant que le Baron ne pouvait pas ignorer que des étiquettes avaient été ôtées de l’arrière du tableau, que l’œuvre avait transité par Berlin et que les tableaux de Pissaro étaient connus pour avoir été spoliés par les nazis…)

Malgré ces observations, le juge était contraint de débouter les héritiers de leur demande de restitution du tableau, ajoutant qu’ils auraient certainement gagné ce procès si la loi américaine avait été applicable en l’espèce, rappelant que les propriétaires d’une œuvre spoliée ne sont pas considérés comme étant des propriétaires légitimes, quand bien même ils auraient acquis l’œuvre de bonne foi.

Le juge regrette qu’une solution en équité n’ait pas pu être trouvée entre les parties, souligant en outre dans le corps de la décision que l’Espagne était signataire des Principes de la Conférence de Washington applicables aux œuvres d’art confisquées par les nazis et de la Déclaration de Terezin.

En France, contrairement à l’Espagne, il existe un régime spécifique pour les biens ayant fait l’objet de spoliation durant la Seconde Guerre mondiale avec notamment l’ordonnance du 12 novembre 1943 sur « la nullité des actes de spoliation accomplis par l’ennemi ou sous son contrôle » et l’ordonnance du 21 avril 1945.
La décision aurait sans doute été différente.

Maître Béatrice COHEN www.bbcavocats.com