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Open data des décisions de justice : un projet à moyens constants. Par Bruno Mathis, Consultant.
Parution : jeudi 12 décembre 2019
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Le ministère de la Justice vient d’émettre un projet de décret pour l’open data des décisions de justice. Le processus de pseudonymisation et d’occultation des décisions s’annonce complexe et les modalités d’articulation de la délivrance de copie avec la mise à disposition auront besoin d’être précisées. Mais le texte trahit aussi l’absence d’investissement informatique pour accompagner ce projet d’open data.

Trois ans après l’adoption de la loi République numérique, et neuf mois après celle de l’article 33 de la loi de programmation 2018-2022 et de réforme de la justice, qui ont institué l’open data des décisions de justice, le ministère de la justice vient de soumettre un projet de décret d’application [1] au Conseil national des barreaux et aux syndicats de magistrats. Le décret devrait être publié "d’ici la fin de l’année" selon le ministère.

Sans surprise, le décret accède à la demande constante de la Cour de cassation de se voir confier la responsabilité de l’open data des décisions de l’ordre judiciaire [2].
Symétriquement, le Conseil d’État se voit allouer le même rôle pour l’ordre administratif [3].
Le projet de texte ne confirme pas explicitement que cette responsabilité fait de chaque haute juridiction le responsable du traitement au sens de la loi Informatique & Libertés.

Reprenant une autre recommandation du Rapport Cadiet [4], le projet prévoit que la Cour de cassation rassemble « l’ensemble des décisions des premier et second degrés rendues par l’ordre judiciaire » [5], y compris, donc, celles des juridictions commerciales, « à l’effet d’en assurer la diffusion en ligne […] » [6].
Les modalités de transmission de ces décisions par le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce, c’est-à-dire par Infogreffe, en seront définies ultérieurement. La disposition ne précise pas si cet « ensemble » comprend tout ou partie du stock de décisions déjà rendues.

Le projet de décret confie aux magistrats un pouvoir de décision en matière d’occultation des décisions à mettre à disposition du public, pour l’ordre judiciaire [7] comme pour l’ordre administratif [8]. Il n’est cependant pas clair s’ils effectuent ces modifications eux-mêmes ou s’ils les font faire par le greffe. La Cour de cassation développe un outil de pseudonymisation fondé sur l‘intelligence artificielle [9], et ses premiers résultats sont encourageants.
Mais si la pseudonymisation automatisée, suivie d’une vérification manuelle, s’effectuent chez la tête juridictionnelle, on ne sait pas comment ces traitements s’articulent avec les éventuelles occultations complémentaires effectuées en juridiction [10].
Le travail sur le texte d’une décision judiciaire peut ainsi impliquer 4 acteurs : le greffe, la Cour de cassation, le siège et le parquet. Une organisation analogue s’applique à l’ordre administratif. La mécanique d’ensemble est complexe.

Le texte prévoit que « dans les cas où la loi ou le règlement prévoit que la délivrance d’une copie peut n’être accordée qu’après occultation ou après suppression de tout ou partie des motifs de la décision, cette décision est mise à la disposition du public dans les mêmes conditions » [11]. Rappelons toutefois cette évidence que, pour une même décision, la mise à disposition a lieu dans un premier temps et la délivrance de copie dans un second. Celle-ci doit reprendre, ou reproduire à l’identique, les occultations effectuées à l’origine. Le seul type d’occultation non reportée dans la copie délivrée porte sur les « éléments permettant d’identifier les magistrats et les membres du greffe » dont la divulgation serait de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage.
Cette règle, prévue aussi bien en matière civile [12] que pénale [13], ne devrait concerner en pratique que des affaires de terrorisme ou de grand banditisme, soit une infime proportion de la production.
Le texte ne précise pas comment le greffier pourra apprécier le risque d’atteinte au respect de la vie privée de « l’entourage », notion inconnue du droit [14].

On notera que « les décisions de justice précitées sont mises à la disposition du public dans un délai n’excédant pas six mois à compter de leur mise à disposition au greffe de la juridiction » [15] : si les décisions judiciaires doivent être préalablement pseudonymisées par la Cour de cassation, elles retournent donc en juridiction. Le décret ne précise pas quelle forme prend cette « mise à disposition au greffe », ni si c’est ce dernier qui effectue la mise à disposition au public. En revanche, il reconnait indirectement l’absence de tout outil informatique partagé entre les juridictions et la Cour, puisque « préalablement à la remise de la décision, les greffiers procèdent à l’occultation » [16], c’est-à-dire reproduisent « dans les mêmes conditions » [17] les occultations effectuées antérieurement pour la mise à disposition du public.

Le texte précise, seulement pour l’ordre judiciaire, que « le service de documentation et d’études tient une base de données rassemblant les décisions et avis de la Cour de cassation et des juridictions ou commissions juridictionnelles placées auprès d’elle, publiés ou non publiés aux bulletins mensuels mentionnés à l’article R. 433-4 » [18].
Une même base doit donc servir deux objectifs, l’un de publicité des décisions sélectionnées pour leur apport jurisprudentiel, l’autre de mise à disposition du public des décisions exhaustives. On ne sait pas pour autant comment se juxtaposera la centralisation systématique des décisions avec le processus actuel de sélection des arrêts et de leur transmission à la DILA, et par ricochet, aux portails français data.gouv.fr et européen e-justice.
Or, le projet est également muet sur une autre recommandation, contenue dans le rapport Cadiet, d’un accès « à l’ensemble des décisions diffusées en open data dans un format ouvert et aisément réutilisable » [19].
Le choix des mots « diffusion en ligne » et du terme « portail » plutôt que « serveur » laisse penser que l’affichage en ligne tiendra lieu de mise à disposition et que les utilisateurs du portail de la Cour devront cohabiter, dans leur lecture en ligne des décisions, avec les extractions de masse opérées par les professionnels.
Enfin, ces dispositions « s’appliquent sans préjudice des dispositions du décret n° 2002-1064 du 7 août 2002 » [20], relatif au service public de diffusion du droit par internet. Le projet d’open data n’est donc pas envisagé comme une opportunité de réduction de coûts de fonctionnement pour la Direction de l’information légale et administrative (DILA), qui administre le portail Légifrance.

Le projet de décret détaille encore les modalités des recours relatifs aux occultations, et confirme, comme il était prévisible, que l’open data des décisions en matière pénale est restreint aux jugements définitifs [21]. Notons que, dans la mesure où les jugements ayant fait l’objet d’appel ne seront pas transmis, la base de données des décisions en matière pénale ne sera pas statistiquement représentative de l’activité des juridictions. Enfin, rien n’est dit sur le sort de l’accès payant aux bases de données de la Cour de cassation.

En 2016, la Cour de cassation a collecté 180 000 décisions sur les 3.9 millions produites annuellement par l’ordre judiciaire [22] - et n’en a publié qu’un peu plus de 13.000 – tandis que le Conseil d’État en a diffusé 20.000 sur les 130.000 produites par l’ordre administratif [23].
Leurs bases de données devront donc supporter en cible des volumes de flux multipliés par 20 et 6.5 respectivement.

À moins qu’un investissement soit consacré au passage à l’échelle des systèmes d’information de la Cour de cassation et du Conseil d’État, la charge de travail devrait logiquement augmenter dans des proportions similaires.

Un plan de transformation numérique de la justice a été doté de 530 millions d’euros sur 4 ans [24], et l’open data des décisions de justice n’en fait pas partie.

Bruno Mathis, Chercheur associé au Centre européen de droit et d\'économie.

[1M. Babonneau, « Open data des décisions de justice : le projet de décret », Dalloz Actualités, 2 décembre 2019.

[2Nouvel Art. R111-10 (I) al. 1 du Code d’organisation judiciaire (COJ).

[3Nouvel Art. R741-13 (I) al. 1 du Code de justice administrative (CJA).

[4L. Cadiet, L’open data des décisions de justice - Mission d’étude et de préfiguration sur l’ouverture au public des décisions de justice, La Documentation française, Paris, janvier 2018.

[5Art. R433-3 modifié, al. 2 du COJ.

[6Ibid.

[7Art. R111-10 (II) du COJ.

[8Art. R741-13 (II) du CJA.

[9Etalab, Open Justice - Ouvrir la jurisprudence par la pseudonymisation des données, disponible sur : https://entrepreneur-interet-genera..., consulté le 6 décembre 2019.

[10Pour une analyse de différents scénarios organisationnels, voir B. Mathis & H. Ruggieri, « Open data des décisions de justice en France – Les enjeux de la mise en œuvre », dans J.B. Hubin, H. Jacquemin & B. Michaux (dir.), Le juge et l’algorithme – Juges augmentés ou justice diminuée ?, Larcier, novembre 2019, pp. 237-274.

[11Art. R111-10 (I) al. 3 du COJ.

[12Art. 1441, al. 4, du Code de procédure civile (CPC).

[13Art. 156 (VIII) du Code de procédure pénale (CPP).

[14Voir G. Hannotin, « Open Data - L’encadrement de l’open data des décisions de justice par le Conseil constitutionnel - Libres propos », JCP G, n°13, 1er avril 2019, 330.

[15Art. R111-10 (III) du COJ.

[16Art. 1441 al. 1 du CPC.

[17Art. R111-10 (I) al. 2 & 3 du COJ.

[18Art. R433-3, al. 1 du COJ.

[19L. Cadiet, op. cit., p. 13.

[20Art. R433-3, al. 2 du COJ.

[21Art. R156 (I) 2° du CPP.

[22B. Pireyre, « Éthique et régulation : quel rôle pour la puissance publique dans le développement de la legal tech au service de la justice ? », Forum parlementaire de la legal tech « La technologie au service de la justice » - table ronde n°3, 18 juin 2018.

[23L. Cadiet, op. cit., §19.

[24J.F. Beynel & D. Casas, Chantiers de la justice – Transformation numérique, Ministère de la justice, 15 janvier 2018.