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[Chronique] Avocates et élues, inspirez-nous ! Entretien avec Dominique de La Garanderie (2).
Parution : samedi 14 décembre 2019
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Dans le cadre de la chronique « Avocates, inspirez-nous ! », Christine Mejean et Isabelle-Eva Ternik s’entretiennent également avec des avocates qui sont d’anciennes élues, enthousiastes à l’idée de partager leur vision de la profession [1]. Le Village de la Justice a souhaité vous faire part de la richesse et de la diversité de leurs propos.
C’est une pionnière et une battante, Dominique de La Garanderie, qui, pour cette nouvelle chronique, partage avec humanité et pragmatisme sa vision de la profession d’avocat à la lumière de ses 51 années de pratique.

"Avocates, inspirez-nous" : les origines du projet.

La loi du 1er décembre 1900 a permis aux femmes d’exercer la profession d’avocat. Olga Balachowsky-Petit a été la première femme à prêter serment le 6 décembre 1900 et Jeanne Chauvin a été la première femme à plaider dans une affaire de contrefaçon de corsets en 1907.
118 ans plus tard, en 2018, les avocates sont plus de 36.000 en France et représentent plus de 55% de la profession d’avocat [2]. Cependant, seules 24,5% d’entre elles sont associées dans les 100 plus grands cabinets d’affaires et leurs revenus moyens sur l’ensemble de leur carrière sont inférieurs de plus de 50% à ceux des hommes [3].
Apprenons à les connaître ! Comment les avocates appréhendent-elles leur métier ? Quelles sont leurs clefs de succès ? Quelle(s) transformation(s) apportent-elles au sein de la profession ?


Dominique de La Garanderie, Avocate en droit du travail, de la sécurité sociale, de la gouvernance et de la vigilance depuis 51 ans, première bâtonnière du Barreau de Paris.

(Crédits photo. : Isabelle-Eva Ternik)

Ses attentes du métier d’avocat.

« Etudiante j’ai hésité entre la philosophie et la médecine, j’ai un ami avocat qui m’a convaincue d’étudier le droit. A vrai dire, je me suis ennuyée en 1ère et en 2ème année puis je me suis passionnée en 3ème et en 4ème année. Alors que je m’étais lancée dans un doctorat, j’ai décroché ma première collaboration. N’ayant pu avancer dans mes recherches, j’ai pris rendez-vous avec mon maître de thèse Gérard Lyon-Caen, qui m’a dit en toute simplicité, comme savent le faire les « grands » : « C’est le signe que vous êtes en train de réussir dans votre profession d’avocat. » Quelle bienveillance ! A l’époque, je ne connaissais personne dans la profession. La chance que j’ai eue est de m’inscrire à l’Association Française de Droit du Travail (AFDT), ce qui m’a permis de rencontrer des professeurs d’universités, des avocats, des responsables syndicaux, des experts dans ce domaine social. Parallèlement, j’ai enseigné le droit du travail. Arrivée par hasard dans la profession d’avocat, je n’avais pas d’attentes particulières mais je m’y suis rapidement épanouie, car je me sentais utile dans la société. »

Le sens qu’elle donne à son métier aujourd’hui.

"Les clients attendent de leur avocat un accompagnement, une stratégie."

« Les clients attendent de leur avocat un accompagnement, une stratégie. En effet, de nos jours, il suffit de taper une recherche sur internet pour obtenir des informations techniques sur le plan juridique. Quelques clients arrivent au premier rendez-vous avec des règles de droit qu’ils tiennent à faire valoir auprès de l’avocat. Il convient de prendre le temps alors d’écouter les clients « raconter » leur problème et de faire preuve de pédagogie : « Certes, les informations que vous avez trouvées sur internet sont exactes. Toutefois, dans votre cas de figure, si on tient compte de tel et de tel élément dont vous m’avez parlé, alors votre dossier se présente sous un angle différent. » Un conseil dans le domaine du droit intègre de fait une quantité d’autres notions : en droit social, il est indispensable d’étudier l’organisation de la société, vérifier la gouvernance, regarder les rapports annuels, penser à l’incidence fiscale, tenir compte de la culture de l’entreprise, de la psychologie des personnes, etc… Même spécialisé, il est essentiel que l’avocat élargisse en permanence le champ de ses connaissances. »

Son experience de bâtonnière de Paris.

"J’agissais en femme d’action, pragmatique et entreprenante."

« Lorsque je me suis présentée au Bâtonnat, personne ne croyait qu’une femme puisse réussir. Lorsque j’ai été élue en 1997, grâce à la participation massive des femmes au 2ème tour, comme la Première femme Bâtonnière au Conseil de l’Ordre de Paris, j’ai été mal accueillie par certains de mes pairs et bien reçue à l’extérieur du milieu des avocats. Ainsi, à ma grande surprise, des femmes ayant des réussites prodigieuses (politiques, chercheuses, dirigeantes d’entreprise…) se sont montrées sincèrement enthousiastes à mon égard.
Après quelques mois de bâtonnat, j’ai réalisé que nous devions affronter des difficultés dans des postes de responsabilité : cette connivence non dite créait du lien immédiat. Nous savions que pour réussir, il fallait encaisser des coups, travailler plus que les hommes et tracer sa route. Je me suis demandée pourquoi certains membres du Conseil de l’Ordre étaient en si forte opposition. Après réflexion, je crois que je leur renvoyais une image du bâtonnat aux antipodes de leurs valeurs : le Bâtonnier devait « régner » en majesté. Or, j’agissais en femme d’action, pragmatique et entreprenante. Certains craignaient que je ne les ridiculise ! Pendant mon mandat de Bâtonnière, j’ai dû surmonter de nombreux obstacles afin de mettre en œuvre plusieurs projets innovants : entre autres, la transformation de l’accès au droit, le démarrage et l’organisation de la médiation, le droit et l’économie, la réorganisation interne de l’Ordre en sous-commissions thématiques qui existent encore aujourd’hui au conseil), mais aussi des services. »

Sa philosophie de vie professionnelle.

"Ce que j’aime, c’est défricher."

« Au début de ma carrière, en tant que femme avocate, j’ai dû développer une extrême énergie, subir des oppositions et attaques, mais jamais de la part des clients. Malgré toutes ces difficultés, je suis allée de l’avant. Ce que j’aime, c’est défricher. Ainsi, en vue de promouvoir les sujets qui me tenaient à cœur, j’ai créé diverses structures telles que par exemple l’Association Française des Femmes Juristes, l’Institut Français des Experts Juridiques Internationaux, l’Association des Médiateurs Européens. Depuis peu, je suis partie prenante de l’initiative de l’Institut Avocats et Experts de Confiance. Je reste rarement plus de deux ans Présidente, car il est important de ne pas monopoliser la place, même s’il y a eu quelques exceptions « à la demande générale ». Et puis, l’aventure continue ailleurs ! (Rires) Mon goût pour la prise de risques et mon optimisme à toute épreuve m’ont permis de faire bouger les lignes et participer à l’évolution de la société. »

Ses caracteristiques d’exercice.

« Ma fierté est d’avoir le courage de faire des choses, même si je me retrouve seule à défendre cette position, sans pouvoir compter sur des soutiens. Mon instinct me conduit à agir conformément à mes convictions. Aujourd’hui, mon temps se répartit de manière à peu près équilibrée entre : 25% d’activités extérieures qui nourrissent ma réflexion (associations, think-tanks, colloques, participation à de grands débats de société, etc…), 25% de résolution amiable de conflits, 25% de conseil aux entreprises et 25% de contentieux, le tout en droit du travail. »

Ses trucs et astuces pour réalimenter le moteur au quotidien.

« Cela fait 40 ans que je pratique le yoga. C’est un moyen vraiment efficace de débrancher son cerveau et de se recentrer sur son corps, ce qui procure un bien-être instantané. Avec le yoga, on est obligé de se focaliser sur l’instant présent. Si l’esprit divague, la posture est impossible à réaliser. Une séance de yoga présente ainsi un double avantage : on ne se morfond pas sur le passé et on n’angoisse pas sur l’avenir ! J’ajoute à cette activité un réseau de vrais amies et amis solides. »

Equilibre vie pro – vie perso.

« Certes, je travaille énormément, mais je n’ai jamais renoncé à quelque chose qui me plaisait, hormis pendant les deux ans de Bâtonnat, où je n’avais pas une minute de vie privée. La musique et la marche prennent beaucoup de mon temps, moments toujours partagés. »

A votre avis, être une femme est-il un atout dans l’avocature ?

« C’est un milieu traditionnellement misogyne. Dans les années 1970 à 2010, le milieu des avocats l’était encore. Cela fait maintenant une dizaine d’années que l’on enregistre de grands progrès : les femmes commencent à vraiment faire reconnaître leur place. Il faut dire que la profession se féminise de plus en plus : les diplômés d’Ecole d’Avocat comptent désormais 70% de femmes et 30% d’hommes. Lorsque mes clients me demandent de leur recommander un avocat dans une autre spécialité que la mienne, je leur communique systématiquement plusieurs noms d’hommes et plusieurs noms de femmes. A 80 %, mes clients vont préférer une avocate. Il me semble qu’en situation de difficultés, les clients accordent plus facilement leur confiance à une femme qu’à un homme. »

Avez-vous déjà été temoin d’attitudes sexistes ?

« J’ai été très souvent confrontée à l’absence d’adhésion à des propositions ou parfois du désintérêt, juste parce qu’elles émanaient d’une femme. Je n’évoque pas ici la multitude d’attitudes sexistes dont les femmes sont victimes sur le plan professionnel. Dès 2000, nous nous sommes penchés sur la promotion des femmes dans l’entreprise au regard d’un bilan catastrophique. La même attention doit être portée aux femmes associées dans les cabinets d’entreprise. »

Ses conseils aux étudiants.

« Avant d’envisager la voie de l’avocature, il est opportun de vous demander si vous avez un goût pour la réflexion et pour le relationnel. En outre, un avocat passe toute sa vie à découvrir et à se former, rien n’est jamais acquis. Si vous aimez ronronner, vous allez être en stress permanent car il faut travailler sans relâche. Avec plus de cinquante ans de barreau, je continue à apprendre (Rires) ! L’exercice du métier est tout sauf mécanique. »

Ses conseils aux jeunes avocats.

"Soyez des pionniers !"

« En cinquante ans, le nombre d’avocats au Barreau de Paris a été multiplié par plus de 10 ! La concurrence est rude. Il faut donc que vous sachiez vous saisir des nouveaux marchés qu’offre le monde de l’économie ! A titre d’illustration, lors de l’essor de la compliance, les consultants se sont immédiatement positionnés avant les avocats ! Actuellement certains confrères se lancent pour tenter de récupérer quelques parts de marché, mais c’est trop tard pour être les premiers. Soyez des pionniers ! »

Sa vision de l’avenir du métier.

"La justice est une œuvre collective de réflexion que coconstruisent Avocats et Juges."

« Ma crainte est que la justice se mécanise. Les legaltech incitent les jeunes avocats à se focaliser sur la recherche de précédents, ce qui les dissuade d’ouvrir un code et d’imaginer une stratégie originale. Or, la justice est une œuvre collective de réflexion, d’innovation et de réponses adaptées : Avocats et Juges la coconstruisent. Le président Pierre Drai prenait plaisir à dire : « Il n’y a pas de bons juges, il n’y a que de bons avocats. » Pourquoi ? Il appréciait que l’avocat lui propose une thèse qui fasse progresser le droit : l’idée était de respecter la loi évidemment, mais d’être créatif et d’en tirer le meilleur parti dans le cadre du dossier en cours. Avec les legaltech et la justice prédictive, risque d’être anéanti l’esprit créatif de l’avocat à la française. Le droit va se figer avec des cas de précédents : cela m’inquiète beaucoup à l’intérieur de notre système de droit… il faut se battre ! »

Propos recueillis par: Christine Méjean et Isabelle-Eva Ternik, Avocates.

[1Lire le précédent entretient de l’avocate Elisabeth Deflers, ancien membre du Conseil de l’ordre et fondatrice de l’Institut en droit de la famille.

[2Source : www.justice.gouv.fr

[3Source : Rapport Haeri 2017.

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